La Maison des juges/Acte III

L’Illustration (p. 63-78).
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ACTE III

Salle-bibliothèque, qui sert de cabinet de travail à Jean. Vaste, imposante et sombre. Par les fenêtres, on aperçoit les tours du palais sous un autre angle que précédemment. À gauche, au premier plan, porte, puis cheminée ; puis au dernier plan, porte. À droite, au dernier plan, porte. Une table bureau de milieu, à droite, en face la cheminée, profil au public. Matinée d’hiver.


Scène première

LE RÉQUISITEUR GÉNÉRAL, puis LE GRAND RÉQUISITEUR

Au lever du rideau, le régulateur général se promène, soucieux, les mains derrière le dos. La porte du dernier plan, à gauche, s’ouvre, apparaît le grand réquisiteur. Le réquisiteur général va à lui.

Le Grand Réquisiteur, étonné. — Ici tous les deux ? Cela n’est guère habile ! Je ne savais pas vous trouver ici…

Le Réquisiteur général. — J’y suis venu aussitôt que j’ai appris la nouvelle. En arrivant ce matin au palais, ce sont les premiers mots qui m’ont frappé : « L’ancêtre est mort ! »

Le Grand Réquisiteur. — Le bruit commence à s’en répandre par la ville et cause une grosse émotion. On dit qu’il est mort hier soir. Ils auraient bien pu nous prévenir… À quelle heure ?

Le Réquisiteur général. — Après la visite de Leperrier… Du moins je le suppose.

Le Grand Réquisiteur. — Comment ? Vous n’avez donc encore vu personne, ici ?

Le Réquisiteur général. — Personne !… Si, cependant ! J’ai vu Nanette ! Est-ce bien Nanette que j’ai vue ? Elle avait la tête d’une furie antique, les yeux hagards ; d’horribles mèches blanches s’échappaient de son bonnet. J’ai voulu lui parler sur le seuil de la maison où je m’étais heurté à elle. Mais elle m’a échappé et s’est mise à courir sur le quai, comme une folle. Alors, j’ai pénétré dans l’hôtel, et je n’ai rencontré personne. Seulement, en traversant la grande salle, j’ai entendu, derrière les murs, des gémissements. Tout était dans un grand désordre. Des meubles étaient renversés, j’avais la sensation d’errer sur des ruines, dans un lieu fatal, ravagé par le passage du Destin ! Une porte s’ouvrait devant moi. J’étais dans le bureau de Jean… Et voilà ! J’attends…

Le Grand Réquisiteur, pensif. — Cette mort arrange bien des choses…

Le Réquisiteur général. — … Oui, plus de manifestation…

Le Grand Réquisiteur. — Et nous nous arrangerons pour qu’il n’y ait pas de scandale ! Vous avez revu Leperrier ?

Le Réquisiteur général. — Oui !

Le Grand Réquisiteur. — Eh bien, que vous a-t-il dit ?

Le Réquisiteur général. — Oh ! rien !… C’est un garçon intelligent et discret.

Un silence. Les deux réquisiteurs se regardent.

Le Grand Réquisiteur. — Cela vaut mieux. Il ne nous a rien dit et nous ne savons rien !…

Le Réquisiteur général. — Il doit tout au président ! Il ne l’oubliera pas !

Le Grand Réquisiteur. — Oui, nous pouvons être tranquilles… Très prudemment, j’ai dit un mot de lui au garde des sceaux.

Le Réquisiteur général. — Vous avez vu le garde des sceaux

Le Grand Réquisiteur. — Je sors de chez lui !… Il est enchanté de la mort de l’ancêtre. Vous savez que c’était lui qui avait décidé le gouvernement à transformer en fête publique la manifestation du centenaire !… Il n’avait pas prévu le scandale du procès, ni la résurrection du dernier des Tiphaine. Maintenant, il ne reste plus qu’à étouffer le procès… une condamnation anodine, et c’est la fin des polémiques.

Le Réquisiteur général. — Puissiez-vous dire vrai !… C’est égal ! Ils n’y allaient pas de main-morte du temps du procurateur.

Le Grand Réquisiteur. — Époque difficile, où il fallait être un peu… sévère ! Enfin ! tout s’arrange pour le mieux. Un scandale eût été déplorable. Songez donc à la situation des Lamarque : l’un, président de chambre à la cour de cassation ; l’autre, avocat général ; l’autre, procureur de la République… C’est toute la magistrature actuelle qui se trouvait frappée par… par l’erreur de l’autre… Alors, Leperrier ne vous a pas dit comment il avait été reçu ici !…

Le Réquisiteur général. — Plutôt mal !

Le Grand Réquisiteur. — Ah !

