Traduction par Mme Emm. Raymond.
Librairie de Firmin-Didot et Cie (p. 5-21).


I.


Les bosquets de syringas, les épines doubles, les boules-de-neige, dont était plantée la cour, dans la propriété de la famille de Gérold, avaient autant de fleurs que de feuilles ; la fontaine chassait avec vigueur, dans un déversoir de pierre, son filet d’eau illuminé par un soleil de mai, et sur tous les toits les moineaux s’adressaient de bruyants appels. Il semblait qu’une vie plus intense que jamais se dégageait de tout ce qui fleurissait et s’agitait dans le parc du château d’Altenstein, domaine des Gérold. Il y avait là comme un sentiment d’allégresse, celui que l’on éprouve quand on n’est point arraché à sa demeure, quand il est permis d’y rester, d’y vivre et d’y mourir ; en effet, les bosquets, la fontaine qui bavardait sans relâche, les moineaux qui s’interpellaient joyeusement, rien de tout cela n’était troublé dans ses coutumes, rien ne se ressentait de l’agitation éprouvée par les araignées et les cloportes, brusquement délogés de leurs refuges, et jadis protégés par les armoires et les bahuts séculaires meublant le château. Le spectacle que celui-ci offrait était, de fait, lamentable : on eût dit que la guerre, avec tout ce qu’elle comporte de malheurs et de ruines, avait passé comme un ouragan au travers de ce vieux logis ; les murs étaient dépouillés, et le parquet de la salle à manger se trouvait couvert d’objets hétéroclites jetés au hasard. Tout ce que plusieurs générations de maîtresses de maison habiles et bien avisées avaient accumulé dans leurs armoires à linge, tout ce que leurs époux avaient acquis par héritage ou de leurs deniers, en fait d’argenterie, d’armes, de meubles, était parsemé dans cette vaste pièce, exposé aux regards des acquéreurs, et destiné à s’éparpiller dans toutes les directions.

Combien était poignante dans sa monotonie indifférente la voix du commissaire-priseur, désignant les lots, et répétant : « Une fois… deux fois… » ! En vérité, il y avait lieu de s’étonner que l’un des Gérold ne se réveillât pas de son sommeil séculaire, qu’il ne quittât point sa demeure souterraine située sous la chapelle de l’habitation, et qu’il ne vint pas protester, la lance au poing, contre cette « autorité de justice » à lui inconnue. Il y avait sous cette chapelle plus d’un Gérold à forte poigne capable de défendre avec obstination ce qui lui appartenait à titre légitime, ou même illégitime. Mais leur descendant, le dernier propriétaire, celui qui voyait enlever tout ce qu’il possédait en biens meubles, était d’humeur plus accommodante ; c’était un homme d’une beauté délicate et noble, aux veux voilés, au front méditatif, que la pensée avait creusé et qu’elle éclairait à la fois.

Il était assis dans une petite chambre devant une fenêtre voilée par des bosquets de syringas ; à chaque souffle de vent, les branches souples des arbustes venaient heurter à cette fenêtre, qui, sourde à leur appel, restait hermétiquement close afin de ne point livrer passage aux échos de la vente, faite par autorité de justice.

M. de Gérold écrivait sur la table en bois de sapin dont on lui avait concédé l’usage avec magnanimité. Il lui importait peu, évidemment, que son manuscrit reposât sur une table jusqu’ici reléguée à l’office ; son esprit, momentanément enlevé au inonde extérieur et visible, était plongé dans une profonde méditation, tandis que sa main traçait sur le papier des caractères délicats ; il ne semblait revenir à la réalité des choses qu’au moment où les branches des arbustes frappaient les carreaux, comme l’aurait pu faire une main amie^ et à ce moment un sourire joyeux venait éclairer ses traits.

Il n’était point seul dans cette chambre ; il y avait dans l’embrasure de la fenêtre une petite fille dont la tête était couverte d’une épaisse chevelure blonde. Elle aussi s’absorbait du monde extérieur dans la contemplation de tout ce qu’elle préférait ; elle avait accumulé autour d’elle tous les objets auxquels son cœur était attaché : le beau service en porcelaine décorée, destiné à une table enfantine, qui lui avait été envoyé par la bonne Altesse ; puis toutes les poupées, les belles dames, traînant majestueusement leurs robes à queue, sans compter les bébés, capables de pousser un cri strident quand on les pressait, mais ayant sur les vrais bébés cette supériorité de ne point crier quand on ne les y invitait pas ; chacun de ces personnages, que les enfants ne peuvent se résoudre à considérer comme étant réellement vivants, ni véritablement inertes, lui avait été envoyé pour Noël, ou pour les jours anniversaires, dans de longues caisses portant cette adresse tracée par la tante Claudine : « À ma petite Élisabeth de Gérold… » Papa avait toujours lu cette adresse à sa fillette.

