Traduction par Mme Emm. Raymond.
Librairie de Firmin-Didot et Cie (p. 21-33).


II.


Ils rencontrèrent dans le vestibule une dame qui s’apprêtait à monter les marches de l’escalier ; elle relevait précisément avec soin l’ourlet de sa robe brune : il y avait en effet une épaisse couche de poussière sur les marches de l’escalier, cette poussière d’une nature spéciale qui s’abat partout et prend rapidement possession de tout lieu négligé par l’incurie ou abandonné en conséquence d’une catastrophe ; une vive rougeur monta à son visage lorsqu’elle aperçut le frère et la sœur.

— Ah !… pardon, fit-elle d’une voix un peu rude, en reculant… Je vous barre le chemin.

M. de Gérold hésita un instant, et ses lèvres murmurèrent tout bas : « Faut-il que je boive encore ce calice ?… » Mais il domina cette pénible impression, et répondit en s’inclinant poliment :

— Le chemin qui nous conduit loin de cette maison n’est que trop largement ouvert ; un instant de répit nous semble doux.

— Il y cl une poussière épouvantable sur cet escalier… véritablement horrible, murmura la dame, sans paraître accorder la moindre attention à la réponse de M. de Gérold. Et tout en secouant ses jupes, elle continua son monologue : C’est pour éviter ce contact avec la vieille poussière engourdie, accumulée depuis un temps immémorial, et tout à coup rendue à la liberté et se répandant au travers des espaces, que je ne me rends jamais à une vente aux enchères… Jamais ! Par principe d’hygiène, afin de ne point m’exposer à avaler de la vieille et malpropre poussière. Mais j’ai dû me rendre aux instances de Lothaire ; il m’a adressé deux lettres pressantes et j’ai été forcée, quoique à mon corps défendant, de venir ici, pour faire l’acquisition de l’argenterie… qui du reste a atteint des prix extraordinairement élevés…

Tout ceci était dit sans lever les yeux sur les auditeurs, et tandis que le visage de la dame rougissait et palissait tour à tour.

— En souvenir de ma grand’mère, je sais reconnaissante à ton frère d’avoir voulu faire cette acquisition, Béate ; elle tenait beaucoup à cette argenterie de famille, dit Claudine.

— Hé ! sans doute, fit la dame en haussant les épaules… Mon frère ne pouvait guère agir autrement ; nous possédions déjà la moitié de cet héritage, et ne pouvions consentir à voir des objets marqués d’armoiries qui sont les nôtres passer en des mains étrangères. Mais ne t’appartenait-il pas, Claudine, précisément en mémoire de ta grand’mère, de te porter acquéreur de cette argenterie ? Si je ne me trompe, elle t’a légué une somme de quelques milliers de thalers, qui aurait pu être employée à cet usage.

— Oui, elle m’a donné par testament un peu d’argent ; mais ma chère grand’mère, qui était l’incarnation de la sagesse, eût été la première à me blâmer si j’avais employé cette somme à remplir un buffet avec de l’argenterie, tandis que l’armoire au pain resterait vide.

— Du pain ! Toi, Claudine, toi… l’orgueilleuse dame d’honneur, accoutumée à toutes les recherches d’une existence luxueuse… ta manquerais de pain !

— Étais-je donc orgueilleuse ?… elle secoua la tête en souriant doucement, — accoutumée à la mollesse qu’engendre le luxe ?… Ceci est bien possible après tout ; ce n’est point à la cour que l’on prend le goût et l’habitude du travail.

— Quant à cela, tu n’y as jamais eu de dispositions, Claudine, répondit la dame avec vivacité… c’est-à-dire… fit-elle en essayant d’atténuer ce que ce propos pouvait avoir de blessant ; mais elle ne put réussir à passer de l’intention au fait, en formulant l’atténuation.

— Ne t’interromps pas, répondit Claudine avec calme ; tu as raison ; le genre de travail auquel tu fais allusion n’est point de ceux que l’on enseigne à l’institut ; mais il est encore temps pour moi de m’y appliquer ; rien n’est au-dessus des forces de ceux qui ont en eux le ressort de la volonté ; je veux devenir une excellente ménagère dans ma vieille maison des Hiboux.

— Comment ?… qu’entends-tu par là ?

— Simplement, que je vais désormais habiter avec Jean : n’a-t-il point, plus que jamais, besoin de soins et d’affection ? Et Claudine s’appuya plus fort sur le bras de son frère en le regardant tendrement.

Le visage de son interlocutrice devint pourpre ; elle se pencha brusquement sur la petite fille et voulut caresser ses joues ; mais l’enfant jeta un regard farouche en s’écriant : Laissez-moi !… Allez-vous-en.