Le Réquisiteur général. — Il m’a dit vaguement qu’il lui avait été impossible d’avoir une conversation sérieuse… Entre nous, je crois que Jean l’a fichu à la porte.

Le Grand Réquisiteur. — Ah ! mais… Ce Jean est bien dangereux !

Le Réquisiteur général. — Plus maintenant !

Le Grand Réquisiteur. — Évidemment ! Il disparait du procès !

Le Réquisiteur général. — Il n’occupera pas en Cour d’assises à cause de son deuil, prétexte tout trouvé !

Le Grand Réquisiteur. — C’est notre meilleure chance.

Le Réquisiteur général. — Les sauvages de l’extrême gauche s’apprêtaient à lui faire une belle conduite. Ils ne lui pardonnent pas d’être le petit-fils de Pétrus.

Le Grand Réquisiteur. — Oh ! Ils ne lui pardonnent pas non plus d’avoir représenté le ministère public dans le procès des trente-cinq…

Le Réquisiteur général. — Et de nous avoir débarrassé — sans qu’il s’en doutât, d’ailleurs, car, au fond, Jean est un naïf — d’une quinzaine de socialistes encombrants qui ont été condamnés en bloc avec les partisans de l’action directe et les porteurs de bombes.

Le Grand Réquisiteur. — Oui ! Il a été implacable. Quand ce garçon-là croit avoir raison, il est plus terrible que moi, quand j’ai tort !

Silence.

Le Réquisiteur général. — Avez-vous parlé des obsèques, avec le garde des sceaux ?

Le Grand Réquisiteur. — Il faut que la famille décide d’enterrer son mort comme nous allons enterrer le procès, avec le moins d’éclat possible…

Le Réquisiteur général. — J’en parlerai au président. Et, au procès… qui mettrons-nous à la place de Jean ?

Le Grand Réquisiteur. — Ça n’a pas d’importance !

Le Réquisiteur général. — Énorme, au contraire !

Le Grand Réquisiteur. — Oui, vous avez raison. Il ne faut pas que le jury nous donne la tête de ce Tiphaine-là !… Il nous faudrait un avocat général qui le fit presque acquitter !

Le Réquisiteur général. — J’ai songé à Panel !

Le Grand Réquisiteur. — Admirable ! Il parlera pendant sept heures, et c’est lui que les jurés voudront condamner à mort !

Le Réquisiteur général. — On pourrait aussi conseiller au président des assises de n’accorder qu’une suspension d’audience de cinq minutes. Personne n’aurait le temps d’aller au buffet. J’ai déjà remarqué que le jury était très mal disposé pour la cour et le ministère public quand il avait faim !

Le Grand Réquisiteur, souriant. — Vous pensez à tout, monsieur le réquisiteur général.

Le Réquisiteur général. — C’est qu’avec les jurés il ne faut rien négliger. Me Lenty a sauvé un jour la tête de son client en priant à haute voix l’huissier de fermer, au-dessus du chef du jury, une fenêtre qui faisait courant d’air. C’était un grand avocat !

Le Grand Réquisiteur. — Et vous, vous êtes un grand magistrat. Voyez-vous, monsieur le réquisiteur général, un grand magistrat se reconnaît moins à ce qu’il mène à bien une affaire qu’à ce qu’il l’empêche d’éclater.


Scène II

Les mêmes, JEAN, par la porte du dernier plan, à droite. Il est vieilli, en une nuit, de dix ans

Le Réquisiteur général. — Mon pauvre ami !

Le Grand Réquisiteur. — Croyez bien que nous partageons votre peine, monsieur l’avocat général.

Jean, les remercie d’un signe de tête, et, leur montrant des sièges. — Messieurs, pardonnez-moi, si je vous ai fait attendre…

Le Réquisiteur général. — Oh ! mon ami, nous ne voulons pas vous déranger, mais nous avons tenu, dans une aussi triste circonstance.

Jean, se laissant aller, avec une lassitude immense, sur le siège qui est devant son bureau. — Merci.

Le Grand Réquisiteur. — Est-ce que M. le président et vous, avez pris une décision pour les obsèques.

Jean. — Aucune ! Mais je pense qu’elles seront très simples… très simples… la famille… la famille seulement !

Le Grand Réquisiteur. — La famille ! Évidemment !… et une petite délégation du parquet.

Jean, très bas. — Je parlerai de tout cela avec mon père, monsieur le grand réquisiteur

Le Réquisiteur général. — Comme vous voilà abattu, mon pauvre ami… Que diable ! un peu de courage !

Le Grand Réquisiteur. — Ce coup a frappé très douloureusement, M. l’avocat général… Nous lui accorderons un long congé… Du reste, vous avez beaucoup travaillé depuis la rentrée… beaucoup ! Vous avez droit à un peu de repos, monsieur l’avocat général !

