L’Illustration (p. -27).
Acte II  ►

PERSONNAGES


L’ancêtre Pétrus Lamarque (100 ans).

Le président Louis Lamarque, fils de Pétrus, président de chambre à la Cour de cassation (60 ans).

Jean Lamarque, avocat général, fils de M. le président (35 ans).

Marie-Louis Lamarque, procureur de la République à Melun, 2e fils du président (27 ans).

Petit-Pierre, fils en bas âge de Jean (8 ans).

Le Réquisiteur Général (équivalent à procureur général).

Le Grand Réquisiteur (équivalent à procureur de la République).

Le conseiller Lambert.

Le juge de Faber, vice-président de chambre au tribunal correctionnel.

Le juge Paté, juge au tribunal correctionnel.

Le Batonnier.

Maître Aga, avocat à la cour.

Abel Leperrier, juge d’instruction.

Bernard, appariteur au barreau de Paris.


Béatrice, femme de Jean.

La belle Mme  Lambert, femme du conseiller Lambert. Cheveux blancs.

Nanette, vieille servante de la maison des juges.


ACTE PREMIER

Dans un vieil hôtel des quais, à Paris, vaste pièce salon du seizième siècle. À gauche, au premier plan, cheminée, âtre immense et grand feu de bois ; au second plan, porte. À droite, au premier plan, porte ; au second plan, escalier avec rampe et porte. Sur les murs des portraits de juges. Au fond, large baie vitrée. Vision du Palais de justice sous une lune pâle, dans un ciel de gros nuages.


Scène première

NANETTE, puis BERNARD

Nanette, elle descend l’escalier une lampe à la main ; une vieille horloge sonne neuf heures. Elle dépose sa lampe sur une table près de la cheminée, à gauche. — Neuf heures… (On frappe à la porte du premier plan à droite. Elle va ouvrir. Bernard, un dossier sous le bras, entre.) Tiens ! c’est vous Bernard, vous venez bien tard, mon ami.

Bernard. — Bonsoir, dame Nanette. (Montrant son dossier.) C’est une commission pressée.

Nanette. — Pour qui ?

Bernard. — Pour M. l’avocat général. Il est ici, M. Jean ?

Nanette. — Ils n’ont pas fini de dîner… L’audience, ce soir, s’est prolongée, et puis c’est la fête de notre président… Asseyez-vous donc, et posez votre dossier…

Elle avance un siège et lui montre la table.

Bernard, montrant le dossier. — Non, non, je ne m’en sépare pas. J’ai promis à M. Leperrier.

Nanette. — Ah ! ça vient de Leperrier ?

Bernard, serrant toujours ses dossiers. — Je dois le remettre en mains propres à M. l’avocat général sans retard. Je n’ai pas voulu attendre à demain matin.

Nanette, grincheuse. — Où l’avez-vous rencontré, votre Leperrier ?

Bernard. — Au Palais. Je passais devant son cabinet quand il m’a arrêté et m’a prié de lui rendre ce petit service. Nanette, allumant les lampes. — Vous n’avez plus de fierté, Bernard. Je vous ai connu dans un temps où vous n’auriez pas voulu faire les courses des juges d’instruction.

Bernard. — Oh ! vous me dites cela parce que vous n’aimez pas M. Leperrier, je le sais bien. M. Jean et lui sont toujours fâchés ?

Nanette, très froide. — Je vais vous l’apprendre, peut-être…

Bernard. — C’est vrai, tout le monde le sait au Palais, mais ce que tout le monde ignore, c’est la raison…

Nanette. — Vous allez voir M. l’avocat général tout à l’heure, vous pourrez vous renseigner.

Bernard, avec un geste de protestation. — Oh !

Nanette. — Et puisque vous êtes si bien avec M. Leperrier, rien ne vous empêche…

Bernard. — Ne m’écrasez pas, dame Nanette… Écoutez bien, ils ont été si amis autrefois… Ils ont fait leur droit ensemble, ils ont débuté au palais ensemble ; quand M. Leperrier venait ici, il était traité par votre président.

Nanette. — Comme un fils ! Leperrier nous doit tout… Sans nous où serait-il aujourd’hui ?…

Bernard. — C’est M. le président et M. Jean qui l’ont fait nommer juge d’instruction à Paris, n’est-ce pas ?

Nanette. — C’est vrai.

Bernard. — Et, quand M. Jean s’est marié, son amitié pour M. Leperrier n’en a pas été diminuée… (Silence de Nanette.) Il y a quatre ans encore, ils ne se quittaient pas… on rencontrait partout M. Leperrier, M. Jean… et Mme Jean… alors, vous comprenez, on s’est demandé… une si longue brouille…

Nanette, allant au foyer et tisonnant. — C’est bon ! C’est bon !

Bernard, d’un air malin. — Pardonnez-moi d’avoir été indiscret.

Nanette, tisonnant. — Ce n’est pas la première fois. (Elle se relève brusquement et regarde Bernard en face.) Et voulez-vous que je vous dise ? Eh bien, cela m’étonne de votre part, Bernard, quand on a été trente ans comme vous…

Bernard. — Trente-deux ans et six mois, dame Nanette, ça ne nous rajeunit pas. Nanette. — …appariteur du premier barreau du monde…

Bernard. — …Ah ! oui, j’en ai vu passer des bâtonniers…

Nanette. — …on doit savoir…

Bernard. — Je crois même que j’en ai vu naître…

Nanette. — …on doit savoir tenir sa langue…

Elle fait mine de la lui prendre avec des pincettes.

Bernard, se défendant. — Dame Nanette, je ne recommencerai plus.

Nanette. — Vous baissez, mon ami… Quand vous ne serez plus appariteur du barreau, vous pourrez toujours demander la place de concierge du palais, vieux cancanier.

Bernard. — C’est vrai que je baisse… Il va falloir songer bientôt à la retraite, et ça me fait de la peine… Quitter ces chers enfants que j’ai vu grandir, dont j’ai entendu les premiers bégaiements. Si vous saviez comme ils sont mignons, dans leur première robe, avec leur petit bonnet. C’est moi qui leur dis le premier : «  Mon cher maître » et ils rougissent comme des petits anges… je les habille, je leur apprends à porter correctement l’épitoge, à se bien tenir devant M. le bâtonnier… Je les conduis à la prestation du serment… Ils s’approchent pour la première fois de la barre avec la même dévotion que s’ils allaient peur la première fois à la sainte table… On dirait qu’ils vont encore renoncer au démon, à ses pompes et à ses œuvres…

Nanette, s’asseyant auprès du feu et tricotant. — …Comme vous voilà ému, mon pauvre Bernard.

Bernard. — C’est qu’ils m’aiment bien aussi. N’est-ce pas moi qui les rassure, les pauvres petits, quand ils sont appelés devant le conseil de l’ordre pour des bêtises, pour avoir raté leurs conférences Colonne ? Je leur offre un verre de coco. «  Un verre de coco, cher maître » ! et nous trinquons ensemble pour nous consoler… (Un soupir.) Mais parlons d’autre chose de moins triste, dame Nanette. J’ai des nouvelles de l’exécution de Jacquart… Oui, j’ai rencontré cet après-midi, au palais, un journaliste qui était allé à Melun… Il a vu votre jeune procureur.

Nanette. — M. Marie-Louis ?

Bernard. — Oh ! il s’agit bien de lui… Le journaliste m’a dit : «  Un jeune homme qui a une épaule plus haute que l’autre… » Pauvre M. Marie-Louis ! Quel dommage tout de même qu’il soit difforme. Il aurait fait un si beau juge ! Mais quel âge a-t-il exactement, maintenant ?

Nanette. — Vingt-sept ans… Il a huit ans de moins que son frère, M. Jean, qui, lui, en a trente-cinq à la saint Michel.

