Calmann-Lévy (p. 186-203).


XV


— La voiture m’attend, dit Augustin. Vous me pardonnerez, chère maman, et vous m’excuserez auprès de nos amis…

Thérèse-Angélique répondit sèchement :

— Je reçois, quatre fois par an, M. le curé de Hautfort, le capitaine et mademoiselle Courdimanche, et ces fêtes d’amitié sont assez rares pour que vous soyez inexcusable d’y manquer. Qu’allez-vous faire à Paris, le soir de Noël, chez des gens que vous connaissez à peine ?

— Je vous l’ai dit. On doit me présenter à M. Rennemoulin, le rédacteur en chef de la revue catholique l’Oriflamme.

— Et vous tenez beaucoup à rencontrer ce M. Rennemoulin ?

— J’y tiens beaucoup.

— Soit ! Vous êtes libre… À quelle heure reviendrez-vous ?

— Je prendrai le train de dix heures et demie.

— La voiture ira donc vous attendre à la gare… Je veillerai tard, sans doute. N’oubliez pas d’entrer au salon, en passant, pour me rassurer. Je suis inquiète, mon fils, inquiète et triste dans l’âme, chaque fois que vous allez à Paris.

Augustin prit la main de sa mère pour la baiser, et il s’étonna de sentir une résistance, comme un refus de cette main sous ses lèvres. Il regarda madame de Chanteprie. Droite dans son fauteuil, vêtue de sa robe noire à col blanc, un bonnet de crêpe sur ses bandeaux gris, elle était telle qu’il l’avait toujours vue, et son visage exsangue conservait toute la froide douceur coutumière. Pourtant, au fond des pâles prunelles, il y avait une sorte de lueur sans éclat, comme le reflet amorti d’une émotion secrète.

Il sortit, vaguement troublé. « Qu’a-t-elle donc ? pensait-il. Soupçonnerait-elle ?… Elle ne voit personne, et ce n’est pas M. Le Tourneur, ni les Courdimanche qui m’auraient trahi. S’ils n’ont pas pitié de moi, ils ont pitié d’elle… Mais je n’ai pas communié ce matin, et ma mère s’étonne, s’afflige… Pauvre mère !… »

Il eut presque envie de rentrer dans le salon, de dire : « Je reste… » Mais déjà, pour ne pas désobliger madame de Chanteprie, il avait manqué deux rendez-vous. Faible devant sa maîtresse, faible devant sa mère, le sentiment de sa lâcheté, le souvenir de ses mensonges, l’emplissaient de honte et de dégoût.

Après la suprême crise de tendresse et de désir, après un paroxysme de joie et d’angoisse inouïe, c’était, maintenant, un bonheur inégal, orageux, des éclairs de volupté, de longues, lourdes, étouffantes mélancolies. Trop tôt séparés, elle à Paris, lui à Hautfort, repris tous deux par les habitudes anciennes, ils souffraient de s’attendre et de se quitter ; ils souffraient presque de se voir. Leurs âmes, exaltées, déprimées tour à tour, oscillant comme des balances affolées, n’étaient jamais en équilibre et sur le même plan.

Fanny habitait au coin de la rue Boissonade et du boulevard Raspail, en face du cimetière Montparnasse, un logement avec atelier. Augustin détestait le boulevard trop large, les terrains à bâtir, clos de palissades, les maisons neuves, d’un blanc cru, alternant avec des bicoques ouvrières. Il détestait la maison, le vestibule encombré de voitures d’enfants, la figure impudente de la concierge. Où étaient les beaux décors d’amour, les Trois-Tilleuls, la forêt d’automne, la chambre exquise du pavillon ?… Dès sa première visite, Augustin n’avait pu s’empêcher de dire à Fanny :

— Ne souffrez-vous pas de vivre ici ? Tout ce qui vous entoure, les choses et les gens, me paraît indigne de vous.

Elle avait souri tristement ; elle avait répondu :

— L’atelier est commode, bien éclairé, pas cher… Et… je ne suis pas riche.