Maintenant Élisabeth restait immobile au milieu de ses richesses, tenant tendrement dans ses bras l’un des bébés, — le plus chétif de tous, — et fixant ses grands yeux bleus, qui exprimaient l’inquiétude et l’effroi, sur cette porte par laquelle avaient passé de vilains hommes inconnus, emportant les derniers tableaux et la belle horloge qui faisait toujours tic tac.

Elle rangeait soigneusement le lit portatif du bébé à grosse tête de porcelaine, mais en observant un silence religieux ; quand il écrivait, papa sursautait lorsqu’elle lui adressait la parole il fallait donc se taire :… et elle se tut, même quand la porte s’ouvrit doucement : seulement le bébé glissa hors des genoux de la petite fille, sans qu’elle eût cure du dommage qui pourrait résulter de cette négligence ; la petite fille se leva et courut, non sans trébucher, au travers de la chambre, pour tendre les bras et lever un visage radieux vers la dame qui venait d’entrer.

Elle était venue, la tante Claudine, la belle tante ; comme l’enfant la préférait à cette institutrice si dédaigneuse, à miss Hapkins, qui trouvait que la maison était trop pauvre, et qui avait été fort impolie avec papa, et qui avait voulu partir ! Elle était partie, et la petite avait soigneusement essuyé ses joues pour en effacer la trace du froid baiser que miss Hapkins y avait mis en partant… C’était bien différent maintenant ! Deux bras la soulevèrent avec tendresse pour l’embrasser affectueusement. La jeune dame avançait de son pas léger à peine perceptible ; seulement sa robe de soie foncée bruyait un peu autour d’elle lorsqu’elle posa sa main sur l’épaule de l’homme qui, penché sur son manuscrit, continuait à écrire.

— Jean !… dit-elle doucement, en se penchant vers son visage.

Il tressaillit violemment, et aussitôt se trouva debout.

— Oh ! Claudine !… s’écria-t-il avec effroi, — ma sœur bien-aimée, mon enfant chérie, il ne fallait pas venir ici. Tu le vois, je supporte aisément tout ceci ; j’y étais d’ailleurs préparé ; mais toi ! Comme tu vas souffrir en assistant à cet effondrement, en voyant disperser aux quatre points cardinaux tout ce que tu as connu et aimé ici, tout ce qui représentait pour toi le passé, le tien et celui de notre famille ! Pauvre, pauvre enfant ! Combien je souffre en voyant tes yeux meurtris par les larmes !

— J’ai un peu pleuré ; mais rassure-toi, seulement quelques petites larmes, répondit-elle d’une voix douce, qui témoignait cependant d’une émotion douloureuse… Et sais-tu par qui mon courage a été mis en déroute ? Par le vieux cheval, que j’ai rencontré au moment où on l’emmenait, et qui m’a reconnue, la brave bête…

— Oui, Pierre est parti, dit la petite Élisabeth ; il ne reviendra plus, le bon Pierre ; et la voiture est aussi partie ; papa va être obligé de s’en aller à pied à la maison des Hiboux.

— Non, mon cœur, car j’ai amené une voiture, répondit la tante Claudine, en consolant l’enfant ; je ne quitte pas mes vêtements de voyage, Jean…

— Et je ne t’y engage pas, dans cette maison devenue étrangère ; je ne puis même pas t’offrir un rafraîchissement quelconque. La cuisinière nous a servi ce matin notre dernier potage ; puis elle est partie pour prendre son nouveau service… Tu le vois… ce sont là autant de petites amertumes dont tu prends ta part et que tu aurais pu ignorer ; il faudra du temps pour que tu oublies cette vision de la misère dont tu seras hantée, même après ta rentrée à la cour.

Elle secoua doucement la tête.

— Je ne retournerai plus à la cour ; je reste près de toi, dit-elle d’un ton à la fois doux et ferme.

Jean fît quelques pas en arrière.

