Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 223-241).


XVIII


M. Durras revint au bout de quelques jours, délivré de souci. Il avait fait transporter Isabelle dans une pension de famille confortable où elle achevait de se rétablir sous la surveillance d’une garde, affaiblie, mais souriante et se conformant aux prescriptions médicales avec une docilité invraisemblable. Le coup de folie qui l’avait fait batailler pendant une heure avec le chirurgien avant de consentir à prendre le chloroforme ne pouvait s’expliquer que par son état maladif. Étranges conséquences de ces atteintes secrètes qui ravagent les organes féminins, pensait Amédée, perplexe et méditatif… Pouvait-on jamais prévoir leurs réactions ? Pouvait-on savoir où elles allaient pêcher leurs idées, leurs passions absurdes, leurs fantaisies de chèvre rétive ? À mesure qu’il avançait en âge et en expérience, l’attrait physique que lui inspiraient toujours les femmes se compliquait d’une sorte de répugnance de l’esprit, d’une méfiance craintive de ce qui circulait sous ces corps polis, sous ces fronts blancs, plus petits que le sien — et la seule source de joie sûre qu’il eût connue dans sa vie s’en trouvait secrètement corrompue.

Les enfants l’assommèrent de questions, voulant savoir dans combien de jours elle allait revenir, où elle était, ce qu’elle faisait, si elle dormait la nuit, si elle parlait le jour, — et ce qu’elle lui avait dit pour eux, Elle avait dit simplement : « Embrassez bien les enfants, » et il ne pouvait pas en inventer pour leur faire plaisir, que diable ! Mais il répondit à leurs questions avec une patience dont il ne se serait jamais cru capable, tant il était satisfait de penser qu’Isabelle était hors de danger et que, d’ici une semaine ou deux, la vie désorganisée par son absence reprendrait son cours.

Le soir, il descendit un peu plus tôt que d’habitude, pour voir si les enfants ne faisaient pas trop endêver Mlle Estienne. Mais non, ils étaient très convenables paraît-il, même Laurent, probablement parce que sa mère n’était pas là pour excuser ses sottises.

— Oncle Amédée, demanda le Corbiau d’un petit air bizarre, avez-vous un moment avant le dîner ? Oui ? Alors, attendez, s’il vous plaît.

Elle disparut et revint avec l’échiquier.

— Voulez-vous essayer encore une fois de m’apprendre à jouer aux échecs ?

Il n’avait pas gardé trop bon souvenir de la première expérience, mais elle levait sur lui un regard tellement rempli d’anxiété et d’espoir qu’il en fut frappé et s’étonna en lui-même, une fois de plus, de la passion que ces petits êtres apportaient à des choses futiles.

— Allons, si tu veux. Mais tâche de faire attention, cette fois.

Elle sourit et disposa ses pièces correctement, toute seule. Tiens ! elle avait de la mémoire.

— On fait manœuvrer les pièces, pour voir ?

— Faisons manœuvrer les pièces. Tu te souviens de ce que je t’avais dit ?

— Je vais essayer. Poussez vos pièces et ne me dites rien.

Il poussa ses pions en avant, puis les pièces, souriant, sceptique, attendant le « bafouillage ». Mais elle ne « bafouillait » pas. Assurément, elle ne savait pas encore jouer aux échecs, ce qui s’appelle jouer. Peut-être faudrait-il des mois avant qu’elle comprît vraiment le jeu, mais elle connaissait à fond la théorie. C’était stupéfiant.

— Eh bien, par exemple… qui t’a appris ?

— Personne, répondit-elle en rougissant lentement, une dizaine de secondes environ après qu’elle eut parlé.

— Ce n’est pourtant pas la seule leçon que je t’ai donnée…

— J’ai appris toute seule, cet hiver.

— Toute seule ? s’écria-t-il, surpris et enchanté. Tu as appris à jouer aux échecs toute seule, pour me faire plaisir ?

— Ou…i, dit la petite. Et une nouvelle vague de sang passa par-dessus la première et se retira, lentement.

— Par exemple ! répétait Amédée. Par exemple ! Eh bien, embrasse-moi.

Elle l’embrassa gentiment, sourit et baissa ses longs cils asiatiques sur le cheminement de ses pensées, caravane nonchalante et sûre et bien protégée.

— Alors, reprit M. Durras, tu l’aimes un peu, ton oncle Amédée ?