— Je le savais, ma chérie, mais je ne m’en étais jamais aperçu, là-bas… Et, sans blesser votre délicatesse, je voudrais…

— Quoi ?…

— Ne suis-je pas votre ami votre amant, l’époux de votre cœur ?… Je voudrais…

Elle lui mit la main sur la bouche :

— Non, vous ne pouvez rien : je n’accepterais rien de vous. Si nous vivions ensemble, mariés, tout nous serait commun ; mais, ainsi… je ne veux pas, je ne peux pas… Je dois me suffire à moi-même, et je me trouverai très heureuse et très riche si vous m’aimez…

Jamais le boulevard, la maison, le vestibule, n’avaient semblé plus navrants à M. de Chanteprie, que par ce triste soir de Noël. Chez Fanny, dans le couloir en boyau qui servait d’antichambre, il aperçut des chapeaux, des vêtements accrochés, qui révélaient la présence de plusieurs convives. Il en fut contrarié.

— Nous ne serons pas seuls ?… Si j’avais su !…

— Vous ne seriez pas venu… C’est bien aimable, ce que vous dites là !… Entrez un peu dans ma chambre, que je vous gronde.

Fanny le poussait dans une petite pièce où brûlait une veilleuse, et, la porte fermée derrière eux :

— Méchant ! méchant !… Comme vous arrivez tard ! Vous mériteriez !… Mais vous êtes là… Je vous pardonne… Embrassez-moi donc, sauvage !

Qu’elle était jolie dans sa robe à paillettes noires qui l’enveloppait toute de bruissements et de reflets ! Mais Augustin ne remarqua pas la robe choisie pour lui plaire. Il dit, entre deux baisers :

— M. Rennemoulin est ici ?

— Oui. Vous le saviez donc ?

— J’ai cru faire un mensonge, tout à l’heure, en disant à ma mère que je devais voir M. Rennemoulin…

— Voilà votre conscience en repos…

— L’intention coupable demeure, ma pauvre Fanny… Que c’est horrible de mentir tout le temps, à tout le monde !

Elle faillit répondre : « Eh ! qui vous force à mentir ? N’êtes-vous pas libre ?… » Il reprit :

— Qui avez-vous encore, avec M. Rennemoulin ?

— Louise Robert, une femme charmante et malheureuse, dont le mari ressemblait au mien. Il est devenu fou, comme le mien, et Louise… Mais je n’ai pas le droit de vous conter les petits secrets de mes amies… Vous verrez aussi un de mes bons camarades, que vous avez rencontré, une fois, au Chêne-Pourpre : Georges Barral…

— Le bicycliste en détresse ?

— Lui-même. Il a des façons brusques et drôles, mais c’est un ami excellent… Tous ces gens s’en iront de bonne heure, j’espère, et vous avec eux… Mais vous reviendrez.

— Et le train ?…

— Le train ?… Vous l’attendrez jusqu’à demain matin, dans les bras de votre amie… Oh ! ne dites pas non !

— C’est impossible.

— Rien n’est impossible quand on aime.

— J’ai promis à ma mère de la voir, des mon retour. Elle est inquiète…

— Oh ! tu ne me feras pas tant de chagrin ! dit Fanny d’une voix mouillée de larmes. Nous pourrons à peine nous parler. Envoie une dépêche, trouve un prétexte, invente quelque chose, et reste, oh ! reste, mon amour !

— Crois-tu donc que je partirai sans regrets ?… Fanny, sois raisonnable… Tu viendras à Hautfort, après-demain, dans le cher pavillon… À trois heures, veux-tu ?… Je t’ouvrirai moi-même la petite porte du jardin… Tu veux ?… Allons, ne restons pas ici, davantage… Que penseront tes amis ?

— Ça m’est bien égal, ce qu’ils penseront !

— Quel enfantillage !

Elle se résigna, de mauvaise grâce, et conduisit Augustin dans l’atelier.

Barral, très amusé, accueillit M. de Ghanteprie par une phrase courtoise, rappelant leur unique entrevue au Chêne-Pourpre. Madame Robert et Rennemoulin examinaient curieusement le nouveau venu. Assis côte à côte, ils causaient avec une familiarité affectueuse, elle, fragile et blonde, joli type de Lamballe un peu fatiguée, un fichu de tulle sur sa robe grise, un ruban de velours noir au cou ; lui, très élégant, les cheveux en brosse rude, la figure pleine et colorée, l’œil noir, le menton lisse, la moustache retroussée au fer.