M. de Gérold voulut intervenir pour réprimander sa fille.

— Ah ! laissez-la donc tranquille ; je suis accoutumée à l’antipathie des enfants, dit la dame avec rudesse, tout en étendant une main protectrice sur la tête de la petite fille. Je voulais seulement dire, Claudine, que pour toi l’apprentissage sera pénible et probablement coûteux… Il n’y a qu’à regarder tes mains et cette tenue de princesse… Il se passera du temps avant que tu renonces à tes toilettes élégantes, pour leur substituer le tablier de toile bleue, compagnon fidèle du fourneau de la cuisine, comme aussi tu feras bien des écoles avant de savoir préparer un repas passable… Oui, les résolutions héroïques sont conçues avec enthousiasme, et dans ces moments d’ivresse on ne prévoit ni les impossibilités ni même les difficultés des entreprises… c’est-à-dire… fit-elle en jetant un regard confus sur la jeune fille qui l’écoutait les yeux baissés. Pardonne-moi, mon enfant ! Loin de moi la pensée de te blesser ou de te décourager ; je sens que je suis maladroite ; je voulais seulement te prémunir contre les premières difficultés auxquelles tu vas te heurter, et te proposer pour les premiers temps de ton installation Tune de mes servantes… Mes gens sont bien dressés.

— Cela est universellement connu : votre renommée de ménagère incomparable, est répandue bien au delà du cercle de la famille, dit M. de Gérold, non sans une légère ironie. Mais nous ne pouvons accepter votre proposition, tout en vous en exprimant notre reconnaissance ; vous comprenez que nous ne pouvons nous accorder le luxe d’une servante, même pour un temps très court. Quelle que soit la façon dont ma sœur s’acquittera de la tâche qu’elle assume si généreusement, je me tiendrai pour satisfait et lui en serai éternellement reconnaissant. Elle est et restera mon ange gardien, quand même nos repas ne seraient point passables.

Il souleva son chapeau en s’inclinant profondément, et la famille s’éloigna ; la dame les suivit en silence pour regagner, elle aussi, sa voiture qui l’attendait à la porte de l’habitation.

Pendant le temps qu’avait duré cette conversation, le vieux Frédéric, l’ancien cocher de la maison, avait porté la malle et revenait chargé du grand panier qui contenait les richesses d’Élisabeth ; le cliquetis du beau service de table inquiéta l’enfant, et elle se dressa sur la pointe des pieds pour inspecter l’état de ses propriétés ; précisément, Tune de ses poupées favorites se trouvait dans une situation fort dangereuse : penchée sur le bord du panier, elle était sur le point de faire une chute qui eut brisé sa tête sur le pavé. Mlle Béate saisit prestement la poupée, pour ainsi dire au vol.

— Tu vas faire du mal à Charlotte avec tes grandes mains !… s’écria l’enfant en s’accrochant à la robe de Béate et la tirant violemment.

— Voyez-vous cela !… Voyez ce poussin, déjà imbu des lois de l’étiquette de cour ! Elle trouve sans doute qu’il est inconvenant, de ma part, d’oser sauver sa poupée, à laquelle je n’ai jamais été présentée ! Ah ! ah ! ah ! fit Béate en riant… Mais elle reprit aussitôt son ton bourru en s’apercevant que Claudine mettait la main sur la bouche de l’enfant pour la faire taire… Et pourquoi voulez-vous l’empêcher de dire ce qu’elle pense, et ce qui est la vérité ? Certainement mes mains sont grandes ; des compliments ne les affineraient pas, et leur maladresse en tout ce qui concerne les opérations délicates est de la dernière évidence… La petite en est frappée, comme l’ont été toutes nos camarades de pension… Tu ne l’as pas oublié, Claudine ? Je n’inspire décidément pas de confiance à qui que ce soit ; et il semblerait que la nature m’a condamnée à la maladresse matérielle comme à la maladresse morale ; je crois d’ailleurs que l’une et l’autre sont inséparables.

Et, s’inclinant gauchement, elle se dirigea vers la porte en faisant signe à la voiture de la venir rejoindre. Tandis qu’elle se tenait sous la voûte de la porte, on pouvait reconnaître que sa taille, quoique peut-être trop robuste, était belle et imposante. Mais ses mouvements anguleux étaient disgracieux et son visage, bruni par le grand air, entouré de bandeaux plats, n’adoucissait point l’impression déplaisante que Béate provoquait.