Elle releva les yeux, appuya sa joue sur sa main et répondit de sa voix douce et nette :

— J’aimerais bien vous tenir compagnie dans l’endroit où vous êtes, si vous voulez de moi.

Primo, dit Amédée, pourquoi ne réponds-tu jamais directement aux questions qu’on te pose ? Secundo, qu’entends-tu par « l’endroit où vous êtes » ? Je suis en ce moment dans le salon, je serai tout à l’heure dans la salle à manger, après je serai dans ma chambre ou dans mon bureau. Alors ?

« Veux-tu dire, reprit-il, emporté par son raisonnement et oubliant sa première question, que tu désires me tenir compagnie partout où je serai ? Si c’est cela, je te réponds que tu es une bien gentille petite fille, mais que ton idée ne me paraît pas réalisable, car nos occupations sont divergentes, excepté quand nous jouons aux dames ou aux échecs, ce qui me fait beaucoup de plaisir.

« Ou bien alors veux-tu dire, comme la tournure de ta phrase le signifie en effet, que tu désires me tenir compagnie en ce moment même, à l’endroit où nous sommes ? Mais alors je te réponds que ton vœu est exaucé, puisque nous sommes ensemble et que tu me tiens justement compagnie. As-tu compris ? »

Elle le regardait d’un air surpris et appliqué. Enfin, elle secoua la tête, ouvrit la bouche et répondit :

— Ça ne fait rien.

Ce qui n’était pas une réponse, ainsi qu’Amédée le lui fit observer. Mais il n’en put rien tirer d’autre, sinon, au bout d’un moment, cette question digne de M. de la Palisse :

— N’est-ce pas qu’on aime beaucoup mieux avoir quelqu’un avec qui on s’entend bien, pour vous tenir compagnie, que quelqu’un avec qui on s’entend mal ?

— Évidemment, dit M. Durras, en riant.

— Et de toute la maison, c’est moi, n’est-ce pas, onde Amédée, avec qui vous vous entendez le… plus bien ?

— On dit : le mieux. Mais serais-tu vaniteuse ?

Elle eut de nouveau l’air surpris. Amédée sourit pour lui montrer qu’il plaisantait. Au fond, il était heureux et secrètement flatté de la peine qu’elle prenait pour lui plaire. Et il se disait que si tous les enfants ressemblaient à cette petite fille-là, il aurait beaucoup de plaisir à s’occuper des enfants.

— Maintenant, dit Mlle Estienne, nous allons écrire à petite mère, qui est toute seule à Paris, dans son lit. Pauvre petite mère !

Les trois échangèrent un coup d’œil rapide et abaissèrent sur leurs mains trois paires d’yeux où l’envie de rire piquait des étincelles. Ils auraient bien voulu ne pas se moquer de Mlle Estienne, qui était douce et jolie et cambrait la taille comme le plus distingué des hippocampes dans sa ceinture de gros grain baleiné. Mais comment ne se rendait-elle pas compte que cette appellation de « Petite mère » appliquée à Isabelle était aussi risible qu’une capeline à rubans sur la tête d’un chat sauvage ?

— Eh bien ! voyons, vous n’y mettez pas plus d’empressement ? Ce n’est pas gentil. Une petite mère qui vous aime tant ! Il ne faut pas être des enfants égoïstes. Voyons : prenons tous les trois une jolie feuille de papier et écrivons. Je vais vous dicter à chacun une petite lettre. Lise d’abord, parce quelle est la plus jeune. Vous y êtes Lise ?

« Ma chère petite maman,

« J’espère que tu vas de mieux en mieux et que le docteur est content de toi… »

— Médecin, demanda Lise, est-ce que ça prend une cédille sous le « c » ?

— Mais pourquoi médecin ? Je vous dis « docteur ».

— Docteur, mademoiselle, ça fait poseur, répliqua Lise d’un air gracieux et poli.

Et elle écrivit :

« J’espère que le médecin (médeçin) est content de toi » encore qu’elle trouvât cette phrase complètement idiote (pouvait-on imaginer quelqu’un qui ne fût pas content de la Z’amie ? Et s’il n’était pas content, en vérité, il n’avait qu’à aller se faire pendre ailleurs !) mais elle désirait faire plaisir à Mlle Estienne.