— Comment ?… tu veux rester près de moi ?… Partager ma misère… Jamais, Claudine, jamais ! Notre beau cygne, la joie et la consolation de tous ceux qui la connaissent, irait s’ensevelir dans le nid des hiboux ! Pour qui me prends-tu, si tu crois que je pourrai jamais accepter une pareille immolation ? Je me retire volontiers, et même l’âme paisible, dans ce vieux logis qui t’appartient par héritage, et dont tu m’as généreusement offert l’abri. J’y vivrai tranquille et même satisfait, parce que j’ai mon fidèle compagnon, qui est mon travail. Il me délivre de tout souci, il adoucit mon pain sec et jettera des reflets dorés sur ces vieilles murailles dénudées ; mais toi ? Toi !…

— J’ai prévu cette protestation, et j’ai agi en conséquence, répondit Claudine, en levant sur son frère ses yeux aux paupières garnies d’une épaisse frange formée par ses cils… Je sais que tu n’as pas besoin de moi, que tu es un ermite patient et silencieux. Mais que deviendrait ta petite Élisabeth ?

Il jeta un regard de confusion sur l’enfant, qui s’efforçait d’endosser un petit manteau rond en indienne semblable aux manteaux que portent les paysannes de la Thuringe.

— … Mais, fît-il en balbutiant, Mlle Lindenmeyer nous reste.

Mlle Lindenmeyer a été une bonne et fidèle femme de chambre pour notre grand’mère ; elle a un cœur d’or : mais elle est âgée et débile ; il est impossible que nous lui imposions la charge de veiller sur l’enfant. Il ne s’agit pas d’ailleurs seulement des soins matériels à lui donner : as-tu songé à son instruction ainsi qu’à son éducation ? Va ! laisse-moi agir à ma guise, ajouta-t-elle en souriant, je ne suis pas tout à fait sans reproche : je n’aurais pas dû m’attacher à cette chère vieille Altesse. J’aurais dû refuser la fonction de dame d’honneur, rester près de toi, enrayer suivant l’état de mes forces la roue qui était entraînée sur la pente ; à ce moment-là déjà, la maison Gérold ne connaissait plus la prospérité.

— Et ton frère, agissant comme un fou, a ramené d’Espagne une femme frêle de corps et d’esprit, qui n’a pu s’accoutumer à notre rude climat, ni accepter nos habitudes, qui a langui toujours souffrante, jusqu’au moment où Dieu l’a délivrée de ses maux en la reprenant, n’est-ce pas, Claudine ? fit M. de Gérold avec amertume.

— … En outre, il était un homme inutile, un détestable chef de maison, qui étudiait au travers de son microscope la structure des plantes et célébrait leur grâce et leur beauté, au lieu de les traiter en pâturages productifs : oui, cela est exact ! La fortune déjà ébranlée de notre famille ne pouvait tomber en de pires mains. Mais suis-je donc uniquement responsable de cette triste situation ? Est-ce ma faute s’il n’y a pas dans mes veines une seule goutte de ce sang paysan qui s’était fort bien mélangé au sang bleu de nos ancêtres ? La culture de la terre, l’élève des bestiaux, avaient fondé la fortune des Gérold, actuellement détruite et jetée aux vents… Et je dois rougir devant le plus pauvre journalier du village, qui, lui du moins, a su conserver et cultiver le champ de pommes de terre représentant son héritage. Je n’ai rien… je n’emporte rien, sinon ma plume et une poignée de monnaie destinée à payer un peu de pain pour mon enfant et pour moi jusqu’au jour où mon manuscrit sera terminé et livré… C’est pourquoi je travaille avec tant d’application… Il s’arrêta un moment. Puis, souriant avec amertume, il se rapprocha de sa sœur et posa ses deux mains sur ses épaules.

— … Vois-tu mon enfant, ma sœur par le cœur autant que par le sang, nous deux les derniers de la lignée, nous sommes des oiseaux inquiets, que la vieille race des Gérold a couvés involontairement à l’issue de sa longue carrière. Déjà, quand nous étions tout petits, nous nous engagions instinctivement dans une voie qui s’écartait de nos traditions. Un rêveur amoureux des étoiles, épris d’idéal… Toi, tu étais un rossignol aux chants cristallins, une sorte de déesse de la bonté et de la générosité, soumettant toutes les âmes, à force de dévouement aux peines et aux besoins d’autrui… Et tu voudrais te soustraire à ta mission, qui est de répandre sur le monde la paix et la joie, pour venir t’ensevelir près d’un malheureux homme distrait, d’un rat de bibliothèque, d’un être incapable d’apporter le moindre agrément à ses semblables et qui, pour n’être point un égoïste, doit vivre seul… en égoïste ? Non, tu ne passeras pas le seuil de la maison des Hiboux, fit-il en secouant la tête avec énergie. Remonte en voiture, retourne là-bas. Mes jambes se sont rouillées à force de rester immobiles pendant que je travaille dans ce réduit où je m’abritais contre toute distraction. La course à fournir d’ici à la maison des Hiboux me fera grand bien, et notre vieux et fidèle Frédéric portera l’enfant quand elle sera fatiguée de marcher près de moi. Adieu donc, Claudine !