Bernard. — Et le voilà déjà procureur à Melun ! C’est utile d’appartenir à une vieille famille de magistrats ! Eh bien, vous savez, il n’a pas été brillant, ce matin, M. Marie-Louis !

Nanette. — Comment cela ?

Bernard. — Le journaliste m’a raconté qu’il avait fait d’abord le faraud, devant les membres de la presse. Et puis, il s’est trouvé très troublé au moment de l’exécution… Il paraît que, lorsque le couteau est tombé, il a failli se trouver mal ! Il s’est fait reconduire chez lui et n’a plus voulu recevoir personne.

Nanette. — Songez que c’est sa première tête !…

Bernard. — Il a dû bien souffrir !

Nanette, haussant les épaules. — C’est encore un enfant ! Ça ne sait pas…

Bernard. — Ça n’est pas comme M. Jean, hein ! En voilà un qui connaît son affaire… Vous l’aimez bien, M. Jean

Nanette, avec fanatisme. — Si je l’aime !…

Bernard, il prête soudain l’oreille à un bruit sourd et rythmé que l’on entend dans le plafond. — Qu’est-ce que c’est que ce bruit-là ?

Nanette, elle montre le plafond. — C’est l’ancêtre…

Bernard. — À cette heure-ci ?

Nanette. — Oui, il marche !… Tout à l’heure, je suis montée doucement pour voir s’il dormait… Il marchait en frappant le plancher avec sa grande canne… je lui ai dit : «  Vous ne vous couchez pas, mon maître  ? » Il ne m’a pas répondu. Il est venu à moi, en me regardant bien en face, mais il ne m’a pas vue, car il a continué à marcher… Pendant des heures, il marche dans sa chambre… C’est effrayant… à son âge…

Bernard. — Vous savez qu’on parle d’une grande fête pour son centenaire… Quand je pense qu’il y a là-haut un homme qui va avoir cent ans… et qui a été grand maître de la Justice sous le procurateur…

Nanette. — C’était une bien triste époque ; il a fallu tuer beaucoup de monde.

Bernard. — Croyez-vous que notre époque soit une bonne époque ! On n’est même plus tranquille au Palais de justice. Il n’y a pas seulement un mois voilà ce Tiphaine qui vient apporter sa bombe dans notre chambre des requêtes ? Votre président aurait pu être blessé.

Nanette. — Ça, c’est vrai ; heureusement, l’échafaud n’est pas fait pour les chiens…

Bernard. — Tout juste… (Se levant et allant regarder un portrait pendu au mur.) C’est de la vieille peinture, ça, hein, dame Nanette ?

Nanette. — Oh ! c’est un très vieux portrait.

Bernard. — Il n’a pas l’air commode, cet homme-là.

Nanette. — C’est le grand-père de l’ancêtre. Il a été procureur du roi, je ne sais plus duquel… il y a vingt ans j’aurais pu vous dire leur histoire, à tous, mais maintenant, je suis vieille, et je n’ai guère la tête solide.

Bernard. — Brrrt !… C’est triste ici… Ces vieux murs ; tous ces juges morts qui vous regardent, et tous les juges vivants que l’on rencontre ; ça sent plus la justice que le Palais de justice !… ce vieillard qu’on entend marcher dans le plafond… et Mme  Jean qui a l’air si malheureux… Je n’ai pas entendu le son de sa voix depuis quatre ans…

Nanette, se levant. — Vous la plaignez !… Voici ces messieurs !…


Scène II

LE PRÉSIDENT, donnant le bras à la belle Mme  LAMBERT, ils vont s’asseoir au premier plan, à droite. JEAN, s’entretenant avec LE RÉQUISITEUR GÉNÉRAL, PETIT-PIERRE, portant un gros livre sous le bras, Me  PATÉ, donnant le bras à BÉATRICE. Il la conduit à un pouf devant la cheminée et s’assied à côté d’elle dans un fauteuil profond, face au public. Béatrice se lèvera presque tout de suite pour s’occuper du service du café, sitôt que, tout le monde étant entré, le maître d’hôtel aura apporté le plateau. Entrent encore
en bavardant : Me  AGA, M. DE FABERT et M. LAMBERT.
Bernard, ayant ramassé précipitamment son dossier, remonte tout de suite au fond de la pièce avec Nanette.

Le Président, faisant son entrée avec la belle Mme  Lambert. — Non, chère amie, non, nous n’avons pas de nouvelles de Marie-Louis. Nous l’attendions ce soir, c’est la première fois qu’il manque à ma fête. J’aurai certainement une lettre demain… Alors vous voici revenus à Paris tout à fait ?…

Mme  Lambert. — Grâce à Dieu, mon cher président… Si vous saviez ce que nous nous ennuyions dans ce trou de province… et puis, vrai, vous me manquiez !

Ils s’assoient. La conversation continue à voix basse sur un ton d’intimité marquée.

Nanette, faisant un pas en Jean qui est tout à une discussion avec le réquisiteur général. — Monsieur Jean ! Monsieur Jean !…

Petit-Pierre, courant à Jean et l’empêchant ainsi de voir Nanette. — Mon papa, puisque c’est la fête de grand-père, n’est-ce pas que je peux me coucher quand je veux ?

Jean, qui s’est arrêté, mais toujours s’entretenant avec le réquisiteur général. — Oui, oui, Petit-Pierre…

Petit-Pierre va à la table et s’installa devant son livre.

Nanette. — Monsieur Jean…

Jean, impatienté. — Qu’est-ce qu’il y a, Nanette ?

Nanette. — C’est Bernard qui…

Jean aperçoit Bernard.

Bernard, saluant profondément. — Monsieur l’avocat général ?

Jean, de plus en plus impatienté. Au réquisiteur général. — Je vous demande pardon, monsieur le réquisiteur général. (À Bernard.) Voyons, que me voulez-vous, Bernard ?

Bernard, montrant son dossier. — C’est un dossier que M. Leperrier m’a chargé de vous remettre en mains propres, le plus tôt possible…

Jean, fronçant les sourcils. — Leperrier ! Qu’est-ce qu’il me veut ? (Il prend le dossier avec vivacité des mains de Bernard, y jette un coup d’œil.) Ah ! l’affaire Tiphaine. (Il lance le dossier sur la table.) Vraiment, ça ne pressait pas !

Bernard. — Mais il paraît que si… monsieur l’avocat général. Jean. — C’est bien, c’est bien… merci, mon ami… Nanette, je te recommande Bernard…

Il retourne à sa conversation avec le Réquisiteur général.

Bernard., remerciant — Oh ! monsieur l’avocat général.

Lambert. — Tiens ! Voilà Bernard… Bonsoir, Ber-nard… Surtout, Nanette, ne lui donnez pas de champagne… il ne supporte que le coco.

Bernard. — Oh ! monsieur le conseiller, j’ai connu un temps où vous veniez trinquer avec moi !… Mais vous n’étiez encore, à cette époque, monsieur le conseiller, que Me  Lambert…

Mme  Lambert. — Et moi, j’étais la belle Mme  Lambert ! Tout passe !…

Le Président. — Bernard, tu dis des bêtises…

Bernard. — Je radote, monsieur le président, aussi, je me sauve…

Il salue profondément et sort avec Nanette.

Scène III

LES PRÉCÉDENTS, moins NANETTE et BERNARD

Maître Aga, venant au premier plan, à gauche, avec M. de Faber. — …Une remise après vacation, mon cher monsieur de Faber, vous ne me la refuserez pas ?…

M. de Faber, jouant avec son binocle et faisant des grimaces. — Nous verrons cela… Mais, dites-moi, Aga, il y a une chose qui m’intrigue. Lorsque vous devez plaider devant moi, pourquoi faites-vous toujours renvoyer l’affaire à la fin de l’audience ?