Il parla de sa revue, l’Oriflamme, et annonça qu’il préparait une étude sur la jeunesse de Racine.

— Je sais, par notre amie madame Manolé, que vous êtes d’une famille janséniste, dit-il à Augustin. Un de vos ancêtres a été élevé aux Granges… Possédez-vous quelques mémoires ou correspondances qui pourraient m’apporter des lumières nouvelles sur la vie des jeunes gens aux Petites-Écoles ? Je vous serais infiniment reconnaissant si vous m’autorisiez à feuilleter ces manuscrits… Madame Manolé m’a promis presque votre concours…

— Elle a bien fait, répondit Augustin. Les amis de Port-Royal sont mes amis. Venez un jour à Hautfort-le-Vieux, je vous montrerai notre trésor de famille et surtout les lettres de Gaston de Chanteprie.

— J’accepte l’invitation. Elle m’est trop agréable pour que je me fasse prier, bien que je sente toute l’indiscrétion de ma requête…

Fanny se réjouissait dans son cœur. Elle avait invité le rédacteur de l’Oriflamme un peu pour madame Robert et beaucoup pour Augustin. Armand Rennemoulin, disert, spirituel, « homme du monde » et catholique militant, devait rassurer M. de Chanteprie. Barral, dûment chapitré, avait promis de se tenir tranquille, de ne pas lâcher ses paradoxes coutumiers, ses boutades incongrues, au travers d’une conversation que Fanny voulait sérieuse et convenable surtout. La pauvre amoureuse, hantée par le désir de distraire Augustin, de l’enlever au morne milieu provincial, avait cherché autour d’elle quelle sorte de personnes pourraient se lier avec M. de Chanteprie. Elle fréquentait ce monde composite qu’on ne voit nulle part ailleurs qu’à Paris, ce monde qui touche à tous les mondes, où l’on trouve des artistes, des hommes de lettres, des amateurs, des bohèmes, des journalistes, des bourgeois intelligents, d’anciens ministres, de jeunes députés, de très honnêtes femmes et des femmes demi-galantes, des gens presque illustres et des gens presque tarés. Fanny, élevée par Jean Corvis dans ce monde bizarre, amusant et dangereux, l’avait quitté pour vivre sous l’égide des Lassauguette. Elle y était rentrée par son mariage. Veuve et seule, n’ayant plus de défenseur officiel, n’ayant pas de protecteur officieux, elle avait éprouvé la méchanceté des femmes et la grossièreté des hommes. Elle faisait encore, chaque hiver, quelques visites dans les salons où elle retrouvait d’anciens camarades de son père et de son mari, mais, résolument, elle défendait sa porte. Chez elle, un petit groupe d’amis étaient reçus, dans l’intimité, des amis dont elle avait découragé, à temps, la galanterie. Les uns, artistes comme elle, jeunes et pauvres comme elle, avaient fini par oublier son sexe et par la traiter en confrère. Les autres s’amusaient à la regarder vivre, par curiosité. Cette jolie femme n’allait pas demeurer seule, jusqu’à cinquante ans ?… Tôt ou tard, elle « aurait quelqu’un » : qui serait le « quelqu’un » ? Barral sans doute. Riche, audacieux, il avait des chances… Et Jules Rèche, reporter au Parisien, avait déclaré, maintes fois, que Barral était « grand favori ». Et Jules Rèche connaissait les femmes !…

Fanny, chaudement dévouée à ses amis, savait le fort et le faible de chacun. Saujon, le paysagiste, avait une langue d’enfer, le bagout d’un gamin de Montrouge. Coquardeau, le sculpteur, le meilleur des hommes, ne pouvait pas dire quatre paroles sans menacer Dieu, la patrie, la famille et la propriété. Le père Bruys, vieil ouvrier d’art, camarade d’école de Jean Corvis, et « ancien combattant de la Commune », sentait quelquefois le vin… Évidemment, ni Saujon, ni Coquardeau, ni Bruys n’avaient été élevés sur les genoux des duchesses. Et même ils n’avaient pas été élevés du tout. C’étaient des caractères nets, précis : l’éducation, les habitudes de politesse mondaine, n’avaient pas émoussé leurs angles et aplani leurs reliefs. Fanny les aimait dans leur vérité, dans leur naïveté pittoresque et parfois brutale… Mais elle sentait qu’Augustin de Chanteprie éprouverait à leur brusque contact de la surprise, de la répulsion, ou tout au moins de la méfiance.