L’institutrice dicta trois lettres, qui disaient la même chose en des termes différents, — mais celle du Corbiau commençait par « Ma chère petite tante » ce qui les fit éclater de rire tous les trois. Pourquoi ? Qu’y avait-il de drôle à ces mots usuels ? Puis elle les relut soigneusement pour corriger les fautes d’orthographe et barra sur la lettre de Lise le : (médeçin). Pendant ce temps, les enfants la regardaient, les bras appuyés à la table, dans une pose rêveuse, avec un sourire mystérieux, ironique et lointain qui imprégnait d’une soudaine ressemblance leurs trois visages dissemblables.

— Maintenant, vous pouvez aller jouer jusqu’à l’heure du déjeuner. Tâchez de jouer gentiment, sans faire de bruit, et ne vous battez pas. Et ne sortez pas du jardin, n’est-ce pas ?

— Oui, Mademoiselle. Non, Mademoiselle, chantonnèrent en s’éloignant des voix d’enfants sages.

Ils allèrent droit à la remise, qui était pleine de soleil et de copeaux de bois frais, Laurent se campa au milieu, étrangla sa taille entre ses deux mains et frétilla en imitant la voix de Mlle Estienne :

— P’tite mère ! Ouh ! là, là, ma chère petite mère de petite tante !

Et tous les trois éclatèrent de rire en gambadant et se roulant dans les copeaux comme de jeunes chiens.

Quand ils furent calmes, ils sortirent des crayons et du papier d’une cachette ménagée derrière l’établi et se mirent en devoir d’écrire à Isabelle.

« Ma Gentille, mon Petit Morceau de Sucre.

« Comment vas-tu ? Bien, j’espère. Les lettres qu’on t’a écrit tout à l’heure, ça compte pas, c’est de Mlle Estienne. C’est une brave fille et on fait ce qu’on peut pour pas la faire enrager. Par moments on croirait qu’elle est bête et d’autres fois pas du tout. Je sais pas bien comment t’expliquer, il faudra qu’on en parle quand tu reviendras. Je pense tout de même qu’elle est pas bête puisqu’elle est institutrice. Enfin on l’aime bien et on fait ce qu’on peut. Je suis sage et je fais pas enrager Juliette et pourtant je t’assure que ces filles me tapent joliment sur les nerfs, Juliette et les autres, avec leurs manières. Heureusement que le Chat Fou et le Corbiau sont pas comme elles sans ça je pourrais pas les voir. Mais tu m’as dit que si j’étais méchant ça te ferait mal au ventre alors si c’est vrai, attention.

« Peut-être que tu as eu un peu mal hier pasque je me suis mis en rage, mais aussi tu sais pas ce qu’Antonin a fait, ce cochon-là ? Il a tué le Colonel ! Et tu sais pas pourquoi ? Pasqu’il se battait avec le nouveau coq que le maire nous a donné, un grand idiot avec des plumes aux pattes qui a l’air de se trouver intéressant je ne te dis que ça. Il a dit que c’était papa qui avait dit de le tuer. Alors j’ai rien dit à papa, mais j’ai rossé Antonin qui riait comme un imbécile et je lui ai dit ce que tu ne veux pas que je dise : « Crève donc » et tout le reste. J’étais malade de rage et ce matin j’ai dit à Marie que j’en mangerais pas, de son Colonel, qu’elle a fait cuire à la poule en bœuf. Eh ben, elle m’a dit, vous aurez rien d’autre à manger. Eh, ben, j’ai dit, je crèverai de faim et ça m’est égal et pis d’abord il est maigre comme tout et dur comme de la carne, votre Colonel. Et c’est vrai tu sais, pauvre vieux Colonel, il était pas fait pour qu’on le mange.

« On a commencé les semis de notre jardin avec le Corbiau. Elle a semé cette année rien que des pavots comme fleurs et une planche de pois mange-tout. Moi j’ai semé des gris-maraîchers et pis du réséda et planté des boutures de bégonias et des œillets. Je pense faire aussi une planche de laitues et de chicorées et peut-être de la doucette que tu aimes bien avec de la betterave. Tu sais comme je sais bien faire pousser les salades.

« Je t’envoie deux portraits de fleurs avec ma lettre ci-inclus. C’est un coucou et une anémone. Ma Gentille, si tu voulais m’apporter des crayons de couleur et des pois fulminants quand tu reviendras, tu me feras bien plaisir. Quand est-ce que tu reviens ?