Maître Aga. — Ah ! pourquoi !… Vous tenez beaucoup à ce que je vous dise pourquoi ?…

De Faber. — Dame !

Maître Aga, il se penche vers M. de Faber avec malice. — Eh bien, c’est à cause de vos digestions. Vous avez des digestions étonnantes, mon président !

De Faber, d’un ton très aigre. — Qu’est-ce que mes digestions ont à faire avec l’heure de vos plaidoiries ? Vous êtes insupportable, maître Aga, et vous allez encore nous gratifier de quelque impertinence… Vous oubliez que nous ne sommes pas au tribunal…

Maître Aga. — Bon, voilà que votre digestion commence… Il tire sa montre.) Je ne vous parle plus avant une heure du matin… De Faber. — Tant mieux ! En ce moment, je voudrais vous voir à tous les diables…

Maître Aga. — Je le sais… Vous êtes prêt à me condamner au maximum !

De Faber. — Qu’est-ce que ça veut dire ?

Maître Aga. — Je vous l’expliquerai à la fin de l’audience.. Alors vous m’acquitterez !

Le Réquisiteur général. — Avez-vous bientôt fini de taquiner M. de Faber, maître Aga ?

Maître Aga. — Monsieur le réquisiteur général, je voudrais écrire un livre sur le rôle de l’estomac au Palais de justice. Il serait d’un grand secours pour les stagiaires, mes jeunes confrères, qui apprendraient à ne se présenter que vers trois heures de relevée devant les digestions récalcitrantes et au début de l’audience… devant les digestions lourdes et somnifères… Messieurs ! Messieurs ! on a beaucoup médit des juges ! C’est un mal de ce pays de tout dénigrer, mais soyez persuadés que nos juges sont bons ; seulement il faut savoir s’en servir. Ce ne sont pas de purs esprits. S’ils ont tous une conscience, égale, ils ont chacun un tempérament différent, et comme le tempérament a la plus grande influence sur la conscience, c’est ce qui explique que, de deux inculpés poursuivis pour des méfaits semblables, devant des juges divers, l’un soit expédié à la Centrale et que l’on puisse rencontrer l’autre, après un glorieux acquittement, au Palais-Bourbon.

De Faber. — Vous, mon petit, vous finirez député !

Maître Aga. — Il faut finir par là pour commencer à être ministre de la Justice ! Accordez-moi ma remise après vacations et dans cinq ans je vous fais conseiller à la cour… Ah !… Messieurs ! Vous avez tort de sourire de théories ignorées des conférences Colonne, mais basées sur une expérience personnelle de vingt ans… Je parle le plus sérieusement du monde et je vous répète que la grande affaire pour le justiciable est de ne point tomber sur le président Faber à l’heure où il aurait tout intérêt à confier son sort au juge Paté… Où est-il, le juge Paté ?… je parie qu’il dort… (Les groupes s’écartent et laissent voir M. Paté qui somnole dans son fauteuil.) Là, que vous disais-je ?… Chut ! Un conseil… ne jamais réveiller le juge qui dort… Prolongez votre plaidoirie jusqu’à la minute du réveil… Ne vous apercevoir de rien… Terminez immédiatement, par ces mots : « J’ai confiance dans la sagesse du tribunal… » Le juge n’est point méchant qui a bien dormi… Mais gardez-vous de le réveiller.., car alors ?… Voulez-vous savoir ce qui arrive !… Vous allez voir… (Il prend une chaise, s’assied à côté de M. Paté et lui donne un coup de coude dans les côtes.) Eh bien ! nous acquittons ?…

Paté, se réveillant. — Hein ! Oui !… Deux ans !… (Tout le monde rit.) Comme c’est bête !…

Il se lève en se frottant les yeux, remonte au dernier plan, honteux.

Mme  Lambert, au président. — Aga a raison avec son juge qui digère… il devrait nous parler maintenant du juge amoureux.

Le Président, souriant. — Je croyais que les juges n’avaient pas de cœur ?

Mme  Lambert. — Dites-moi, Louis, vous rappelez-vous quand vous m’avez donné l’acquittement de Karl le Morlière.

Le Président, souriant. — Non, je ne m’en souviens pas…

Mme  Lambert. — Insolent !

Béatrice, une tasse de café à la main. — Madame Lambert, une tasse… je crois que vous l’aimez sans sucre…

Mme  Lambert. — Merci, mon enfant ! (Elle retient Béatrice.) Mais ne partez pas si vite ! Quelle petite sauvage !

Béatrice, se retirant. — M. Paté n’a pas eu son café… Il va se rendormir…

Elle s’éloigne continuant son service.

Mme  Lambert. — Ces jeunes femmes, ça manque d’équilibre. J’ai connu celle-ci extravagante de vie et de gaieté dans les premiers temps de son mariage et maintenant la voilà morte… Toujours cette vieille histoire avec Leperrier ? Vous m’avouerez que votre fils est ridicule… Si mon mari…

Lambert, venant derrière sa femme et le président, il écoute. — Qu’est-ce qu’il a fait votre mari ?…

Mme  Lambert. — Ah ! vous nous surveillez ! Je disais justement au président, cher ami, que vous étiez le modèle des époux. Quand j’étais jeune, vous me laissiez faire tout ce que je voulais et maintenant vous êtes jaloux comme un tigre !

Lambert. — C’est pour vous faire croire que vous avez toujours des amoureux, ma belle !…

Il embrasse les mains de sa femme.

Mme  Lambert, regardant avec reconnaissance son mari. — On n’en fait plus !… Mais qu’est-ce que votre fils Jean complote avec notre réquisiteur général ? Ils ne se lâchent pas.

Le Président. — Ils doivent s’entretenir de la cérémonie que l’on prépare pour l’ancêtre. Vous savez que tout le palais veut défiler sous ses fenêtres le jour de son centenaire…

Le Réquisiteur général, s’avançant. — Messieurs, je vous annonce que le gouvernement a résolu d’organiser officiellement la fête que les amis et les admirateurs de Petrus Lamarque avaient projetée pour le jour de son centenaire. Tous les corps qui appartiennent de près ou de loin à la justice et à la basoche, tiendront à honneur de venir, dans quelques jours, saluer l’illustre vieillard…

Petit-Pierre. — Ils seront au moins mille, hein, papa ?

Jean. — Tais-toi, Petit-Pierre !…

Le Réquisiteur général.M. le grand réquisiteur et moi, nous nous réjouissons doublement de cette décision des ministres, d’abord, parce que nous sommes depuis de longues années les amis de la maison des juges, ensuite parce qu’il est bon que, dans ces temps où l’anarchie…

De Faber. — Parfaitement !

Maître Aga, à de Faber. — Vous ne savez pas ce qu’il va dire…

De Faber, rageur. — Vous ! Allez donc plaider pour les anarchistes !…

Le Réquisiteur général, regardant sévèrement de Faber qui l’a interrompu. — … où l’anarchie apporte sa bombe jusque dans le Palais de justice, une manifestation semblable vienne glorifier celui qui a su toujours, dans les circonstances les plus difficiles, faire respecter les lois…

Tous. — Bravo ! Bravo !

Maître Aga, allant serrer les mains du président. — Bravo pour la maison des juges ! mon président ! Cependant, (Se tournant vers le grand réquisiteur.) si je m’associe entièrement à la joie de M. le grand réquisiteur, je crois de mon devoir de faire une légère restriction quant à l’allusion qu’il s’est permise relativement la bombé de mon client…

Lambert. — Comment ! c’est encore vous qui plaidez pour celui-là. Je croyais qu’il ne voulait pas d’avocat. De Faber, hargneux. — Il plaide pour tous les anarchistes !…

Maître Aga. — Justement, ce n’est pas un anarchiste… Et voilà pourquoi je proteste respectueusement contre les paroles de M. le réquisiteur général. La bombe de mon client n’est pas une bombe anarchiste, du moins à ce qu’il m’a dit.. Tiphaine n’a pas voulu venger la société en déposant sa bombe à la chambre des requêtes. Avant tout il se serait vengé lui-même.