Jean. — J’en prendrai après le procès Tiphaine !

Le Grand Réquisiteur, stupéfait et hostile. — Le procès Tiphaine ?… Mais, monsieur l’avocat général, votre deuil ne vous permet pas décemment de remplir le rôle du ministère public.

Jean, affirmant, n’interrogeant pas. — C’est votre avis, monsieur le grand réquisiteur !

Le Grand Réquisiteur. — J’espère que vous m’avez compris… Vous avez reçu, hier, M. le juge d’instruction Leperrier d’une façon bien étrange. Et pourtant, M. le réquisiteur général et moi, nous avions pris la peine de venir ici, vous prier de l’écouter. Vous ne l’avez pas écouté. Vous ne savez même pas ce qu’il avait à vous dire !

Jean. — Si…

Le Grand Réquisiteur. — Ah ! alors, comprenez donc qu’il vous faut prendre votre congé tout de suite, monsieur l’avocat général ! Il convient que vous vous consacriez entièrement à la douleur que vous cause une si grande perte.

Jean. — Messieurs les grands réquisiteurs, j’ai en effet tout perdu… Aussi, je vous demande, par pitié… par pitié… pour ma détresse… de ne point prolonger cet entretien. (Au grand réquisiteur.) Vous parlez d’un congé, monsieur, soyez sans crainte… je le prendrai, illimité… mais, auparavant, il faut que vous sachiez quelle est ma dernière volonté de magistrat et quel sera mon dernier geste au palais. J’occuperai dans l’affaire Tiphaine…

Le Grand Réquisiteur. — Nous nous y opposerons de tout notre pouvoir !

Jean. — Et moi, messieurs, je vous jure que je ne céderai ma place à personne !

Le Grand Réquisiteur. — Elle est donc bien enviable.

Le Réquisiteur général. — Que voulez-vous faire ?

Jean. — Apprendre au monde ce que vous voulez lui cacher, messieurs les grands réquisiteurs.

Le Réquisiteur général. — Quoi ?

Jean. — Que les frères Tiphaine étaient innocents et quel est le crime de la justice des hommes !

Le Grand Réquisiteur. — Vous ne ferez pas cela !

Jean. — Et qui m’en empêchera !

Le Grand Réquisiteur. — Tout ! Vous entendez, tout ! Moi, M. le réquisiteur général, tous ceux qui vous aiment, les amis de l’ordre et de la justice, votre intérêt, votre conscience…

Jean. — Ma conscience !…

Le Grand Réquisiteur. — Oui, votre conscience… À quoi bon chercher un inutile scandale qui retomberait sur nous tous. Si l’ancêtre a commis un crime, ce que M. le réquisiteur général et moi ignorons et ce que nous voulons continuer à ignorer, ce n’est pas une raison pour que son petit-fils en commette un second cent fois plus haïssable encore !

Jean. — Si cruelle qu’elle soit, je dirai la vérité ! Elle peut être utile à l’accusé !…

Le Grand Réquisiteur. — Eh ! Nous nous chargeons de son salut !

Jean. — Que m’importe ! Je me refuse à entrer dans vos combinaisons. Je me sépare de vous. Je dirai la vérité… le jour où j’ai revêtu pour la première fois la robe…

Le Grand Réquisiteur. — Le jour où vous avez revêtu pour la première fois la robe du juge, je vais vous dire ce que vous êtes devenu… un homme qui ne s’appartient plus, une pensée qui ne doit exister que pour le triomphe d’une institution sacrée, un cœur qui ne connaît, ni la faiblesse, ni le remords, dès qu’il s’agit de la paix de la société…

Jean, l’interrompant. — Oui !… je sais, l’ancêtre m’a déjà dit ces choses.

Le Grand Réquisiteur. — L’ancêtre, pour sauver l’État, a fait tomber trois têtes… On ne vous en demande pas tant !… et vous êtes son héritier ?…

Jean. — Jamais !… Je refuse !…

Le Grand Réquisiteur. — Vous refusez l’héritage ! Vous n’en avez pas le droit, fils de la maison des juges !

Jean. — Il n’y a plus de maison des juges… Je parlerai.

Le Grand Réquisiteur. — Non ! Vous songerez à la société ! à l’État ! N’est-ce pas vous-même qui me disiez, hier encore, tout ce que l’État doit à Pétrus Lamarque et le lien formidable qui les attache l’un à l’autre.

Jean. — La raison d’État ne saurait me faire mentir !

Le Grand Réquisiteur. — On ne vous demande que de vous taire !