« Je ne vois plus rien à te dire pour l’instant et j’embrasse bien fort ton museau chéri et surtout reviens vite.

« Laurent. »

« Z’Amie chérie,
« Mon âme va vers toi,
« Plaintive et mon cœur aux abois,
« Écoute les échos qui me parlent de toi.

« C’est des vers que je t’ai faits hier soir dans mon lit et je les trouve jolis. Et toi ? Pour le moment, j’en trouve pas d’autres, mais ça fait rien je te les envoie quand même.

« Attends, voilà une guêpe qui vient d’entrer dans la remise, on va la chasser. Ça y est je reprends ma lettre on lui a fait peur avec un vieux journal. On t’écrit dans la remise pour être tranquille, pasque Mlle Estienne veut toujours qu’on t’écrive ce qu’elle veut. Tout à l’heure elle voulait que je t’écrive docteur à la place de médecin (médeçin), zut pour la cédille je sais jamais s’il en faut ou pas.

« On est toujours très sages pour que tu sois contente, On est des vrais ratiflous et même des gueurnipilles comme tu dis. C’est Laurent qui nous coiffe le matin le Corbiau et moi pasqu’il a peur que Mlle Estienne nous tire les cheveux et lui il fait bien attention de pas nous tirer et après il se lave les mains au vinaigre à la framboise en faisant pouèh, pouèh, ce que c’est dégoûtant ces cheveux de fille ça sent le vieux mouton. Enfin quoi toujours le même z’animal !

« Papa va bien, on le voit pas souvent pasqu’il travaille après son livre, mais quand on le voit il est très aimable, ne te tourmente pas. On a déjeuné tous ensemble dimanche et Laurent a été très gentil et il a attrapé toute la mie de pain que je lui passais sous la table, pour pas la manger et papa a rien vu, heureusement.

« Au revoir, ma Z’amie, mon trésor, ma belle, mon narcisse blanc. Tu es sûre que le médecin (médeçin) se trompe pas quand il dit que tu dois encore rester à Paris ? Ça fait déjà je sais pas combien de temps que tu es partie. Au revoir, au revoir et des millions de fois que je t’embrasse. Chientou te dit bien des choses.

« La Zagourette. »


« Belle Jolie Aimée,

« Avec cette lettre je t’envoie un petit paquet. C’est ma chenille que je te donne, la noire et jaune, la plus belle. Tu peux la laisser dans sa boîte et quand tu reviendras, pense de la mettre à l’air dans le wagon. Mais elle sera toujours à toi même quand tu seras revenue et le papillon aussi.

« Je ne sais jamais bien quoi te dire quand je t’écris, parce que c’est juste dans ces moments-là que je me sens bête. Tous les soirs je te raconte des choses avant de m’endormir et peut-être que tu m’entends mais peut-être aussi que tu ne m’entends pas ? Dis-le-moi quand tu m’écriras. Surtout dis bien ce qui est vrai et pas pour me faire plaisir. Surtout, surtout ! J’aime mieux savoir et de toute façon ça me fera plaisir.

« Les choses ont l’air d’aller bien ici. Tu peux compter sur moi s’il y avait quelque chose je m’arrangerai toujours pour que tout aille bien. Mlle Estienne est très gentille, oncle Amédée aussi. Nous jouons aux dames ensemble et maintenant il m’apprend à jouer aux échecs et ça va très bien.

« Je voudrais bien savoir ce que tu as eu exactement et si c’est vrai que tu n’as plus rien. Je ne sais pas si je peux te dire à bientôt. J’espère tout de même que oui et que les choses n’auront pas l’idée de me contrarier parce que j’ai dit ce que je pense. Alors, à bientôt, de tout mon cœur.

« Ton Corbiau Gentil. »

La journée avait commencé, pour M. Durras, sous les plus heureux auspices.

Le matin même, il écrivit la dernière ligne de son ouvrage. Il ne lui restait plus qu’à classer les figures, dessinées hors texte et ce petit travail matériel lui parut un amusement.