De Faber. — De quoi ?

Maître Aga. — Je n’en sais rien… mais allez le demander à M. Leperrier, qui l’a interrogé à fond cet après-midi. Peut-être le sait-il ? Moi, je l’ignore encore, je me suis fait remplacer à l’interrogatoire par mon secrétaire. J’en ai assez de ces séances-là. Ce Tiphaine est têtu comme une mule et muet comme une carpe.

Le Président, à Jean. — Mais, n’est-ce pas toi qui dois «  occuper » en cour d’assises ?

La belle Mme  Lambert quitte sa place auprès du président et va reindre Béatrice avec laquelle elle a un bavardage affectueux.

Jean. — Oui, mon père, l’affaire me revient. Elle sera plaidée bientôt du reste. Et je viens de recevoir un dossier qui le concerne.

Il montre le dossier qu’il a jeté sur la table.

Maître Aga, s’avançant vers le dossier. — Tout le secret de Tiphaine est peut-être là !

Jean, indifférent. — Peut-être !…

Lambert. — Ce sera un beau procès pour vous, mon cher Jean.

Maître Aga. — … Et l’occasion d’être encore malmené par ces partis d’opposition. Savez-vous, mon cher avocat général, qu’il vous faut un vrai courage ! Vous en ont-ils-assez voulu après le procès des trente-cinq ! Vous en avez fait condamner trente-quatre. C’est admirable !

Lambert. — Qu’a-t-on fait du trente-cinquième ?

Maître Aga, avec une suffisance affectée. — … C’était mon client ; on l’a acquitté.

M. De Faber. — Parce qu’il vous a empêché de parler !

Le Réquisiteur général. — Nous aurons du mal avec Tiphaine… En somme, son attentat a raté. L’engin a blessé un garde municipal et défoncé un mur… Et puis, Tiphaine n’a voulu faire sauter quel des juges et vous savez que les juges ne sont pas sympathiques, Mme  Lambert, interrompt sa conversation avec Béatrice. — Eh bien, M. le réquisiteur général, vous êtes charmant pour notre pauvre président, qui en était, lui, de ces juges, et le plus menacé…

Le Réquisiteur général. — Vous savez que vous serez appelé comme témoin, mon cher président !…

Le Président. — Oui… j’ai aperçu l’accusé ; il me regardait avec des yeux de fou… je ne lui ai pourtant rien fait ! C’est un pauvre halluciné !… Il bénéficiera des circonstances atténuantes…

Jean. — Mais, mon père, avec une pareille façon de voir, il n’y a plus de justice possible.

Mme  Lambert. — Je l’ai toujours dit : le président vole son pain.

Le Réquisiteur général. — Voilà une clémence embarrassante. Nous aurons déjà assez de mal à arracher aux jurés une condamnation sérieuse… Ah ! si au lieu de déposer sa bombe au palais il l’avait jetée dans la foule anonyme et bourgeoise d’un café ou d’une promenade publique !… Mais, tuer un juge, n’est-ce pas toujours venger quelqu’un ?… (Allant prendre congé du président et de Jean.) Je vous demande pardon… il faut que je vous quitte, j’ai à travailler ce soir. Je puis aller présenter mes hommages à l’Ancêtre ?

Le Président. — Mais oui, monsieur le réquisiteur général, Béatrice va vous accompagner…

Le Réquisiteur général — Je ne pense pas que vous ayiez sa tête, mais vous pouvez toujours la demander…

Jean. — C’est mon devoir, monsieur le Réquisiteur général.

Le Réquisiteur général sort avec Béatrice par le petit escalier.

Mme  Lambert, à son mari. — Vous oubliez qu’on nous attend…

Le Président. — Comment, vous nous quittez déjà ?

Mme  Lambert. — Oui, nous avons rendez-vous pour aller à une répétition générale…

Le Président. — À cette heure !… Eh bien, vous arriverez à temps !…

Lambert. — Oh ! nous serons encore en avance. Rideau à minuit.

Maître Aga. — Mais c’est à Montmartre ! La revue, hein ! J’en suis ! (À M. Paté.) Venez donc avec nous, ça vous réveillera. (À M. de Faber.) Laissez-vous tenter, ça vous égayera… De Faber. — Vous n’y pensez pas ! Ce serait un scandale ! À Montmartre !

Maître Aga. — De quoi ?… Vous ne savez pas qui j’ai rencontré avant-hier au «  Chat Mort » ?… Plastron ! Le président de la Chambre des mises en accusation… avec une cliente à moi…

De Faber. — Je comprends ça… elle n’avait pas confiance en son avocat ; elle prenait ses précautions avec son juge…

Maître Aga, à Paté. — Quelle rosse !… Allons ! à Montmartre ! (Il fait ses adieux à Jean, à Béatrice, au président.) Vous ne venez pas, mon président ? (Signe de protestation du président.) Eh bien, c’est décidé !

À M. de Faber.

De Faber. — Qu’en dites-vous, Paté ?

Paté. — Je dis que du moment que Mme  Lambert elle-même…

Mme  Lambert, embrasant Béatrice qui est revenue. — Merci, Paté ! (À Béatrice.) Il faut venir me voir, ma petite… Envoyez-la-moi, mon président.

Le président lui baise la main.

Maître Aga, Il prend de Faber sous le bras. — Et puis, vous pourrez souper à quatre heures du matin sans commettre un crime, vous n’avez pas audience demain… À Montmartre !…

Il sort en fredonnant un refrain de Montmartre. Les Lambert, Me  Aga, M. de Faber, M. Paté sortent par la porte du dernier plan à gauche. Le président les accompagne, puis rentre. On entend les voix qui chantent en sourdine, dans la coulisse, un refrain de Montmartre.


Scène IV

LE PRÉSIDENT, JEAN, BÉATRICE, PETIT-PIERRE

Jean. — Allons, Petit-Pierre, il est temps d’aller se coucher.

Petit-Pierre, montrant une image de son livre. — Mon papa, qui est celui-ci ?

Jean, regardant l’image. — C’est Pierre Séguier, qui fut avocat général sous Henri II, puis président à mortier.

Petit-Pierre. — Et celui-ci ?

Jean. — C’est Antoine Séguier, son fils. Et voici d’autres membres illustres de cette illustre famille de magistrats.

Petit-Pierre, continuant à feuilleter le livre. — Et celui-ci ? Dites-moi encore, mon papa, qui est celui-ci ?

Jean, mettant son fils sur ses genoux. — Antoine, Jean Mathieu, baron de Séguier. Il est bien connu ! Tu sais bien, mon Petit-Pierre, c’est lui, auquel le roi demandait un service, dans un procès, et qui répondit…

Petit-Pierre. — Attends, attends, mon papa ! Je vais dire ce qu’il a répondu : « La cour rend des arrêts et non pas des services. »

Jean, remettant son fils sur ses pieds. — Tu comprendras un jour la grandeur de cette parole, Petit-Pierre.

Le Président, il causait au dernier plan avec Béatrice. — Oh ! c’est encore lui, ce baron, si mes souvenirs sont exacts, qui, après avoir exprimé à l’empereur, chaque fois que l’occasion s’en présentait, ses sentiments de dévouement inaltérable et d’admiration sans bornes, s’empressa de déposer en 1814, aux pieds de Louis XVIII, l’hommage de sa fidélité à toute épreuve !

Jean. — Qu’importe qu’il ait été magistrat sous l’empire ou sous la royauté, ou sous la domination du procurateur, ou sous la République, s’il n’a servi que sa conscience !