Jean. — Le silence serait un mensonge

Le Grand Réquisiteur. — Il y a des mensonges sacrés !

Jean. — L’ancêtre est mort ! Les mensonges sacrés sont morts !

Le Grand Réquisiteur, furieux, entre ses dents. — L’insensé !

Le Réquisiteur général, qui s’est promené fiévreusement de long en large pendant les dernières répliques, s’approchant de Jean. — Voyons ; mon cher Jean. Il n’est pas possible, dans l’intérêt même de Tiphaine que nous voulons sauver, que vous n’entendiez pas raison. Il ne s’agit pas ici de léser un droit, ce que nous ne permettrions pas. Il n’est question que d’éviter l’esclandre qui retomberait encore plus sur vous que sur la société qui, après tout, est au-dessus des coups que vous rêvez de lui porter. M. le grand réquisiteur a raison quand il dit que ce sont vos amis qui vous empêcheront de commettre cette folie !… En somme, il est étrange que vous ne compreniez point que c’est votre aïeul, que c’est votre maison, que c’est vous-même que vous déshonorez !

Jean, désespéré. — Je n’ai plus d’honneur !… Je ne peux plus me déshonorer. Pourquoi m’empêcher de parler ? Rien n’empêchera que je sache, moi, que la maison des juges est déshonorée !

Le Grand Réquisiteur. — Mais rien ne vous force à l’apprendre aux autres !…

Les deux Réquisiteurs, ensemble et dans une grande colère. — Mais ne déshonorez pas les autres !

Le Grand Réquisiteur, continuant, au comble de l’exaspération. — … Parce que vous avez passé dans la vie, dans la vie du palais, sans rien voir, sans rien entendre sans rien comprendre, aveugle et sourd… et niais… portant en vous-même je ne sais quel rêve primaire de justice… comme un curé de campagne porte le saint sacrement et que vous vous réveillez un matin avec toute votre défroque idéale par terre et toutes vos religions brisées, vous voulez bassement vous venger sur des gens dont le seul tort a été de ne point partager votre pauvre utopie !… vous voulez nous donner un coup de couteau dans le dos, à nous qui sommes la justice… la justice des hommes, comme vous dites, la seule dont la société ait besoin ; la seule qui réussisse encore, malgré ses défauts, que vous appelez bien facilement des crimes ! À apaiser l’éternelle discorde. Eh bien, monsieur, ce que vous faites est lâche et méprisable… mais nous nous défendrons, nous protégerons la justice, nous détournerons votre bras, nous vous empêcherons d’occuper dans l’affaire Tiphaine… Nous vous fermerons la bouche.

Jean. — Vous n’y parviendrez pas !… Si l’on ne m’entend pas comme avocat général, on m’entendra comme témoin à la barre ! Si on me met à la porte des assises, on m’entendra à travers la porte, et si l’on me jette du haut des degrés du palais, on m’entendra dans le ruisseau… mais on m’entendra. Le monde entier m’entendra. Je lui hurlerai la vérité… Il n’y a plus de mensonge nécessaire. Tout le mal est venu de ce que les juges l’ont trop gardé. Le mensonge engendre le mensonge et toute œuvre obscure demande pour se perpétuer plus d’obscurité encore. Je parlerai donc !… Quant à ce qui peut en résulter pour votre justice, peu m’importe !… Si elle reçoit un coup terrible, tant mieux !… La justice ! Ah ! qu’elle souffre donc à son tour. Elle m’a assez fait souffrir ! Qu’elle succombe, tant mieux ! Moi, j’en meurs !… Mais vous ne voyez donc pas que j’en meurs ? Vous ne voyez pas qu’en une nuit j’ai vieilli de dix ans et qu’à ce compte il me reste peut-être encore deux nuits à vivre !… Et je vous ai demandé par pitié… par pitié pour ma détresse, de vous en aller… de me laisser arranger ma mort, en paix… Et vous êtes encore là, messieurs les grands réquisiteurs ! à m’apitoyer sur le sort de la justice ?… Mais savez-vous ce qu’elle m’a pris, votre justice, avant de me prendre la vie, avant de me prendre l’honneur, avant de me prendre ma foi ! Elle m’a pris mon amour. Elle m’a fait condamner une créature que j’adorais à un supplice abominable, et, elle n’était pas coupable. Je viens de découvrir cela ! Mais trop tard, car tout m’abandonne… Votre justice, à cause de l’impitoyable orgueil qu’elle a mis en moi, m’a fait voir noir ce qui était blanc… plus pur que toutes vos hermines, messieurs les grands réquisiteurs ! Ah ! je ne crois plus à rien !… Toutes mes croyances ?… Une nuit a suffi pour les déraciner ! Je n’ai plus dans le cerveau et dans le cœur que des trous affreux et des plaies béantes… Et vous voulez que je ne crie pas ? Vous voulez qu’on ne m’entende pas ? Mais il n’y a jamais eu d’homme sur la terre, ayant perdu sa foi et ses dieux qui ait souffert autant que moi. Mais comprenez donc qu’à la barre de votre justice je vais moins crier la vérité que je ne vais crier de douleur ! (Il retombe sur le bureau, sanglotant, et comme les grands réquisiteurs le regardent en silence, pitoyables enfin à tant de maux. Il relève encore une fois la tête et leur dit :) Maintenant, messieurs, laissez-moi seul au milieu de mes ruines !…