À onze heures, le facteur lui remit un pli recommandé qui portait le cachet de Leipzig. C’était une lettre de l’éditeur allemand, lui annonçant la prochaine publication de la traduction de son ouvrage les Plis Hercyniens en France. Le tirage était presque entièrement souscrit d’avance, ajoutait l’éditeur, grâce à l’activité de M. Kürstedt et il y avait tout lieu d espérer que les autres ouvrages de l’éminent géologue rencontreraient la même faveur auprès du public allemand, si M. Durras consentait à les laisser publier aux mêmes conditions.

L’opportunité de cette lettre, qui semblait apporter un don de joyeux avènement à l’ouvrage à peine né, colora d’allégresse et d’espoir l’état de détente intellectuelle ou se trouvait Amédée, et ce fut une des rares circonstances de sa vie où il se représenta à lui-même sous l’aspect d’un homme heureux.

La lettre à la main il descendit l’escalier, rencontra Marie à qui il recommanda d’un ton cordial de faire un bon déjeuner, s’entendit demander en réponse, d’un air assez peu gracieux, « si Monsieur le trouvait donc habituellement mauvais », répliqua précipitamment : « Mais non, mais non », tout en pensant : « Quel caractère ! c’est un vrai malheur d’être aussi susceptible », appela les enfants qui arrivèrent tout inquiets et leur lut la lettre en présence de Mlle Estienne qui cambrait une taille plus distinguée et plus hippocampe que jamais et répétait d’un ton pénétré : « Eh bien ! j’espère, mes enfants, que petit père a de beaux succès ! » comme s’il venait d’obtenir un 10 sur 10 en orthographe ou en arithmétique.

Puis il leur donna à chacun vingt sous « pour les dépenser comme ils voudraient », Puis il chercha ce qu’il pourrait bien faire encore pour leur faire plaisir et contenter son besoin d’expansion et leur annonça qu’il venait de terminer son livre et se donnait congé pour toute la journée. Là-dessus, Mlle Estienne demanda la permission de descendre à Saint-Jeoire où elle avait justement à faire jusqu’au soir et elle partit, chargée de trois pièces d’un franc et de multiples commissions, laissant les enfants à la garde d’un homme heureux.

Tous les quatre se mirent à table à midi juste. Les enfants, qui déjeunaient habituellement à onze heures et demie, avaient faim et soif. Laurent se versa de l’eau.

— On ne boit pas avant de manger, dit M. Durras. Jette-moi ce verre d’eau. Tu boiras quand tu auras mangé ton omelette.

— L’omelette, ça étouffe, fit observer Laurent.

— Pas de réflexion. Mange et tais-toi.

L’enfant prit une toute petite portion d’omelette mais son père le surveillait et l’obligea d’en reprendre avant de boire. Le tic des mauvais jours commença de tirailler les paupières de Laurent. Enfin il put avaler son verre d’eau avec un soupir d’aise si ostentatoire que M. Durras fronça les sourcils. Une atmosphère d’inquiétude succédait autour de la table à l’allégresse de tout à l’heure. Lise se taisait, le Corbiau regardait obstinément la nappe et M. Durras, irrité de sentir la joie le fuir, pensait : « Lui ! toujours lui ! »

Là-dessus, Antonin apporta le coq bouilli, accompagné de riz et d’une sauce blanche. Laurent se servit largement de riz et refusa le poulet.

— Tu n’as pas faim ? Tu voulais tout dévorer tout à l’heure. Qu’est-ce que cela signifie ?

— J’aime pas le poulet, répondit Laurent d’un air buté.

— Comment, tu n’aimes pas le poulet ? En voilà une histoire ! Et d’ailleurs, un enfant n’a pas à dire « j’aime » ou « j’aime pas ». Il n’a qu’à manger ce qu’on lui donne et à se taire. Antonin, donnez du poulet à Laurent, s’il vous plaît.

— J’en mangerai pas, reprit la voix obstinée, rauque et tremblante.

— Nous allons bien voir si tu n’en mangeras pas. Antonin, donnez du poulet à Laurent, un gros morceau. Là. Maintenant, prends ta fourchette. Prends ta fourchette ! répéta M. Durras d’une voix terrible en frappant la table du poing.

Les filles, tapies sur leurs chaises, appelaient Isabelle au secours, de toutes leurs forces de leur esprit. Hélas ! Isabelle était loin… Laurent se leva tout d’une pièce, regard fou, lèvres convulsives :

— Je m-mangerai pas du Co-Colonel ! Pis… pis d’abord, c’est… (il prit une grande respiration) c’est toi qui l’as fait tuer… ass-ssassin !