Petit-Pierre. — C’est beau, dis papa, tant de magistrats dans une famille ? Nous aussi, nous sommes une grande famille de magistrats !…

Jean. — Sois-en fier, mon Petit-Pierre, et souviens-toi toujours, quand tu seras tenté de faire mal, que tu appartiens à une maison qui punit les fautes, mais qui n’en commet pas !… (On entend le bruit que fait l’ancêtre en marchant.) Est-ce que l’Ancêtre n’est pas encore couché ? Entendez-vous ?

Le Président. — Je ne sais ce qu’il a depuis quelque temps à marcher ainsi nuit et jour, Le réquisiteur général qui descendait de chez lui m’a dit qu’il ne l’avait jamais vu aussi vivant.

Petit-Pierre. — Dis-donc, mon papa, à quoi pense-t-il, l’Ancêtre, quand il marche ?

Jean. — Il pense qu’il a été le plus grand juge de la terre. Il faut bien l’aimer, Petit-Pierre.

Petit-Pierre. — Je l’aime, mais il me fait peur… Moi aussi, je veux être un jour un grand juge, et tu vois, je ne ris jamais. Le Président. — Allons ! viens embrasser, l’Ancêtre avec moi, qui ne suis pas un grand juge, puisque je ris toujours,

Jean, qui a ouvert le dossier sur la table. Arrêtant son père. — Vous savez quel est ce dossier que m’a apporté Bernard ?

Le Président. — Puisqu’il vient de Leperrier, j’imagine que ce sont quelques pièces, relatives à l’affaire Tiphaine…

Jean. — Oui… mais figurez-vous qu’il y a là, épinglée, une lettre de Leperrier. Je reconnais son écriture.

Béatrice qui s’était assise au coin du feu avec un livre relève la tête.

Le Président. — Elle t’est adressée ?

Jean. — Oui, à M. l’avocat général Jean Lamarque.

Le Président. — Eh bien, décachète et lis.

Jean. — Vous ne sauriez croire combien cela me répugne…

Le Président. — Quel homme étrange tu fais !… Une affaire de service… quelque communication.

Jean. — Vous avez raison. (Il décachète la lettre qui se trouve dans le dossier. Lisant : ) « Monsieur l’avocat général, j’ai l’honneur de vous faire parvenir certaines pièces du dossier Tiphaine. Puisqu’il est certain que vous devez occuper dans l’affaire, elles seront pour vous d’un intérêt tout spécial. C’est contrairement aux usages que je vous communique ces pièces avant la clôture de mon instruction, et sans que vous me les ayez demandées… »

Le Président. — Où veut-il en venir ?

Jean, continuant à lire. — « Mais quand vous en aurez pris connaissance et plus particulièrement quand vous aurez lu la copie du dernier interrogatoire auquel j’ai soumis l’inculpé, cote 172, vous excuserez la liberté que j’ai cru devoir prendre au nom d’une ancienne amitié… » (S’interrompant et froissant la lettre, d’une voix sourde.) Qu’est-ce que cela veut dire ?

Le Président. — Mais regarde donc !…

Jean. — Tout le dossier est sous enveloppe…

Le Président. — Fais sauter l’enveloppe !… Tiens, passe-moi tout ça !… (Il feuillette le dossier.) Cote 172… 172… 172… 20 décembre, c’est cela… (Lisant : ) « Tiphaine est introduit. Demande : Êtes-vous enfin décidé à me dire votre véritable nom ? Réponse : Je m’appelle Jules-Alfred-Louis Tiphaine. Il est vraiment étrange que ce nom de Tiphaine, à vous autres juges, ne vous rappelle rien et que vous ayez perdu le souvenir du plus abominable des crimes. — Demande : De quel crime parlez-vous ?… Réponse : D’un crime judiciaire qui a fait tomber trois têtes. — Demande : Quelles têtes ? — Réponse : Mais les têtes des frères Tiphaine ! »

Petit-Pierre. — Oui, oui, mon papa. Les frères Tiphaine, c’est dans l’histoire de France…

Jean. — Ah ! l’affaire des frères Tiphaine… Mais alors, c’est l’Ancêtre…

Le Président. — Chut !… (Lisant.) « Demande : Seriez-vous donc un descendant de ces trois frères Tiphaine qui moururent sur l’échafaud pour avoir tenté d’assassiner le procurateur ! Réponse : Il n’y a point d’assassins dans notre famille, monsieur, ni assassins, ni juges. Il y a trois jeunes gens qui eurent la tête tranchée parce qu’ils avaient prononcé trop haut le nom de « Liberté »… Je suis le petit-fils de l’aîné de ces trois martyrs. Mon père est mort de faim ; moi, je demande à mourir comme le père de mon père… de l’échafaud ! »

Jean, se promenant dans une grande agitation puis s’arrêtant soudain et haussant les épaules. — Un fou !… Un fou ! Quel style !… Quelle déclamation stupide ! et c’est cela que Leperrier…

Le Président, continuant a lire. — « Demande : Ceux que vous appelez des martyrs ne furent même pas des condamnés politiques, mais des bandits de droit commun. — Réponse : Je sais qu’ils ont été jugés comme tels par ordre du grand maître de la Justice, Petrus Lamarque, auquel on avait promis les honneurs du tribunat et la grand’croix du procurateur. »

Jean. — Un fou ! ferme ce dossier ! ferme ce dossier !

Le Président. — Tu as raison ! Que nous font ces infamies ?

Jean. — Et pourquoi nous les apporte-t-on ici ? (Il sonne. Nanette entre. Il lui dit en lui tendant le dossier.) Tu vas courir chez Bernard. Remets-lui immédiatement ce dossier ; qu’il le remporte sans tarder au domicile de M. Leperrier. Qu’il le lui remette en mains propres et qu’il ait soin de lui dire que je le dispense désormais de ses outrageantes communications. (Elle prend le dossier et disparaît) Abel Leperrier ! Il y a quatre ans qu’on n’a entendu ce nom ici, ou qu’on le prononçait si bas…

Il regarde Béatrice. Le Président. — Jean !… (Il lui montre Petit-Pierre.) Embrasse ton père, Petit-Pierre, et viens te coucher. (À Jean.) Nous reparlerons à loisir de cette affaire, demain matin, Jean.

Petit-Pierre va embrasser son père et rejoint le président près de l’escalier.

Le Président. — Eh bien, tu n’embrasses pas ta mère !

Petit-Pierre va à Béatrice et lui tend froidement son front.

Béatrice, serrant son enfant dans ses bras, lui dit à demi-voix. — Tu ne m’aimes donc plus, Petit-Pierre ?

Petit-Pierre. — Papa m’a dit que vous n’aimiez pas les juges…

Le président et Petit-Pierre sortent par l’escalier.


Scène V

JEAN, BÉATRICE

Béatrice, faisant un pas vers son mari qui se dispose à quitter la pièce. — Jean…

Jean. — Béatrice…

Béatrice. — Petit-Pierre ne m’aime plus !

Jean. — Vous vous l’imaginez.

Béatrice. — Jean, vous me haïssez trop et vous m’avez rendue si malheureuse que je ne vous aime plus ! Et cependant, comme vous me l’avez imposé, comme vous m’y avez condamnée, je suis restée ici.

Jean. — Il y allait de votre honneur et de l’honneur de cette maison.

Béatrice. — Mon honneur ne m’a été cher qu’autant que vous avez bien voulu y croire. Et quant à cette maison, son honneur ne m’occupe que parce qu’il appartient à mon fils. C’est donc pour l’honneur de mon fils, Jean, et aussi pour son amour, la seule chose qui me restait au monde, que j’ai subi votre volonté.