Alors, délibérément, elle raya de sa liste Saujon, Coquardeau, Bruys et leurs pareils. Elle se proposait de les présenter à Augustin plus tard, quand le jeune homme serait mieux préparé à les comprendre. Restaient madame Robert, Rennemoulin et Barral… Fanny avait eu des velléités d’éliminer Barral… Mais, depuis quatre ans, il était « de fondation » ; il ne manquait aucune réunion, toujours prêt à obliger Fanny et les camarades de Fanny. « Il a été, il a cru être amoureux », pensait la jeune femme. « J’ai été un peu coquette… Nous sommes redevenus bons amis, sans rancune, sans arrière-pensée. Il ne m’a posé aucune question indiscrète, mais il a exprimé le désir de connaître Augustin. Cela signifie qu’il accepte le fait accompli, de bonne grâce… » Dans ces conditions, comment ne pas inviter Barral ? L’éloigner serait lui marquer une injurieuse défiance, et justifier tous ses soupçons…

Ce dîner de Noël, qui réunissait des personnages si divers, commençait le mieux du monde. Augustin s’enhardissait. Il parlait avec une dignité gracieuse qui séduisait Louise Robert. Le regard de la jeune femme, allant de M. de Chanteprie à madame Manolé, semblait dire : « Vous avez bien choisi, ma chère, il est charmant… »

Au dessert, Rennemoulin s’ « emballa ». Il gémit sur la décadence nationale : il pleura la vieille France, l’antique hiérarchie, le grand principe d’autorité. Et, poétiquement, il exprima son dégoût du siècle, et la nostalgie de la solitude qui grandissait chaque jour en son cœur.

Madame Robert l’écoutait, un peu triste, Augustin s’étonnait… Quoi ! ce monsieur à mine florissante, habillé par le bon tailleur, avait l’âme d’un Saint Jérôme qui, dans les délices romaines, rêve aux sables du désert ?

Mais Barral ne put se tenir de répondre :

— Eh ! mon cher, vous nous la baillez belle ! Allez au couvent, vivez toute l’année à la campagne, comme M. de Chanteprie, ou, ce qui serait plus facile et plus simple, enfermez-vous dans votre cabinet de travail… Vous faites profession de haïr le monde ; vous vous récriez, dix fois par jour, au spectacle de notre pourriture, mais, chaque soir, vous êtes au théâtre, au bal, ou chez les belles dames qui font des mariages… Il y a beaucoup d’idéalistes comme vous, mon cher Rennemoulin, qui regardent d’un œil la Jérusalem céleste, et de l’autre… le Palais-Bourbon… Tout ça finit par des noces et des festins, ou par un mandat de député. Voyez plutôt tel et tel…

Il cita des noms qu’Augustin ne connaissait pas. Rennemoulin, bon garçon, répondait sans mauvaise humeur :

— Barral, vous me dégoûtez avec votre façon de dire les choses ! Vous n’êtes pas parlementaire…

Et d’un ton mélancolique, il reprit :

— Oui, je vais dans le monde, et je méprise le monde. J’y vais pour rallier à notre cause des volontés, des sympathies hésitantes. Mais je m’y ennuie, oh ! cruellement.