Et d’un bond il traversa la pièce et sauta par la fenêtre.

M. Durras pâle jusqu’aux lèvres, les yeux exorbités, s’était levé avec quelques secondes de retard. Il trouva dans ses jambes le Corbiau Gentil, les bras en croix, le visage levé vers lui et qui criait éperdument :

— Moi, moi, oncle Amédée ! moi, moi, moi !

Il l’écarta d’une poussée mais elle tomba sur ses pieds, lui enlaça les jambes de ses deux bras et se laissa traîner, secouer, en criant à tue-tête, comme une locomotive en détresse, comme personne jamais n’avait entendu crier cette petite fille tranquille :

— Carl-Stéphane, au secours, au secou-ours ! Il va le tuer, il va le tuer ! Vous l’aviez dit, vous l’aviez di-ît ! Vous vouliez nous emmener tous, tous, tou-oûs ! Et Isabelle n’a pas voulu-û ! Oh ! pourquoi n’a-t-elle pas voulu-û ! Maintenant il va le tuer-êr !

Amédée s’immobilisa. Le sang quittait ses membres, refluait à la tête. Son visage pâle devenait pourpre. La locomotive en détresse continuait à lancer ses appels :

— Oh ! comme vous l’aimiez, comme vous l’aimiez ! Et elle aussi, elle vous aimait, et nous aussi, et nous aussi ! Nous vous aimions tous, tous, tou-oûs ! Et elle n’a pas voulu parti-îr ! Oh ! pourquoi n’a-t-elle pas voulu parti-îr !

— Qu’est-ce que tu dis ? souffla M. Durras, en saisissant la petite fille par les deux bras et la mettant debout, face à lui.

Elle le regarda en plein visage, de ses prunelles béantes, serra les dents, serra les lèvres. Maintenant, plus un mot.

— Veux-tu répéter ce que tu viens de dire ?

Plus un mot.

Il passa une main fébrile sur son front, lâcha la petite fille, essaya de la persuasion, d’une voix hachée par l’effort qu’il faisait sur lui-même :

— Voyons, ma petite, parle. Qu’est-ce que ça veut dire, ce que tu criais tout à l’heure ?

Plus un mot. Elle le regardait, tranquille. Il la saisit, d’un mouvement dont il ne fut pas maître, l’éleva en l’air comme pour la fracasser sur le parquet.

— Veux-tu parler ou je t’assomme !

Lise poussa un cri aigu et se mit à sangloter.

— Monsieur, Monsieur… balbutia Antonin, qui s’approchait en tremblant.

— Vous, foutez le camp ! hurla M. Durras.

Ah ! s’il avait eu seulement une grande personne en face de lui ! Mais cette enfant, cette enfant…

Elle le regardait toujours sans ciller, comme insensible. Et en réalité elle était insensible, toute réfugiée dans les profondeurs d’elle-même où se tenait le prisonnier derrière le mur de cristal. Et de là, elle regardait s’accomplir ce qu’il avait voulu, se dénouer comme il l’avait voulu cette partie d’échecs qu’il dirigeait depuis des mois, derrière son mur de cristal. Car il savait ce qu’il faisait et du moment qu’il avait décidé de l’offrir, elle, comme victime à l’oncle Amédée pour lui tenir compagnie « à l’endroit où il était », c’est qu’il savait bien que de tous les êtres de la maison, c’était elle qu’il fallait choisir ; — parce qu’Isabelle ne mourrait pas de sa mort, tandis qu’elle mourrait sûrement si on lui enlevait Lise ou Laurent — et le mieux eût été, certes, de mourir tous ensemble, — mais il aurait fallu emmener aussi Carl-Stéphane. Tandis que lorsqu’elle serait morte et tiendrait compagnie à l’oncle Amédée chez les morts, « là où il était », Carl-Stéphane pourrait revenir et elle le verrait sans doute avec ses yeux morts, puisque Amédée, qui était mort, l’avait bien vu et que son nom lui produisait encore un tel effet…

Toutes ces pensées défilaient dans sa tête avec une rapidité inaccoutumée, — et elle attendait, elle attendait ce qui allait se produire, sans effroi, avec une intense curiosité et la satisfaction de se taire.