Jean, avec amertume. — C’était d’une bonne mère !

Béatrice. — Vous vous êtes cruellement méfié de la mère…

Jean. — C’est vrai.

Béatrice. — Je n’avais pas besoin de votre aveu, hélas ! pour m’apercevoir de ce que vous faisiez de mon fils.

Jean. — Et moi donc ? Béatrice. — Un ennemi de sa mère… Ne protestez pas !… Vous savez bien que c’est la vérité ! Par instants, je le surprends à me regarder d’un air si grave qu’il semble m’accuser et je n’ose l’interroger de peur d’apprendre par quelle cruelle machination vous me fermez son cœur.

Jean. — Béatrice, je vous assure… Petit-Pierre est très sérieux pour son âge.

Béatrice. — Il est si sérieux Jean, qu’il ne m’embrasse plus. Encore, tout à l’heure, là, devant vous, si son grand-père n’avait montré pour moi quelque pitié, je n’aurais pas eu ce soir le baiser de Petit-Pierre. Après avoir compté ses sourires, j’en suis réduite à mendier ses baisers… si bien que, le voyant aussi loin de moi, voilà que j’ai peur…

Jean. — De quoi avez-vous peur ?

Béatrice. — De m’éloigner de lui comme il s’éloigne de moi… Vous m’avez tellement changé mon fils que je ne le reconnais pas et… que je ne me reconnais plus… c’est comme si je l’avais perdu depuis longtemps déjà… et je sens que si vous ne venez à mon secours, je cesserai de le pleurer bientôt… (Jean et Béatrice restent un moment silencieux.) Je n’ai plus de mari, je n’aurai plus d’enfant. Vous avez voulu que je cesse de vous aimer, Jean, quand je n’aimerai plus mon fils que me restera-t-il ?… Vous ne dites rien.

Jean. — À quoi bon parler de tout cela, ressusciter le passé ? Je n’y veux aucune allusion.

Béatrice. — Ne trouvez-vous point que j’aie assez souffert ?… Vous voyez comme je me fais humble et petite… Je vous dis que j’ai peur de ne plus aimer mon fils ! Notre enfant, Jean ! Vous qui pouvez tout, qui commandez à sa jeune intelligence, ne l’empêchez donc pas d’aimer sa mère… Je vous supplie encore une fois, comme une coupable…

Tout ceci doit être dit avec la plus grande simplicité.

Jean, sans colère. — Que vous êtes…

Béatrice. — Non ! (Jean et Béatrice se regardent longuement) Non Non ! Non !

Jean. — En vérité ! Est-ce que nous allons reparler ?…

Béatrice. — Est-ce que vous avez espéré que, je ne protesterais plus ?

Jean, presque avec douceur. — J’ai cru qu’un jour viendrait où, vous étant repentie, vous avoueriez, Béatrice.

Béatrice. — Ah ! l’aveugle ! le triste, le misérable aveugle que vous êtes ! Depuis quatre ans vous n’avez pas changé… Je vous retrouve les yeux aussi fermés que le jour où vous m’avez condamnée !… Et cependant vous devriez être habitué à démêler le vrai du faux… et vous savez combien il faut se méfier des apparences !

Jean. — Oh ! les apparences…

Béatrice. — Elles ont été contre moi. Je sais que j’ai été légère et même coquette… mais j’étais si jeune !… Je ne connaissais que ma volonté et que ma joie… et que mon honnêteté… C’est vrai ! il y a eu des coïncidences… de tristes coïncidences !…

Jean. — C’est assez, Béatrice… c’est assez !… Vous m’avez déjà dit tout cela…

Béatrice. — Mais oui ! je vous ai dit tout cela… Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?… Est-ce donc ma faute si vous avez trouvé chez lui des objets qui m’appartenaient et qu’il m’avait dérobés ou qu’on avait peut-être portés chez lui à son insu ?… Pourquoi pas ? Tout vous a égaré… des lettres anonymes… la basse dénonciation d’une domestique…

Jean. — Nanette !… Cette domestique est une amie fidèle… elle nous a élevés, elle a été presque une mère pour Marie-Louis et pour moi.

Béatrice. — La basse dénonciation de votre Nanette… tout est venu vous apporter la certitude que je vous avais trompé… et j’étais innocente. Je vous l’ai crié et vous ne m’avez point crue, parce que vous disiez avoir vos preuves et que nier ces preuves, c’était nier l’évidence et la possibilité d’atteindre à l’évidence… est-ce que je sais ? Mais quelle besogne de justice faites-vous donc au tribunal si vous êtes incapable de reconnaître l’accent de vérité dans le cri que l’on pousse vers vous et la pureté dans les yeux qui vous regardent !

Jean. — J’ai entendu d’autres cris que les vôtres, Béatrice, et j’ai appris…

Béatrice. — Et mes yeux ? As-tu vu des yeux plus innocents que les miens !… En connais-tu de plus purs ?… (Désespérée.) Tu ne me crois pas encore ! Je te jure, Jean, que je n’ai jamais aimé Abel Leperrier… Jean. — Assez ! Assez ! ne prononcez pas ce nom !

Béatrice. — Ce n’est pas moi qui l’ai prononcé pour la première fois, ce soir… mais, puisqu’on a nommé cet homme ici, je veux te dire encore que je ne l’ai jamais aimé !

Jean. — Je vous assure, Béatrice, qu’il vaut mieux vous taire sur tout ceci, car vous parleriez un siècle que je ne vous croirais point.

Béatrice. — Savez-vous que voilà une chose tout à fait effrayante ? Une femme innocente est entre deux juges… L’un, son mari, l’accuse d’être la maîtresse de l’autre et l’autre est incapable de démontrer au premier qu’il n’est point son amant ! Innocente, entre deux hommes dont le métier est de chercher la vérité partout où elle se cache, et voilà que de leur rencontre résulte ma condamnation !… Ce serait à mourir de rire de votre justice, si elle ne m’avait fait tant pleurer ! Ainsi, vous me voyez chaque jour. J’ai partagé votre lit. Vous m’avez regardé vivre, vous avez écouté mon sommeil. Vous avez pénétré dans ma pensée. Vous avez occupé mon cœur. Je suis un morceau de vous. Vous devriez me connaître comme vous-même, et cependant, vous m’ignorez tellement que votre erreur a fait de moi la plus triste victime !… J’ai dû vivre des années avec la haine de mon mari et l’indifférence de mon fils dans la maison des juges, au milieu de l’hostilité de ces murs, sous les pieds de ce vieillard qui ne dort jamais, et je suis innocente ! (Jean s’est laissé tomber dans un fauteuil, la tête dans les mains. Béatrice en prononçant les dernières phrases est arrivée contre la fenêtre. Elle regarde les tours, illuminées par la lune, et après un silence, dit :) Ah ! le Palais de justice…

Elle sanglotte.


Scène VI

JEAN, BÉATRICE, MARIE-LOUIS

Béatrice, apercevant la première Marie-Louis qui pousse la porte de gauche, dernier plan. — Marie-Louis !

Jean, affectueusement. — Ah ! c’est toi, Marie-Louis. Pourquoi sommes-nous restés si longtemps sans te voir ?

Marie-Louis, il est en costume de voyage. Il porte une longue pelisse qui dissimule un peu une difformité d’épaules. — Je ne sais pas. Jean. — Comment ! Tu ne sais pas ! Serais-tu malade ?

Marie-Louis. — Oui.

Béatrice, inquiète. — Vous souffrez ?

Jean. — Pourquoi ne nous as-tu pas prévenus ? Qu’as-tu ?

Marie-Louis. — Oh ! Je ne suis bien malade que depuis ce matin.

Jean. — C’est ce matin qu’on a exécuté Jacquart, à Melun ?

Marie-Louis. — Oui, à six heures, devant la porte du cimetière.