— Alors, vous avez bien du mérite !… Mais reconnaissez que votre catholicisme n’est plus seulement une religion ; c’est un parti politique…

— Il le faut bien ! s’écria Rennemoulin, aigre-doux. Si tous les honnêtes gens se remuaient, comme moi vous verriez le chambardement aux élections générales…

Augustin pensait : « Il me semble que j’entends M. Le Tourneur… Pourquoi ai-je tant de répugnance pour ces catholiques de salon et de meeting ?… Il y a bien de la rhétorique dans cette profession de foi de Rennemoulin… Mais je dois me garder de tout jugement téméraire… »

Après dîner, Rennemoulin dit à Fanny :

— Vous savez que je dois vous quitter à dix heures, chère madame. Je suis absolument obligé d’aller chez la comtesse de Jouy… Vous serez tout à fait aimable… vous rappellerez à M. de Chanteprie qu’il m’a promis de venir me voir, à l’Oriflamme

— J’irai certainement, dit Augustin, et vous viendrez à Hautfort.

— Oui, certes, et je vous gagnerai à notre cause. Ne laissons pas les socialistes prendre l’initiative d’un rapprochement entre les intellectuels et le peuple. Allons au peuple !… Votre place, monsieur, est parmi nous. Je vous ferai connaître nos cercles, nos universités, nos coopératives… Dix heures et quart ? Je me sauve… À bientôt.

Il serra les mains tendues, dit à voix basse quelques mots à Louise Robert, et s’en alla.

Pendant que Fanny servait le café, M. de Chanteprie regardait les tableaux et les moulages. Sur les murs de l’atelier, des voiles de Gênes étaient disposés en panneaux. Pas d’autres meubles qu’une table, des sièges fantaisistes et dépareillés, une armoire normande, un divan à coussins recouvert en drap bleuâtre. Ça et là, des faïences, des cuivres, des gravures, des études sans cadres, des affiches, et, sur une console, quelques figurines de Tanagra et un groupe de Rodin.

Augustin ne pouvait examiner en détail cet intérieur d’artiste sans ressentir quelque malaise. Il passait avec tremblement devant une estampe du xviiie siècle, une Bergère d’après Fragonard, et devant les Femmes damnées de Rodin. Comment madame Manolé pouvait-elle supporter la vue de ces objets qu’Augustin appelait crûment des obscénités, des ordures ? Fanny, en tolérant cet étalage d’indécences, semblait inviter les gens à lui manquer de respect. Que de fois, M. de Chanteprie l’avait priée de supprimer ces sujets de scandale !… Mais Fanny, — qui avait sacrifié sa bicyclette à ce qu’elle nommait la « pudibonderie » de son amant, — Fanny s’était presque fâchée : « Çà, des obscénités, des ordures ? Mais c’est admirable !… L’art sauve tout. Il faut que vous ayez l’imagination bien impure, mon ami !… »

Depuis, Augustin luttait contre la tentation d’anéantir, par une volontaire maladresse, la Bergère impudique, et les amies enlacées qu’il ne pouvait voir sans dégoût.

Madame Robert s’approcha. Ils causèrent. Elle était de ces femmes plus gracieuses que belles, plus sensibles qu’intelligentes, qui plaisent au second regard. Elle parla de Rennemoulin avec une admiration contenue, et de Barral avec une horreur naïve.

— Je pense que vous n’attachez aucune importance à ses propos… Le vilain homme !… Il ne respecte rien. C’est un matérialiste…

Elle prononça ce mot d’un ton mystérieux, qui révélait des arrière-pensées effroyables… Et l’éloge de Rennemoulin recommença, si bien que M. de Chanteprie, interloqué, devina le secret de la jeune femme… Quoi, une femme mariée ?… Était-il possible que Rennemoulin, honnête homme, bon catholique ?…

Un violent coup de sonnette, l’irruption bruyante d’une bande interrompit le panégyrique. Trois jeunes gens, un vieillard, une femme, entrèrent dans l’atelier. L’un d’eux criait :

— Saujon est revenu de Normandie !… il arrive, il arrive ! Voilà Saujon !… Il apporte du saucisson, du boudin, un pâté et du gui, du gui qui vient de chez sa belle-mère !… Nous venons vous faire une surprise, madame Manolé ! Nous apportons de quoi réveillonner. Nous demandons l’hospitalité jusqu’à minuit. Ça va, la petite fête ?…

— Tais-toi, Coquardeau, dit Saujon. Il y a du monde… Bonsoir, Fanny… Je ne vous avais pas vue depuis le printemps. Alors, je me suis permis de venir… Hein ! quelle gaffe !…

— Mais non, dit mollement Fanny, vous êtes les bienvenus.