Or, il ne se produisit rien. Antonin s’était réfugié dans un coin de la pièce et roulait des yeux épouvantés. Lise courut vers son père en sanglotant : « Papa ! papa ! » Il regarda les deux petites l’une après l’autre, d’un air égaré, fit des deux mains le geste de repousser ce qui s’approchait de lui et sortit de la pièce en coup de vent.

Assise sur le parquet, dans les bras de Lise qui l’aveuglait de ses cheveux, l’étouffait d’embrassades, la petite fille remontait lentement à la surface d’elle-même, surprise et déçue, découronnée de son exploit. Carl-Stéphane ne saurait jamais ce qu’elle avait failli faire.

Étendu sur son lit, Amédée respirait profondément, le col dégrafé, le visage rafraîchi par une serviette mouillée.

Il venait de comprendre comment on peut tuer dans un accès de fureur. S’il avait eu une grande personne en face de lui… Isabelle, par exemple…

L’image d’Isabelle le fit se redresser, d’un bond. Cette femme, cette femme en qui il avait confiance, cette femme qui l’avait trompé, berné, et tout le monde le savait, les enfants le savaient, les domestiques le savaient !

Une pensée terrible le traversa : Ludovic ! qui sait si cette femme et son complice n’avaient pas payé Ludovic pour le tuer ? Mais oui, plus il y réfléchissait… Cette histoire de rats ne tenait pas debout, on ne renvoie pas un domestique pour des rats… Tout était machiné avec cette crapule pour faire croire à une vengeance… Une vengeance ! mais d’abord si Ludovic avait à se venger de quelqu’un, c’était d’Isabelle qui l’avait renvoyé et non de lui, qui était absent ! Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ! Comment avait-il pu trouver naturel de recevoir dans le dos, dans son dos à lui, une balle destinée à Isabelle ? Ô imbécile, imbécile, confiant imbécile ! Toujours dupé, toujours victime de sa sentimentalité… Ah ! elles étaient sentimentales, elles, les garces ! leur profit, leur plaisir, leurs passions, leurs vices — et l’argent d’un homme et la vie d’un homme, ça compte pour rien.

Cette femme, cette femme ! Il l’estimait, il la croyait honnête. Tout ce qu’elle lui avait fait souffrir depuis leur mariage, il le lui pardonnait, parce qu’il la croyait honnête. Et voilà ce qu’elle était ! Une femme qu’il avait épousée par amour, une fille sans fortune avec des goûts de princesse, qui ne voulait que de la vraie dentelle à ses chemises et ne mangeait pas le gras des côtelettes, avec vingt-cinq mille francs de dot ! Une bourgeoise plus fière qu’une impératrice et plus bohème que les plus bohèmes, qui se drapait sur le corps trois chiffons assemblés avec des épingles et appelait ça une robe, qui vivait sans montre, qui rangeait ses placards une fois tous les deux ans, qui n’était pas fichue de lire un indicateur des chemins de fer, qui arrivait toujours en gare au moment où le train démarrait avec huit paquets dans les bras plus une valise, qui se foutait de tout et de tous et se promenait dans la vie comme dans un parc du grand siècle, en levant le menton et regardant les manants du haut de ses sourcils de Chinoise ! Ah ! il la connaissait maintenant, il la connaissait à fond, prodigue, orgueilleuse, obstinée, intraitable, exaspérante ! Mais il lui restait encore à découvrir qu’elle était une garce et ça, il ne l’aurait jamais cru, jamais !