Jean. — Es-tu malade de cela ?

Marie-Louis. — Oui.

Jean. — Ce Jacquart avait assassiné une vieille femme.

Marie-Louis. — Ce Jacquart avait dix-neuf ans et c’est épouvantable de se dire qu’on a fait tomber une tête de dix-neuf ans !

Jean. — Je crois qu’il est encore plus affreux de se dire qu’il y a des assassins de cet âge !… Remets-toi, Marie-Louis. Ton émotion du reste est toute naturelle. C’est la première fois, n’est-ce pas, que tu réclames la peine capitale et que tu l’obtiens ?

Marie-Louis. — Oui, une première tête… Ma première tête !… Je ne suis réellement magistrat que depuis ce matin…

Jean. — Oh ! Marie-Louis ! Comment peux-tu plaisanter avec une chose aussi terrible ?…

Marie-Louis. — Plaisanter ! Ah ! Dieu m’est témoin… Regardez-moi et dites-moi si j’ai la mine d’un homme qui plaisante. Tu ne vois donc pas que j’ai peur !…

Jean. — Peur de quoi ?… des fantômes ?…

Marie-Louis. — Oui, c’est cela… (Il se lève.) des fantômes ! Oh ! ne souris pas !… (Il va à Béatrice.) Savez-vous, Béatrice pourquoi je suis venu ici, ce soir !… Je vais vous le dire, à vous, et vous ne sourirez pas !… Parce que j’avais peur de passer la nuit, tout seul, dans ma petite maison de Melun…

Béatrice. — Mon pauvre ami…

Marie-Louis. — Oh ! oui, plaignez-moi…

Jean. — C’est de l’enfantillage !…

Marie-Louis, il revient à Jean. — Eh ! non ! C’est de la peur !… Il faut que je te dise qu’il m’est arrivé quelque chose de terrible avec cet enfant que j’ai fait guillotiner ce matin… Toi qui es si fort, si sûr de toi, si maître de ta conscience, Jean, écoute-moi, écoute-moi bien !

Jean. — Parle, Marie-Louis.

Marie-Louis. — Voici. La nuit dernière, après m’être entendu sur l’heure et le lieu avec l’exécuteur des hautes œuvres, je montai dans ma chambre.

Jean. — Où t’attendait ta maîtresse.

Marie-Louis, avec un mouvement brusque. — Je n’ai pas de maîtresse, Jean, mais comment sais-tu cela ? fait, une femme était dans ma chambre.

Jean. — Je sais que, depuis quelque temps, tu mènes une vie joyeuse !

Marie-Louis. — Joyeuse ! Ah ! tu as des mots malheureux ! Je n’ai jamais été aussi triste que depuis que je mène cette vie-là. Oui, c’est vrai, je n’ai pas une maîtresse… j’ai depuis quelque temps des maîtresses… (Avec ironie.) Ne suis-je pas d’un âge à me distraire ?… J’ai besoin de beaucoup de distraction… Et puis… et puis. (Avec une grande amertume.) Vois-tu… je suis toujours étonné… Oh ! je veux te dire cela pour que tu regrettes amèrement d’avoir fait allusion à cette chose… et que tu ne m’en parles plus jamais… je suis toujours étonné de trouver une femme dans mon lit…

Il se cache la figure de ses mains.

Jean, se levant et lui prenant la main. — Marie-Louis… pardon !

Marie-Louis, reprenant son récit. — Je montai donc dans ma chambre. Ma maîtresse comme tu dis, une femme que j’avais fait venir de Paris pour cette nuit-là, dormait. N’est-ce pas étrange, Jean, que j’aie voulu avoir dans mon lit, à l’heure où je m’apprêtais à faire tomber la tête d’un homme, cette fille. Non, Jean, non, ce n’est pas étrange. Je croyais alors que c’était de la forfanterie, c’était encore de la peur ! Je ne la réveillai point. Quelle nuit ! Car je songeais à la nuit de l’autre, et je me l’imaginais les yeux grands ouverts, dans les ténèbres, comme les miens… Dehors, dans le silence de toutes choses, le vol des heures venait frapper d’un même coup d’aile, aux fenêtres de ma chambre et aux vitres de sa cellule. Il me semblait que ma pensée habitait son cerveau et que c’était moi qui avais la terreur de mourir ! Et cette femme, à côté de moi, dormait. Oh ! dormir ! Je n’osais même plus fermer les yeux. Je vis venir à moi, par la fenêtre de la chambre, un rayon de lune. La pâle et triste lumière !… Elle gravit insensiblement notre couche et, dans le moment que je me retournais vers cette femme, qui respirait si paisiblement à mes côtés, le rayon lunaire l’éclairait si fantastiquement qu’il l’avait décapitée !… Oh ! je sais bien, Jean, je sais bien qu’il y a de quoi rire, pour de vieux magistrats qui ont l’habitude…

Jean, très affectueusement. — Non, Marie-Louis, je ne rirai pas.

Marie-Louis. — J’ignore comment sont tes nuits d’exécution, mais je ne te souhaite point une nuit comme celle que je viens de passer… Écoute, écoute, car je ne t’ai encore rien dit. Je vis cette tête dans la nuit et je poussai un grand cri… Ma maîtresse se réveilla, me demanda ce que j’avais, et je partis à rire. Il devait être cinq heures du matin. Je m’habillai. En bas, on frappait à ma porte. J’allai ouvrir. C’étaient des journalistes venus de Paris pour l’exécution. Je leur offris l’hospitalité. Je mis des bouteilles sur la table. Nous avons plaisanté et, ma foi, je riais plus fort que les autres. Nous bûmes, nous trinquâmes à ma première tête, et je pris congé, pour courir à la prison. Oh ! mon frère ! Cet enfant qui allait mourir était plus calme et resta plus maître de lui que l’homme qui venait lui annoncer sa mort prochaine. Il me dit qu’il se repentait et il exprima la dernière volonté de rester seul un instant avec moi : « Monsieur le juge, fit-il alors, vous pensez bien que je ne vais point mentir devant l’échafaud. Vous avez prétendu dans votre réquisitoire que j’avais des mœurs infâmes et que j’avais perverti mes petits camarades. Vous vous êtes trompé, monsieur le juge. J’ai tué, mais je n’ai pas fait cela ! » Oh ! mon frère ! mon frère ! On n’a peut-être refusé les circonstances atténuantes à cet enfant qu’à cause de cela, et sa tête n’a roulé ce matin que sur ma fausse allégation. Non ! non ! je n’avais point la preuve de cette détestable perversion, je n’avais que de faibles présomptions et emporté, par le caractère de ma magistrature, j’ai affirmé !… Et sa tête… toute ma vie je verrai sa tête… Quand elle était encore sur ses épaules, sur le cou tout nu, quand elle embrassait le Christ avec transport… Quand elle me regarda une dernière fois… et puis, ce fut la chose !… Ah ! dites-moi donc, vous autres, comment vous faites pour frapper les hommes sans remords !… Moi, je suis un enfant, qui ne sait pas… instruisez-moi, consolez-moi, soutenez-moi.. Je viens à toi, Jean, je viens à vous tous, les juges de la maison de mon père !…

Béatrice. — Marie-Louis… Marie-Louis…

Marie-Louis, se retournant. — Qui donc ici pleure avec moi ?… (Apercevant Béatrice.) C’est vrai, vous étiez là, Béatrice ?…

Jean. — Comme je te plains, Marie-Louis !…

Il lui serre tes mains.

Marie-Louis. — J’ai peut-être été bien coupable, Jean, mais je suis venu ici pour t’entendre. Sois sévère pour moi, aussi dur que tu l’es pour toi-même.

Jean. — Il y a des heures où c’est une chose affreuse, que d’être magistrat..