M. de Gérold recula avec confusion dès qu’il eut passé le seuil de la demeure qui lui avait appartenu. Il se fût volontiers réfugié dans le coin le plus obscur pour éviter la foule, qu’il fuyait d’instinct, même en dehors des circonstances pénibles qui avaient fait affluer sur la place devant le château la population locale, et même celle des environs. Maintenant il lui fallait affronter une cohue assez semblable à celle qui peuple un champ de foire, entendre les quolibets des uns, les plaintes des autres, suivant qu’ils jugeaient leurs emplettes plus ou moins avantageuses. Il voyait charger sur une voiture de déménagement les meubles couverts de peluche qui, hier encore, garnissaient son salon, — traîner les matelas et toute la literie du château, tandis que le cliquetis de la batterie de cuisine, empaquetée en plein air, accompagnait d’une note joyeuse ce spectacle affligeant.

Fort heureusement, la voiture de louage qui attendait Claudine se trouvait tout près de la porte. On y monta rapidement. Frédéric posa sur le siège de devant le grand panier qu’Élisabeth surveillait d’un regard inquiet. Il referma la portière, en adressant à ceux qui avaient été de bons maîtres pour lui un regard d’adieu troublé par les larmes, et la voiture s’ébranla. Elle passa devant l’enclos de la propriété, baigné par le soleil du printemps, devant les écuries et les remises maintenant vides, devant les massifs d’arbustes, les corbeilles de fleurs et les fontaines jaillissantes, devant les tapis de gazon du jardin fruitier encore jonchés de la blanche floraison secouée par les arbres. Puis la ligne claire que la grande route traçait au milieu des champs faisant jadis partie de leur domaine, se dessina devant eux, bornée à l’horizon par la masse sombre d’une forêt ; mais, avant d’atteindre celle-ci, un large chemin de traverse s’inclinait à gauche et les voyageurs purent apercevoir, s’y engageant, l’équipage élégant qui appartenait à Mlle Béate de Gérold.

— N’étions-nous pas assez malheureux, dit M. de Gérold en soupirant, et faut-il que ta peine ait encore été aggravée par cette rencontre !… et d’un coup d’œil il désignait la jolie voiture qui fuyait à l’horizon.

— Elle ne m’a point fait de peine, Jean. Je la connais mieux que personne, et n’ai point contre elle les préventions qu’elle inspire généralement, répondit Claudine. Elle avait assis sa nièce sur ses genoux et pressant son visage dans l’épaisse chevelure blonde de la petite fille, elle avait évité de jeter autour d’elle les regards désolés que son frère attachait sur ce paysage si familier. Béate est rude, elle blesse involontairement, elle semble indifférente aux peines d’autrui, par timidité et maladresse bien plus que par malveillance. Il y a des êtres auxquels la nature a refusé le don de se faire comprendre, et par conséquent de se faire connaître. Ils sont pendant toute leur vie jugés sur les apparences que l’on n’a point le loisir ou la bonne foi de vérifier, et je t’assure que ces êtres sont dignes de pitié.

— Non, non, mon enfant. Cette définition est plus charitable qu’exacte. Béate n’est point bonne, dans le sens divin de ce mot. Elle n’a point dans son cœur, et elle n’a pas non plus dans son intelligence, cette chaleur qui enveloppe de sympathie, de pitié, de tendresse, suivant les cas, tout ce qui respire, tout ce qui souffre ici-bas. Ma pauvre Dolorès possédait ce don inestimable, et toi aussi, toi qui es venue prodiguer ta mansuétude au pauvre pécheur qui est là près de toi. Il n’y a pas un atome de tendresse, de commisération ou seulement de sympathie, même platonique, pour ses semblables, dans l’âme de cette femme barbare.

L’ombrelle de couleur claire sous laquelle s’abritait cette « femme barbare » apparut encore un instant, au travers des branches d’arbres, grâce au coude fait par la route que sa voiture suivait. Puis elle devint invisible derrière les bouquets d’arbres qui marquaient la limite des biens appartenant jadis à Jean de Gérold.

Non loin de la forêt, là-bas vers la montagne, se trouvait encore une maison seigneuriale de style moderne, dépourvue de tout ornement. Une maison de couleur claire, aux volets peints en blanc. Là on ne voyait aucune fontaine jaillissante, et le luxe des fleurs était lui-même contenu en des limites fort restreintes. Il était aisé de s’apercevoir que l’agrément, systématiquement écarté, avait laissé la place tout entière à Futilité. Mais la propriété possédait des ombrages dont il était difficile de trouver ailleurs l’équivalent. De vieux tilleuls gigantesques étendaient leur ombre sur les murs et une partie de la cour. La façade de la maison seule était dégarnie. Un beau colombier s’élevait au milieu de la vaste pelouse qui précédait l’habitation, et le soleil jetait ses rayons sur les fenêtres, qui étincelaient comme autant de foyers de métal en fusion.

Cette habitation était, elle aussi, la propriété d’un Gérold : c’était la demeure des seigneurs de Gérold-Maisonneuve.