Calmann-Lévy (p. 204-209).


XVI


Une heure sonnait quand la voiture de M. Chanteprie traversa les rues désertes de Hautfort. Tout était silence et ténèbres. Sous le double éclair des lanternes, les vieilles maisons avec leurs hautes fenêtres et leurs balconnets de fer, les rares enseignes, les boutiques enfoncées et renfrognées, les arbres nus dépassant les petits murs, les poteaux blancs du télégraphe, le porche de l’église, l’hospice du comte Godefroy, apparaissaient, disparaissaient, repris par l’ombre. Il pleuvait toujours.

Près du jardin municipal, Augustin rendit les rênes au domestique, et, pour abréger sa route, il prit l’allée inaccessible aux voitures qui aboutissait presque au seuil de la maison. Derrière lui, la ville et la plaine s’abîmaient dans un gouffre noir. Mais le jeune homme sentait la présence, l’accueil des choses qu’il ne voyait pas. Dans ces lieux désolés, par cette affreuse nuit, parmi les arbres morts et les ruines, il respirait, le cœur allègre… Il n’était plus seul.

Les souvenirs de la soirée qui l’avaient obsédé pendant le voyage se brouillaient dans sa mémoire. Il était fatigué. Il avait grand sommeil. Dormant à moitié, il entra dans la maison, dans le salon où veillait sa mère. Elle était seule, au coin du feu, sous la lampe dont la lumière rayonnait doucement. Elle le regardait venir ; elle ne faisait pas un geste ; elle ne disait pas un mot.

— J’ai manqué le train de dix heures et demie, commença-t-il. Vous avez eu la bonté de me renvoyer la voiture, mais pourquoi m’attendre, si tard ?… Vous…

— Je vous aurais attendu toute la nuit, dit Thérèse-Angélique. Mais je n’étais pas sûre que vous auriez le courage de quitter… vos hôtes.

— Je vous avais promis…

— Eh ! oui… Vous êtes fidèle à vos promesses. Vous êtes un fils respectueux. Vous ne mentez jamais, n’est-ce pas, jamais ?

Il demeurait muet, immobile au milieu du salon, dans ses vêtements trempés de pluie, et il était tellement brisé de fatigue que toute cette scène lui semblait tenir du cauchemar.

— Vous ne répondez pas ! Soit ! Pourquoi mentiriez-vous encore, comme vous avez menti hier et aujourd’hui ? Je sais tout, mon fils, je sais tout.

Augustin tressaillit et regarda sa mère, d’un air éperdu.

— Oui, je sais tout. Je vous ai laissé partir ce soir, pour interroger, à loisir, M. Le Tourneur et les Courdimanche ; et je vous ai attendu pour vous dire ma douleur… et mon mépris. Ah ! vous mentez bien… On voit que vous avez été à bonne école. Ce n’est pas M. Forgerus qui vous a enseigné cet art tout féminin du mensonge… Mensonge, votre piété, mensonge, votre tendresse filiale ! Mensonges, vos gestes, vos paroles, vos regards !… Mais vous êtes démasqué. Je vous ai dit ce que j’avais à vous dire. Retournez chez votre maîtresse… Allez-vous-en !

Elle parlait d’une voix brève et faible, sans emphase, qui trahissait une résolution implacable. Le visage d’Augustin se décomposait,

— Puisque vous savez tout, dit-il, vous me pardonnerez peut-être… Oh ! je ne prétends pas nier ma faute ou l’excuser. J’avoue ma faiblesse et ces mensonges dont j’ai honte. Oui, j’aime une femme d’un amour qui m’a trompé moi-même et qui, déjà, m’a fait souffrir. Mais vous savez, on vous a dit comment j’en étais venu là… par quelle illusion merveilleuse… Je me suis pris à mon propre piège, hélas !… Cette pensée vous rendra sans doute moins sévère… Vous compatirez…

Elle secoua la tête. Non, elle ne pouvait pas comprendre, elle ne pouvait pas compatir. Chaste entre les chastes, restée vierge de cœur, Thérèse-Angélique conservait du mariage et de la maternité un dégoût invincible pour l’ « œuvre de chair ». Elle ne voyait dans l’amour qu’une fonction basse et ridicule, la marque de la bête que le sacrement même n’efface pas tout à fait.