Marie-Louis. — …Affreuse…

Jean. — Affreuse… et difficile… Tu me dis qu’il est de ton âge de se distraire. Il n’est donc point de ton âge d’être juge ? Prends-tu la justice pour une distraction ?

Marie-Louis. — Plains-moi, car si tu savais ce que ce désordre passager cache d’anxiété et de désespoir…

Jean. — C’est donc que ta conscience est dans un singulier état.

Marie-Louis. — Peut-être…

Jean. — Comment veux-tu juger si tu ne peux t’appuyer de toute ta force sur ta conscience ? Il faut te faire une conscience de granit, Marie-Louis… Mon pauvre enfant, crois-tu donc que c’est assez de te vêtir d’une robe pour être un juge ? Oh ! certes… je vois tous les jours des hommes que, ni la grandeur de leur esprit, ni la pureté de leurs mœurs, ne distinguent des autres hommes ; ils passent dans la vie, avec les passions et les crimes quotidiens de chacun, ils s’affublent de quelques oripeaux, et on les appelle des juges !

Marie-Louis. — Je suis de ceux-là ! Hélas !

Jean. — Au nom de quoi jugent-ils et frappent-ils ? De quel droit vont-ils exiger des autres une vertu qui leur est étrangère ?… Et par quel artifice ceux-là dont le cœur, l’esprit et la conscience sont prostitués, se guideront-ils entre ces deux pôles du monde : le pur et l’impur !… Juger est une mission si haute et si sainte que je place celui qui l’accomplit selon sa conscience au-dessus du prêtre et plus près de Dieu !

Marie-Louis. — Quel beau !… quel grand juge tu fais… toi, Jean !… Moi, je suis indigne de juger les hommes !

Jean. — Commence par te juger avec sévérité. Tu me disais tout à l’heure que j’étais dur pour moi-même. C’est vrai, si dur pour moi et pour ceux de ma maison que pas un de ceux que j’ai frappés au nom de la loi ou de ma conscience ne pourrait me reprocher son supplice. (Ce disant il a regardé Béatrice.) Allons, mon frère, relève-toi… et viens avec moi chez l’Ancêtre… Ta longue absence l’a surpris et tous les jours il demandait de tes nouvelles.

Marie-Louis, allant serrer les mains de Béatrice. — À demain, Béatrice.

Béatrice. — Bonsoir, Marie-Louis.

Jean salue Béatrice. Marie-Louis et Jean sortent par l’escalier.


Scène VII

BÉATRICE, puis NANETTE

Nanette, elle entre par la porte du second plan à gauche, regarde dans la pièce et n’aperçois pas Béatrice. — Ils sont montés !… (Elle éteint les lampes, en remontant, elle se trouve en face de Béatrice, restée prés de la fenêtre, dans un rayon de lune.) Ah ! vous êtes là, madame. Je ne vous avais pas vue !… Voulez-vous que je vous laisse une lampe ?

Béatrice. — Non, c’est inutile…

Nanette. — Comme madame voudra…

Elle sort.


Scène VIII

BÉATRICE, puis MARIE-LOUIS

La porte qui ferme l’escalier à droite s’ouvre. Marie-Louis apparait, il referme la porte derrière lui et descend. Il va traverser la Pièce quand il aperçoit Béatrice.

Marie-Louis. — Béatrice !

Béatrice. — Je vous ai attendu. Je voulais absolument vous parler ce soir ; avant votre arrivée j’ai eu une dernière explication avec votre frère.

Marie-Louis. — Ah !…

Béatrice. — Oui, je lui ai dit des choses que j’avais sur le cœur depuis quatre ans… Votre frère est un bourreau, Marie-Louis.

Marie-Louis. — Oh ! Béatrice, mon frère est un honnête homme !

Béatrice. — Les bourreaux sont d’honnêtes gens.

Marie-Louis. — Je sais que vous êtes très malheureuse.

Béatrice. — Trop… Aussi, je suis décidée à partir. C’est ce que je voulais vous dire Marie-Louis.

Marie-Louis, très ému. — Vous allez nous quitter !… Ça n’est pas possible… Je ne vous verrai plus !…

Béatrice. — Pourquoi rester plus longtemps !… personne ne m’aime ici !…

Marie-Louis, douloureux. — Personne ne vous aime… (Se ressaisissant.) … et votre enfant ?

Béatrice. — Ah ! le petit juge que j’ai mis au monde !

Marie-Louis. — Vous ne pouvez pas le quitter ?

Béatrice, amère. — C’est lui qui me quitte !… Non, non, personne ne peut plus me retenir !

Marie-Louis. — Pas même mes prières !… Béatrice, patientez encore, je vous en supplie !… Je ne veux pas que vous partiez… Si, aujourd’hui, vous êtes coupable aux yeux de mon frère, vous ne le serez pas toujours… Et, s’il ne revient pas sur son erreur, il pardonnera, il oubliera… toute cette misère ne peut durer… Moi, je vous aime bien… Je parlerai à mon frère, à mon père, à votre enfant… Je ferai tout pour que vous soyez moins malheureuse… mais ne partez pas !

Béatrice. — Je ne peux plus !… Je ne peux plus. C’est trop d’injustice !…

Marie-Louis. — Il y a d’autres injustices ici-bas, auprès desquelles celle contre laquelle vous vous révoltez est une douleur d’enfant, des injustices qui ne cesseront jamais, jamais… et cependant elles font leur route sur la terre sans maudire Dieu ni les hommes… elles restent…

Béatrice. — Que voulez-vous dire ?

Marie-Louis. — Les âmes les plus éprouvées passent auprès d’elles sans les soupçonner, sans les reconnaître comme des sœurs. Ah ! ces injustices-là, Béatrice, la plus vaste erreur des hommes n’en peut commettre de pareilles.

Béatrice. — Vous ne m’avez jamais parlé de ces choses…

Marie-Louis. — Béatrice… Y a-t-il sur la terre une torture plus inouïe que celle qui condamne une âme tendre à ne jamais connaître la tendresse, un cœur aimant à ne jamais être aimé, à ne vouloir pas être aimé parce qu’il ne pourrait l’être que par pitié…

Béatrice, très émue. — Marie-Louis !

Marie-Louis. — Ceux dont je vous parle, Béatrice, ont été frappés, non pas par l’erreur des hommes, qui est réparable, mais par celle de la nature, qui est indélébile. Ah ! je les connais, ces malheureux, j’ai visité leur bagne qui est immense, grand comme la terre où ils sont condamnés à assister au bonheur des autres… et je pleure sur ces infortunés qui ont sur les lèvres des paroles désespérées que l’on n’entendra jamais… car ils ne les prononceront jamais… jamais !…

Béatrice. — Mon pauvre enfant !…

Marie-Louis. — Oui, oui, je suis un pauvre enfant, un enfant qui vous supplie de rester. Il faut être meilleure que nous… Qu’est-ce que je vous demande ?… un peu de patience encore… un peu de pitié pour nous tous… pour moi qui veux vous voir… vous voir heureuse… j’y travaillerai, Béatrice… Jean vous aimera encore !…


Scène IX

LES MÊMES, NANETTE

Nanette, une lampe à la main, s’en va à la cheminée chercher des objets oubliés sur un escabeau, elle s’attarde là, regardant sournoisement Béatrice et Marie-Louis.

Marie-Louis, bas, à Béatrice. — J’ai votre promesse… Vous me jurez…

Béatrice, avec un geste de résignation. — Oui !

Ils se séparent. Marie-Louis s’en va par la porte du fond, à gauche, et Béatrice par l’escalier. Nanette les regarde partir, et restée monte à son tour l’escalier. Elle s’arrête à la porte que vient de refermer Béatrice, écoute un instant et redescend à pas silencieux, tenant sa lampe.


rideau