Les grands Réquisiteurs sortent par la porte du dernier plan, à gauche.


Scène III

JEAN, ABEL LEPERRIER

Jean est anéanti. La porte du premier plan à gauche s’ouvre. Leperrier apparaît sur le seuil. Jean ne l’a pas aperçu. Leperrier pénètre dans la salle et touche l’épaule de Jean.

Jean, relevant la tête, se lève brusquement. — Leperrier ! Jean et Leperrier se regardent en silence. Leperrier ouvre les bras. Jean y tombe. Étreinte.) Tu me pardonnes donc !… Ah ! tu as bien fait de venir ! Mon ami ! mon premier ami ! Tu sais qu’elle s’en va !… Elle ne veut même plus me revoir !

Leperrier. — Mon pauvre Jean ! Nanette m’a tout dit.

Jean. — Nanette ! J’ai failli la tuer !

Leperrier. — Quand elle est arrivée chez moi, je ne la reconnaissais pas… Elle m’a dit que tu l’avais frappée… chassée… que tu lui avais ordonné de venir se jeter à mes pieds… Elle s’y est roulée… Si tu la chasses définitivement, elle se tuera !

Jean. — Oui ! Elle m’aime trop ! Ah ! la misérable !

Leperrier. — Et tu ne t’étais jamais douté ?…

Jean. — Tais-toi !… tais-toi… Cette vieille servante était jalouse de moi, comme si elle avait été ma femme, et du cœur de Petit-Pierre, comme si elle avait été sa mère ! C’est affreux !… Ah ! nous sommes de pauvres gens !… Quand je songe qu’il n’a fallu qu’une première astuce à cette créature pour obscurcir une amitié éclairée comme la nôtre et pour broyer mon cœur, tout plein de Béatrice.

Leperrier. — Oui ! Nous sommes de pauvres gens. Tu as cru cette femme et tu ne m’as pas cru, et moi, moi, je n’ai pas pu trouver les mots qui t’auraient sauvé de l’erreur… Et nous sommes des juges !…

Jean. — Je ne t’écoutais pas… Tu parlais, mais je ne t’écoutais pas… j’avais les preuves ! Tu sais bien, Leperrier, ce que c’est quand nous croyons avoir les preuves. Nous ne voyons plus rien, nous n’entendons plus rien de ce qui pourrait nous prouver que nous ne les avons pas !… Ah ! quelle misère !

Leperrier. — Comment as-tu su ? Comment as-tu été détrompé ?

Jean. — Figure-toi que, depuis quelques jours, il s’était produit des choses qui faisaient que je n’avais plus aucune certitude en moi. L’attitude de Nanette, la haine de Nanette pour Béatrice qui allait jusqu’à vouloir me donner des soupçons sur… sur Marie-Louis. Oui !… c’était fou ! Comme elle m’en avait donné autrefois sur toi !… Allais-je douter ? Je me traitais de lâche, car j’aime tant Béatrice que je me disais que c’était mon amour qui me faisait douter… quand est arrivée la catastrophe !

Leperrier. — La mort de l’ancêtre ?

Jean. — Non ! non ! Quelque chose de beaucoup plus terrible ! Les aveux de l’ancêtre !

Leperrier. — Ah !

Jean. — Oui tu avais raison ! Le triple crime a été commis !… Le malheureux !… Avant de mourir… il s’en est glorifié. Non ! tu ne sauras jamais ce qui s’est passé sur le seuil de cette tombe et tout ce que Pétrus, avant de disparaître, a emporté dans l’ombre, avec lui ! Tu connais ma vie ! Je suis devenu un homme à tes côtés, tu sais ce que j’entendais par être un homme et par être un juge ! Tu sais l’orgueil que j’avais de ma maison. Eh bien, quand l’ancêtre a eu parlé il n’y avait plus rien de tout ce que tu as connu. Il n’y avait plus que cette misérable chose qui pleure et qui t’a fait venir pour pleurer !

Leperrier. — Jean !