Ce Kürstedt, cette espèce de godelureau désossé avec ses grandes pattes de faucheux ! Mais qu’est-ce qu’elle avait bien pu lui trouver d’extraordinaire, bon sang de Dieu ? Ni beau, ni bien fait, une intelligence archi-moyenne, aucune idée personnelle, sinon pour vous débiter avec le sérieux d’un pape, des bourdes à vous retourner les ongles sur la couleur des mots et la sensibilité de l’espace ! C’est peut-être avec des âneries de ce genre qu’on pipait l’esprit des femmes ? Dire qu’il avait cru Isabelle intelligente et qu’elle était capable de donner dans des panneaux aussi grossiers ! Mais oui, elle l’admirait ! Un soir qu’il se moquait des théories de cet imbécile, elle lui avait répondu avec un sourire qui en disait long : « Je crois que vous n’êtes pas fait pour vous entendre avec les poètes ! » Ah ! Monsieur était poète ? Joli, le poète ! Un fameux salaud ! s’introduire dans une maison, flatter le mari, séduire la femme, capter les enfants par toutes sortes de complaisances et de cadeaux et pour finir, pan ! une balle dans le dos du pauvre type qui rentre chez lui, content de retrouver son foyer. Un joli foyer ! Une belle existence, qu’on lui avait faite ! Ce n’était donc pas assez de lui empoisonner la vie avec sa folie maternelle, de détourner les enfants de lui, de le traiter comme un étranger dans sa propre maison, il lui avait fallu encore le bafouer avec le premier venu, à son nez, à sa barbe, les enfants complices, les domestiques complices, toute la maison ricanant derrière son dos et lui aveugle et sacrifié, comme toujours sacrifié ! Oh ! oh ! mais qu’est-ce que c’était donc, que cette femme-là ? Mais comment n’avait-il rien vu, alors que tout lui criait la vérité ? Ces brusques rougeurs quand une fois par hasard il laissait entendre à ce saligaud qu’on le voyait tout de même un peu trop souvent à la maison, ces silences rancuniers, après, quand ils étaient seuls, cet air rêveur, cette tristesse ou cette gaieté sans cause, — et l’autre, l’autre, rappliquant sans cesse, avec un cadeau, un bibelot, une fleur de la montagne, toujours là, indévissable, l’air d’un chien affamé qu’on met à la porte et qui revient toujours… tout, tout, tout les accusait ! Et cette fuite de Kürstedt après l’accident, cette lettre embarrassée… Étrange coïncidence, n’est-ce pas ! Ils avaient compté sans lui, sans cette vie enragée qu’il avait chevillée au corps. Il n’était pas de ceux qui se laissent mourir. Ah ! bon sang de Dieu, non !

Cette tête qu’elle faisait en le soignant, cette face morne, plombée ! Parbleu ! ils étaient refaits ! Pas voulu partir… Naturellement, puisque le coup avait raté. Elle n’était pas si bête que de découvrir ses batteries. Mais Dieu sait ce qu’elle complotait encore, sous son front fermé. Dieu sait si ce vaurien n’était pas auprès d’elle en ce moment, en train de lui servir d’infirmière…

Une douleur aiguë le fit bondir du lit en grondant. Une preuve ! Il lui fallait une preuve ! Elle avait dû garder ses lettres, toutes les femmes gardent les lettres où il est question d’elles ! Une seule preuve et il la ferait condamner, il lui enlèverait les enfants, son Laurent, son chéri et les deux petites et elle pourrait venir hurler à la porte de la maison comme une chienne, il la ferait chasser à coups de balai !

L’armoire d’Isabelle était fermée à clef. Il fit sauter la serrure avec un ciseau à froid, bouleversa les rayons, jetant le linge pêle-mêle à travers la pièce ! ces chemises qu’il avait aimées sur elle, en linon fin, « garnies de vraie dentelle » ou d’un simple motif de jours, ces bas de fil de bourgeoise honnête, ces petits mouchoirs transparents avec un « I » brodé dans un médaillon ovale, ces mouchoirs avec lesquels Isabelle avait si souvent tamponné ses paupières douces aux lèvres, plus bistrées et plus chaudes quand elles avaient pleuré… Il bouleversa tout, avec une fureur méthodique, retourna tous les tiroirs de la commode sur le tapis, visita le placard où un petit paquet blanc reposait au fond d’une boîte de laque et ne trouva rien. Enfin, comme il ouvrait, sans grand espoir, le tiroir de la table de chevet, une enveloppe lui sauta aux yeux, qui portait une suscription, de l’écriture d’Isabelle : « Pour mon mari. À ouvrir après ma mort. »

À six heures, M. Durras descendit et pria Antonin d’atteler pour le conduire à Chignac au train de Paris.

Lorsque le domestique revint, il confia à Marie « que Monsieur avait une tête épouvantable et que ce n’était vraiment pas permis de se mettre dans des états pareils à propos d’une scène de gosses ».

Mlle Estienne était remontée pendant ce temps de Saint-Jeoire, rapportant le pistolet de fer-blanc et les amorces, une enveloppe de décalcomanies, des « surprises » et un sac de pastilles à la violette, toutes poisseuses et collées par un trop long séjour dans le bocal de l’épicière.