Et tout bas :

— Soyez correct, Saujon. Nous ne sommes pas entre camarades, ce soir.

Elle présenta Saujon, Rèche, Coquardeau, Bruys, à madame Robert, tout effarée encore de cette invasion.

Saujon affecta d’abord une raideur britannique. Il avait des cheveux longs, une toute petite barbe en deux pointes, un gilet de velours, un veston de velours, un pantalon de velours, très large, un vrai pantalon de terrassier. Sa femme, une maigre créature à bandeaux plats, s’était réfugiée dans un coin où personne ne faisait attention à elle. Le père Bruys, vieux bonhomme très blanc, très doux, à tête d’apôtre, se versa un petit verre de cognac. Saujon racontait son séjour en Normandie chez sa belle-mère. Le sculpteur Coquardeau, sorte de paysan têtu, à grande barbe noire, regardait amoureusement les femmes de Rodin.

— Non, c’est pas pour dire, mais ce que je me suis embêté ! conclut Saujon. Et vous, chère amie, vous êtes florissante ?… Heu !… un peu pâlotte !… Dites donc, avant d’entamer le programme des divertissements, vous allez nous montrer vos études.

— Mes études ?… Ah ! mon pauvre Saujon ! Je n’ai rien fait ou presque rien : une demi-douzaine de pastels qui ne valent pas le diable. Demandez à Barral !

— Eh bien ! vous vous moquez de nous, ma chère amie !… Vous filez au printemps, en disant : « Je vais surprendre les secrets de cette gueuse de nature… » Et puis, néant !… Qu’avez-vous donc fait ?

— Et vous ?

— Des tas de petites choses… Et maintenant je commence un grand panneau décoratif d’après mes études de l’été… Un motif épatant !… Un pré, des saules, des saules d’un vert… mais d’un vert !… Non, ça ne peut pas se rendre ! Un vert un peu gris, frotté d’argent, si délicat !… Hein ? Coquardeau, tu le connais, ce vert des saules, à quatre heures du matin !

Coquardeau répondit :

— Épatant !

— Et puis, là-dessus, un ciel d’aube, vaporeux, nacré, un ciel à la Corot… Et sous ce ciel, dans ce pré, devant les saules, un garçon et une fille tout nus, qui jouent, après le bain matinal… Hein ? Coquardeau, la fille !

Coquardeau répondit :

— Épatante !

— J’ai déniché un petit modèle que j’ai fait venir là-bas, chez ma belle-mère… Ah ! mes enfants ! quel scandale !… La vieille n’a jamais voulu que je fasse poser la gosse dans son pré… un pré où il n’y a jamais personne… Mais si vous saviez quelle jolie poulette ! Quinze ans, des seins menus, fleuris, un ventre… Il faudra que je vous donne son adresse, Fanny !

— Donne-la-moi plutôt ! cria le grand Rèche, qui causait dans un coin avec Barral.

Coquardeau n’y tenait plus : il alla prendre le petit groupe de Rodin, le plaça et le déplaça pour faire jouer les ombres. Ses gros doigts caressaient délicatement, tendrement, les croupes cambrées, les omoplates saillantes, les têtes à peine ébauchées des deux femmes. Enfin, il remit le groupe sur la console et dit encore :

— Épatant !