Jean. — Quelle nuit nous avons passée. Lee aveux du juge d’abord et puis la mort de l’homme ! Il est mort, là-haut, dans sa chambre, tout seul. C’est Nanette qui nous a crié qu’elle venait de le trouver étendu, tout de son long, sur le carreau. Nous courûmes… Il était mort ! On eût dit un géant abattu. Et nous l’avons veillé en silence, toute la nuit. Quelle nuit et quel silence ! Mon père était à genoux et je voyais ses larmes couler comme celles des petits enfants. Sur qui ? Sur qui pleurait-il ? Quant à Marie-Louis, il avait une figure que je ne lui avais jamais vue ! Autant mon père et moi étions brisés, autant il paraissait droit et fort. On eût dit qu’il était illuminé par quelque vision intérieure et surhumaine. Tantôt ses yeux fixaient le mort et semblaient lui parler, tantôt ses yeux se fermaient et il nous semblait que le mort lui répondait… Et puis, je ne sais… je me suis enfui de cette chambre en titubant et en me heurtant aux murs. J’ai rencontré Petit-Pierre qui errait dans les couloirs en criant : « L’ancêtre est mort, il ne me fera plus peur ! » Tout à coup je me suis trouvé devant une porte… une porte ouverte… Béatrice était là, dans sa chambre, au milieu de ses malles, des paquets faits à la hâte !… Assise à une table elle écrivait… elle ne me vit pas… À qui adressait-elle cette lettre dernière ? À son fils ? À moi ? J’ai compris qu’elle s’en allait… que c’était fini… que je ne la reverrais plus… et je vis, alors… je vis qu’elle était innocente… et que je m’étais trompé… que je m’étais trompé pour elle comme je m’étais trompé pour tout !… du moment que je ne croyais plus à rien de ce que je croyais la veille, pourquoi aurais-je continué à croire à sa culpabilité ?… Mon intelligence… mes preuves ? L’évidence !… Ah ! mon pauvre ami. Écoute, je ne pénétrai point dans cette chambre, mais j’allai traquer, je ne sais dans quel coin, Nanette. Quand elle me vit, elle fut sans doute épouvantée de ma figure, car elle cria. Mais je la courbais déjà sous moi et je lui dis que je connaissais toute son infamie, que c’était elle qui avait tout inventé et que c’était par ses horribles soins que j’avais pu trouver chez toi les objets qui m’étaient apparus comme des preuves de la trahison de Béatrice… Elle ne nia pas ; elle crut que j’étais informé… Oh ! mon père survint et me l’arracha des mains… Je suppliai mon père d’aller implorer Béatrice et j’envoyai Nanette chez toi ! Toi, tu es venu… mais Béatrice ne viendra pas. Elle ne veut pas me revoir… Elle a raison ! Je dois lui faire horreur !… Et l’idée seule que je veux la retenir ici doit lui faire horreur… Oh ! l’avoir tant fait souffrir ! et l’aimer comme je l’aime !


Scène IV

Les mêmes, LE PRÉSIDENT et derrière lui, BÉATRICE

Tous deux arrivent par la porte du fond, à droite.

Le Président. — Jean !… Voici Béatrice !

Jean. — Béatrice !

Le Président. — Avant qu’elle ne parte, j’ai pu obtenir qu’elle vienne te dire un dernier adieu !

Le président va serrer la main de Leperrier.

Béatrice, entrant et apercevant Leperrier. — Monsieur Leperrier !

Étonnée, elle s’arrête.

Jean. — Oui, Béatrice, Leperrier que j’ai fait venir pour lui demander son pardon comme j’implore le tien. (Il se jette à ses genoux.) Ah ! ne me quitte pas dans un moment pareil !

Béatrice. — Je viens vous dire adieu, Jean !

Jean. — Ah ! voilà ce que j’ai fait ! Comment ai-je pu me condamner à vivre si loin de toi… si loin et si près !… Quel martyre !…

Béatrice. — Oui… quel martyre !… Mais il a pris fin !… Je pars !…

Jean. — Béatrice ! Béatrice !

Béatrice. — Trop tard ! Jean !… Trop tard !… Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt ! Je t’attendais !…

Jean. — Hélas ! Hélas !… Je te croyais coupable !

Béatrice. — Coupable ou non, il fallait venir, puisque tu m’aimais !

Jean. — Oui !… j’ai été impitoyable… et pour-quoi ! Pour une idée… et, je viens d’apprendre qu’elle n’existe pas ! Oui, je m’étais quelque part, dans la nuit, accroché à une idée ; mais le clou a cédé et je roule !… Ah ! les idées ne sont pas solides ! Il n’y a plus que ta pitié !

Béatrice. — Tu n’en as pas eu pour moi. Adieu !