Il tendit les bras pour embrasser sa sœur, mais elle recula.

— Sais-tu seulement s’il m’est possible de retourner là-bas ? lui dit-elle. J’ai demandé et obtenu mon congé. Ma chère vieille Altesse m’a comprise et sans qu’une seule question m’ait été adressée par elle, la situation lui est connue. Et… je t’en prie, Jean… ajouta-t-elle, tandis qu’une faible rougeur s’étendait sur son visage, ne m’interroge point… Sache seulement qu’en dehors du désir que j’éprouve de vivre près de toi, de veiller sur toi et sur ton enfant, j’ai encore un motif qui me fait désirer la solitude. Prends-moi telle que je viens à toi, le cœur tout rempli de tendresse fraternelle… Veux-tu ?

Il l’attira vers lui en silence et baisa son front.

Elle respira profondément.

— Sans doute, reprit-elle en souriant, nos ressources seront modiques. Mais il n’est pas question de misère. Son Altesse n’a pas consenti à ce que je renonce aux appointements qu’elle m’avait attribués, et l’héritage de notre grand’mère jette chaque année une jolie petite somme dans mon escarcelle. Nous n’avons donc pas la perspective de mourir de faim ensemble, et je ne souffrirai pas que tu travailles comme un manœuvre. C’est dans le repos d’un esprit assuré du lendemain, et uniquement pour ta satisfaction, que tu procéderas à l’achèvement de ton bel ouvrage… Et maintenant il faut faire tes derniers préparatifs et nous mettre en route.

Son regard, en interrogeant la pièce absolument vide, s’arrêta sur une petite malle.

— Oui, dit Jean qui avait suivi ce regard, c’est tout ce qui m’appartient, tout ce que j’ai le droit d’emporter avec moi… un vêtement de rechange… Mais que dis-je ? et quelle ingratitude est la mienne ! fit-il en se frappant le front, tandis qu’un rayon joyeux passait dans son regard. Vois, Claudine, combien cela est extraordinaire ! Connais-tu un ami de notre famille prenant de la main droite une somme de deux mille thalers et la donnant, tandis que sa main gauche en ignore l’emploi ? Je n’en connais point, et mon imagination interroge vainement ma mémoire pour découvrir ce riche honteux qui se cache d’être bon, généreux et délicat. Voici ce qui s’est passé : hier, on a déposé dans la chambre voisine plusieurs caisses dont j’aurais, suivant les porteurs, racheté le contenu aux enchères… Moi ; pauvre Job !… je leur ai vainement représenté l’invraisemblance de cette explication. Ils sont partis, et m’ont laissé en possession de mes livres, de ma chère et précieuse bibliothèque… Des larmes avaient rempli mes yeux lorsque j’avais vu ces volumes aimés et familiers feuilletés par des mains profanes et dédaigneusement rejetés dans les grands paniers à linge pour y attendre des acquéreurs… mes chers livres !… les compagnons bien-aimés de ma solitude. Si seulement celui qui me les a rendus savait qu’il a rendu la vie et le courage à mon intelligence… qu’il m’a donné l’appui nécessaire pour supporter tous les maux ! Ah ! quel qu’il soit, je le bénis, cet inconnu au cœur d’or… Tu ne devines pas plus que moi, n’est-ce pas, Claudine ?… Je crains bien que cette énigme ne demeure insoluble pour nous.

Tout en parlant, il introduisit son manuscrit dans un portefeuille préparé pour cet objet, tandis que Claudine plaçait tous les trésors d’Élisabeth dans une grande corbeille, sous la surveillance et avec l’aide de l’enfant.

Dix minutes plus tard, cette chambre, dernier refuge de la famille, était abandonnée et le propriétaire dépouillé traversait le corridor en donnant la main à sa fille, tandis que sa sœur s’appuyait sur son bras.

On ne pouvait voir un plus beau couple que celui de ce frère et de cette sœur, qui arrêtèrent un instant leurs regards mélancoliques sur le berceau de leur famille, sur ce vieux nid que les Gérold avaient depuis plusieurs siècles embelli, orné, et qui allait être livré à clés inconnus : la propriété avait été acquise à un prix très élevé par un acheteur anonyme.