Maintenant, tous parlaient à la fois, et M. de Chanteprie écoutait, regardait, assis dans l’ombre, au bout du divan. Une atmosphère plus chaude, plus vibrante, circulait dans l’atelier, une atmosphère où les idées, les images semblaient éclore, fulgurer, disparaître comme des éclairs dans un ciel d’orage. Des mots, prononcés à voix plus haute, surgissaient à la faveur d’un silence, puis la phrase commencée se confondait dans le brouhaha des conversations. « Plein air… décomposition du ton… Degas… Monet… » C’étaient Fanny et Saujon qui parlaient. « Prolétariat… miséreux… harmonie… » C’était Coquardeau qui avait tiré un papier de sa poche et lisait quelque manifeste anarchiste au père Bruys. « Symbolisme… débris du Parnasse… » C’était Rèche, racontant à Barral les détails d’une « enquête » littéraire. Ces gens assemblés ne parlaient ni d’argent, ni de femmes, ni de petits événements de leur vie quotidienne. On eût dit qu’ils n’avaient point d’autre souci que l’art, la littérature, la politique. Et, par un contraste déconcertant, leur émotion s’exprimait en paradoxes bizarres ; l’argot des ateliers, ou du boulevard, prêtait une forme ironique à leurs enthousiasmes sincères et à leurs sincères indignations. L’un débitait des folies sur un ton grave ; l’autre disait plaisamment des choses touchantes et profondes.

En vrai provincial qu’il était, M. de Chanteprie les avait considérés d’abord comme des Parisiens bavards, légers, et qu’on ne saurait « prendre au sérieux» !… Mais peu à peu il croyait voir se dessiner le caractère de chaque personnage. Saujon avouait fièrement la pauvreté joyeuse, l’ardente foi de l’artiste. Un rêve de justice universelle habitait sous le front énergique de Coquardeau, sous le front lassé du père Bruys. Rèche, c’était le besogneux élégant, l’ingénieux Protée qui voit tout, connaît tout, dépiste à travers Paris « l’actualité » capricieuse. Barral, c’était le dilettante voluptueux, habile à tirer de toutes choses les éléments d’un plaisir. Fanny Manolé, Louise Robert, c’étaient l’Ève brune et l’Ève blonde, c’était l’amour… Et tous vibraient d’une vie centuplée par le contact des autres vies ; tous apportaient l’écho d’une immense rumeur, le reflet d’un foyer immense. Comme ils étaient de leur temps et de leur pays, ceux-là ! Par eux, à travers eux, Augustin devinait tout un monde inconnu de labeur, de souffrance, de joie, des milliers d’êtres acharnés à combattre pour la gloire, pour la fortune, pour le misérable pain quotidien. Il devinait le peuple pensif des écoles et des laboratoires, le peuple sombre des faubourgs, le peuple brillant des salons et des lieux de plaisir, tout le Paris contemporain, ce que l’Église nomme d’un nom significatif : « le Siècle ».

Et parmi ces hommes et ces femmes, M. de Chanteprie éprouvait l’angoisse nerveuse d’un voyageur égaré dans un pays nouveau, chez des gens dont il ignore les mœurs, dont il n’entend point la langue. Qu’y avait-il de commun entre eux et lui ? Aucun mode de pensée ou de sentiment. Ils ne reconnaissaient pas la même loi. Ils n’avaient pas la même raison de vivre.

Et c’étaient ses compatriotes, ses contemporains, ses frères, des chrétiens rachetés par le sang de Jésus, lavés par le baptême… Avaient-ils souci de leur âme ? Considéraient-ils comme la règle unique de leurs actions l’intérêt de cette âme immortelle ? Songeaient-ils quelquefois à l’éternité de bonheur ou de souffrance qui les attendait ? Savaient-ils seulement qu’ils avaient une âme ?

Non. L’horizon de la vie terrestre bornait leur vue et leur désir. Rennemoulin parlait bien de devoir et de religion, mais le catholicisme de Rennemoulin était-il autre chose qu’une attitude littéraire, une théorie politique, un moyen de parvenir et de gouverner ? Rennemoulin n’appartenait-il pas à cette catégorie de néo-catholiques rationalistes qui prétendent conserver la morale chrétienne tout en négligeant le dogme et en se dispensant de la pratique ?… Il faisait des conférences, il ne faisait pas oraison.

« Je suis seul ! je suis seul ! » pensait douloureusement Augustin, et sa tristesse spirituelle lui donnait un air de timidité farouche. Vainement Fanny, navrée, l’appelait du regard. Il prononçait à peine quelques monosyllabes ; il se réfugiait dans l’ombre. Et une espèce de rancune lui venait contre la femme qui l’avait tiré de sa solitude, et dont l’amour l’avait conduit là… Pour elle aussi, chez elle, il était l’étranger.