Jean, se relevant et se jetant au travers de la porte vers laquelle se dirige Béatrice. — Mais tu ne peux partir… Si tu n’as pas pitié de moi, songe au moins à ton enfant.

Béatrice. — C’est avec mon enfant que tu m’as retenu dans cette prison pendant quatre ans ! Tu en as fait ton complice !

Jean, au président. — Mais, mon père !… dites-lui donc qu’il est impossible qu’elle s’en aille… Ne la laissez pas partir… Je ne peux pas… mais je voudrais lui dire… Je ne sais que lui dire… dites-lui qu’elle ait pitié… que j’ai souffert autant qu’elle… plus qu’elle !

Béatrice. — Tout est de ta faute, Jean. Qui t’ordonnait de souffrir ? Toi ! Tu as souffert pour une idée. Tu aurais dû te méfier. Une idée ne peut pas être bonne qui comporte tant de souffrance ! Je t’aimais, tu m’aimais, ça n’était pas compliqué cela ! Et nous n’avions qu’à ouvrir les bras et qu’à nous aimer. Pourquoi nous torturer ? Pourquoi ne pas avoir accepté simplement le bonheur que la terre nous donnait ?

Jean. — Oui, oui… Tout ce que tu dis est vrai… tout est de ma faute !

Béatrice. — Est-ce que tu ne voyais pas que j’étais prête à te pardonner tout mon malheur ?… Ce que je te dis aujourd’hui, combien de fois mes yeux suppliants, ma détresse, mon silence, te l’ont crié ! Quand j’étais assise près de toi, quand dans un geste de hasard nos mains se frôlaient. Mais tu ne voyais rien, tu ne sentais rien… tu suivais ton idée. Et maintenant tu me dis que je suis innocente. C’est ton idée d’aujourd’hui. Les idées ne sont pas solides ! Tu as vu que j’allais partir et uniquement cela qui t’a convaincu. Une minute a suffi pour te convaincre !

Jean. — Oui, une minute pendant laquelle tout ce que l’orgueil a édifié s’écroula !… Une minute où j’ai vu clair dans ton cœur et dans le mien… où j’ai lu dans l’affection jalouse de Nanette comme dans un livre… Ah ! je te jure que je n’ai pas eu besoin de ses aveux pour être sûr de son crime et… du mien !

Béatrice. — Qui t’a ouvert les yeux ?

Jean. — Maintenant que mon orgueil est tombé, je vois clair. Oui, je puis lire maintenant la vérité dans tes yeux, dans tes chers yeux qui pleurent !

Béatrice. — Et tu recommenceras à me torturer demain !…

Jean. — Te torturer ! Ah ! mon cher amour ! Pour-quoi ne me crois-tu pas ? Il n’y a plus au monde, pour moi, que ta pitié ! Quand tu m’auras pardonné, je te dirai tout… Je te ferai le récit de toutes les misères qui sont là ! (Il se frappe la poitrine.) Tu seras effrayée. Vois-tu, l’âme d’un honnête homme, quand cet homme est un juge, est effrayante à voir !… Ainsi, je vais te dire… Après que je t’ai eue condamnée, mon amour, plus d’une fois, tout au fond de moi-même, oui, un doute venait, essayait de se faire entendre… un doute qui apportait avec lui toutes les bonnes raisons de ton innocence !… Eh bien, moi, moi, qui souffrais à en mourir de cette torture… que je t’infligeais, je repoussais ce doute, je le fuyais avec horreur… Il m’appelait, je détournais la tête, car j’avais peur… une peur que je n’osais m’avouer, de m’être trompé… peur pour moi, peur pour toi, pour les autres… pour tous ceux que j’ai jugés, tous ceux dont je ne connaissais rien ; ni de leur corps, ni de leur âme… et que j’ai châtiés… et qui sont dans les cachots… ou qui sont morts… Comprends-tu ? Comprends-tu ?

Béatrice. — Ou qui sont morts…

Jean. — Ou qui sont morts ! Je ne pouvais pas me tromper !… ou alors, ou alors, ou alors !… Il n’était pas en mon pouvoir de me tromper. C’était l’idée. Quand l’idée est dans le cœur d’un juge, rien d’autre n’existe plus. On est son propre bourreau, on enchaîne l’innocence qui vous est la plus chère sur un bûcher, en faisant le signe de la croix… On est Torquemada… On brûle son cœur !

Il retombe à genoux… Il entoure Béatrice de ses bras suppliants.

Béatrice. — Mon pauvre Jean !