— Vous êtes donc pareil aux autres hommes, vous, mon fils, vous que Dieu combla de ses grâces dès votre naissance !… Ah ! plus coupable que les autres, certes, et plus lâche, puisque vous étiez mieux défendu !… Votre éducation chrétienne vous avait prémuni contre les ruses du démon, et pourtant vous avez péché par orgueil et par complaisance ; vous avez joué une comédie sacrilège pour abuser un prêtre crédule et deux vieillards… Oui, je le sais, l’intention sauvait tout… Vous établissiez une casuistique à votre usage… Ce n’est point pécher que de pécher pour la plus grande gloire de Dieu. Celui-là est excusable qui brave la tentation et qui tombe dans l’impureté parce qu’il a essayé de sauver une âme… Étrange et commode maxime !… La religion devenait le prétexte dérisoire qui rassurait votre lâcheté. Vous déguisiez sous une apparence de zèle vos ignobles convoitises. Pharisien ! Croyez-vous qu’on puisse mentir à Dieu ?

Il ne répondait pas. Quel sophisme opposer à ces paroles ?… La sensation de cauchemar continuait. Où était-il ?… Quelles figures sombres l’épiaient, le long des murailles ? Une femme lui parlait, blême et terrible… Sa mère ?… Non, c’était sa Race, trahie par son péché, dressée devant lui pour le juger et le maudire. C’étaient les morts qui prenaient une forme et une voix, qui rappelaient leur exemple, l’exil accepté, la persécution subie, la mission sainte léguée de père en fils.

Il se tourna vers sa mère, et avec un accent d’humilité douloureuse :

— Je n’ai rien à dire… Je sais que vous êtes offensée, et Dieu plus que vous, hélas !… Je suis plus sévère pour moi que vous ne pouvez l’être… Mais qu’ordonnez-vous ?… Dois-je quitter cette maison ? Ma présence vous est-elle odieuse ?…

— Vous êtes majeur et libre. La maison vous appartient. J’espérais y mourir. Mais le jour où vous conduiriez ici cette créature, je m’en irais mourir n’importe où.

Augustin répondit tristement :

— Vous nous faites injure, à elle et à moi. Quoi qu’il arrive, vous serez seule maîtresse ici, et votre volonté sera respectée… Mais, puisque nous parlons d’elle, oh ! pour la dernière fois, laissez-moi vous assurer qu’elle n’est pas responsable de… ce qui est arrivé… On l’a calomniée, sans doute…

On… c’est-à-dire l’abbé Le Tourneur, qui la connaît bien ?

— L’abbé Le Tourneur peut être irrité contre moi… Mais pourquoi contre elle ?… Elle n’a rien fait. C’est une âme égarée ; ce n’est pas une âme vile. Je ne souffrirais pas qu’on lui prête des intentions, des calculs odieux dont elle est incapable. Tout son crime a été de trop m’aimer.

— Vous osez me parler d’elle, à moi ! s’écria madame de Chanteprie. Une femme de rien, une aventurière !… Croyez-vous que je fasse beaucoup de différence entre une prostituée et cette femme-la ?

— Vous parler d’une femme que vous ne connaissez pas, que vous haïssez bien injustement. Elle ne mérite pas tant de sévérité… Si vous lisiez dans son cœur, vous-même vous ne sauriez que la plaindre…

— Elle est, à mes yeux, l’instrument de votre perdition… Ah ! certes, il faut qu’elle soit bien puissante pour vous avoir si rapidement, si profondément changé !… Quittons ce sujet, mon fils. Je vous défends de m’en reparler. Et, rappelez-vous ceci : quand bien même vous espéreriez me tromper par un simulacre de repentir, quand bien même elle se convertirait d’un cœur sincère, jamais, de mon consentement, jamais vous n’épouserez cette femme, jamais !

— Vous êtes impitoyable… Dieu me pardonne…

— Pour obtenir son pardon, il faut expier.

— Vous me désespérez…

— Votre damnation et votre salut sont en vos mains. Je prierai encore pour vous ; c’est tout ce que je peux faire. Nous n’avons plus rien à nous dire… Laissez-moi !

Augustin fit un geste de supplication, mais madame de Chanteprie détourna la tête. Il sortit.

Quand il fut rentré dans sa chambre, la première stupeur se dissipant, il commença d’entrevoir les conséquences de cette scène… Sa mère était perdue pour lui, Fanny rejetée en marge de son existence. Il restait seul, le cœur mutilé.

Alors, son énergie l’abandonna. Il se retrouva petit enfant, épeuré, misérable. À genoux, les bras tendus vers le spectre implacable qui se dérobait, il cria dans un sanglot :

— Mère, ô mère !…