Jean. — Ah ! pardonne-moi ! Regarde-moi encore ! Je suis un misérable juge !… Je suis humble… je suis bon ! Quand nous serons tous humbles, nos erreurs ne seront plus des crimes. Je suis bon !… J’aime !… C’est toute la vérité, toute l’idée du monde. Je t’aime !…


Scène V

Les mêmes,, MARIE-LOUIS, PETIT-PIERRE

Marie-Louis arrive poussant devant lui Petit-Pierre. Le président parle bas à Petit-Pierre et l’enfant va se joindre à son père, aux genoux de Béatrice.

Béatrice. — Jean !… Mon enfant !… (Elle les étreint tous les deux, puis apercevant Marie-Louis qui, très ému, se tient en silence à côté du groupe, elle lui serre la main avec effusion.) Marie-Louis !… Jean, relève-toi ! Je savais bien que je ne pourrais te revoir sans te pardonner… et, tu vois, je suis venue !

Jean, se relevant. — Ah ! comment pourrais-je, jamais !

Le Président. — Oui !… tu lui dois beaucoup de bonheur… Tu l’emmèneras loin d’ici !

Béatrice. — Oh oui !… loin d’ici !… mais vous viendrez avec nous, père !

Le Président. — Merci, mon enfant ! Hélas ! Vous ne me traînerez pas longtemps derrière vous !… Il me semble que je suis mort déjà avec l’ancêtre ! Sitôt que tu auras parlé, Jean, j’enverrai ma démission. Il n’y a plus de maison des juges !

Béatrice. — Marie-Louis, aussi, enverra sa démission… nous partirons tous ensemble.

Marie-Louis. — Non, Béatrice, moi je reste ici. Mais vous tous, partez, fuyez cette noire demeure où vous avez tant souffert. Moi, je veux la transformer… Un jour, vous reviendrez et vous ne la reconnaîtrez plus ! Elle ne ressemblera plus à une prison, vous la trouverez toute blanche, aussi blanche que l’autre était sombre, blanche comme une salle d’hôpital où l’air et la lumière entrent librement apportant l’espoir et la vie ! C’est ainsi qu’elle m’est apparue, cette nuit, pendant que nous veillions l’ancêtre. Il me la montrait et il me disait : « Voilà la maison que tu bâtiras sur ma tombe, mon petit Marie-Louis, quand tu m’auras enterré avec mes balances et mon glaive ! » … Dans cette maison nouvelle, je faisais entrer un enfant qui avait commis un crime, et je reconnus l’autre… celui que j’ai fait mourir !… Mais, dans mon rêve, il n’y avait plus d’échafaud !… Cet enfant, je le soignais, je m’attachais à lui faire comprendre l’horreur de son acte, et il m’écoutait avec docilité… Puis, je lui demandais de me raconter toute sa vie, non pour la lui reprocher, mais pour la mieux connaître… Je le voyais grandir sous mes yeux, dans une misère physique et morale, dont ni lui ni ses parents n’étaient responsables, et, à mesure qu’il grandissait, que l’envie s’emparait de son âme et qu’il subissait les atteintes du mal qui devait le conduire au crime, je voyais grandir un autre crime : celui de la société… Et la tâche que me traçait alors l’ancêtre était double : essayer de guérir cet enfant, puis, avertir la société. Car, qui donc mieux que nous, qui approchons ses victimes, pourrait lui donner d’utiles conseils pour diminuer dans l’avenir sa part de responsabilité… Ainsi, dans mon rêve, le faisions-nous profiter de notre triste expérience de la clinique judiciaire. Car étions-nous encore des juges ? Je ne sais ! mais nous nous faisions pardonner ce nom-là en étant aussi craintifs et anxieux de l’erreur dans l’éclat public des enquêtes que les plus grands savants dans la clarté des laboratoires ! Quel rêve ! Quelle nuit devant ce cadavre et quel silence !… Quel retentissant silence ! J’entendais la voix de l’ancêtre qui t’a ordonné, à toi, Jean, de dénoncer le passé, qui me commandait, à moi, d’annoncer l’avenir ! « Toute la nuit du passé, me criait-il, est pleine de ce mot : le châtiment ! Qu’importe que l’on ait aboli la torture et qu’on supprime demain la peine de mort si toute la loi humaine continue à être viciée par ce mot de droit divin : le châtiment ! Brise donc la loi antique et, sur la table de la loi nouvelle, écris le mot : régénères !… » Ah ! Jean ! je suis sorti de cette chambre ivre de force et d’espérance. Moi, si faible, moi, infirme, je me sentais devenir droit, et beau ; et invincible. L’ancêtre, pour racheter son crime me donnait la force de Samson, me conduisait lui-même dans leur palais obscur que je secouais d’une épaule tellement forte que, par les crevasses « Ils » voyaient enfin apparaître un rayon du grand soleil des cieux !

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