Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 216-222).


XVII


Pâques, cette année-là, tomba le 1er  avril. On n’avait eu jusqu’alors aucune nouvelle du printemps enseveli sous la neige.

Le matin en s’éveillant, les enfants virent les rameaux de buis chargés de friandises attachés à un barreau de leur lit, près du chevet, et ils surent que cela voulait dire : Résurrection.

Quand les rameaux furent dégarnis, on fit tourner les petites feuilles rondes et vernies sur le fourneau de la cuisine. Elles se creusaient et viraient à toute vitesse comme des barques folles en dégageant une merveilleuse odeur mélancolique de vieux parc enchanté par le temps — l’odeur même de ce conte d’Andersen où le rossignol charme la mort en lui chantant la douceur du cimetière fleuri d’orties.

L’après-midi, un coup de vent d’ouest poussa sur le plateau un tourbillon de flocons lourds qui fondaient en touchant terre et cessèrent de tomber au moment où ils devenaient des gouttes de pluie molle. Le lendemain, des îlots de terre noire affleuraient, entre de larges plaques de grosse neige détrempée, aux cristaux lâches et qui pompaient la boue avant d’être eux-mêmes aspirés dans la profondeur du réseau lâche et spongieux, pour gorger de leur suc les bulbes des orchis et des narcisses blancs. Et le printemps se rua sur la montagne. L’eau ruisselait le long des pentes, miroitait dans les creux, brisant en éclats le soleil nouveau. On entendait partout son chuchotis pressé et son musical sanglot d’impatience quand elle rencontrait l’obstacle d’une grosse racine ou d’un caillou.

Amédée se hâtait d’achever son ouvrage, comme s’il se fût senti traqué par l’impérieuse saison. Laurent dessinait pour sa mère un projet de bandeau de tapisserie aux iris bleus, sur fond jaune. Le Corbiau musait le long des haies, à la recherche de chenilles rares qu’elle mettait dans une boîte percée de trous, et la boîte sous son lit. La Zagourette regardait grossir les œufs de grenouilles dont le filet gluant voilait l’eau du ruisseau et guettait avec une amoureuse impatience les premiers coucous des prés. Encore quinze jours, et les narcisses allaient fleurir dans le pré marécageux, derrière la ferme. Les narcisses ! Rien que d’y penser, on en avait l’estomac serré de joie.

C’est à ce moment qu’Isabelle tomba malade et le printemps s’éteignit.

Depuis quelques mois, elle avait parfois un peu mal au ventre quand elle montait les escaliers. Mais elle n’y prit garde que le jour où la douleur, au lieu de cesser lorsqu’elle s’asseyait, persista, devint lancinante. Elle dut enfin s’aliter, avec une poche de glace pilée sur le ventre et le médecin déclara qu’il fallait l’opérer. Isabelle décida sur-le-champ qu’elle partirait le lendemain même pour Paris où elle connaissait un chirurgien habile. Lise et Laurent se sauvèrent dans le salon et, à force de pleurer dans les bras de l’un de l’autre, s’endormirent au creux du même fauteuil. Quant il leur fallut se mettre à table en face de leur père soucieux et sévère, ils montraient des faces boursouflées où les fleurs carrées du velours de Gênes avaient imprimé des tatouages en creux du plus barbare effet.

— Allons, allons, dit M. Durras, vous n’êtes pas ridicules de vous mettre dans des états pareils ? Votre mère n’est pas perdue, que diable ! Regardez Anne-Marie, elle a un peu plus de bon sens que vous.

Le Corbiau, qui venait de rentrer on ne savait d’où, leva son visage indifférent, un peu plus pâle seulement que d’habitude.

— Il ne faut pas que personne pleure, dit-elle de sa voix nette, sans inflexion. Il n’y a pas à se tourmenter. Isabelle va se faire opérer et tout ira bien. Et si tout n’allait pas tout à fait bien, il n’y aurait pas non plus à se tourmenter. Car ce serait en somme tout ce qu’il y a de plus simple et de plus facile d’arranger les choses pour que tout aille tout à fait bien.

Lise, malgré son chagrin, ne put s’empêcher de rire à cette phrase singulière et Amédée lui-même eut un pâle sourire en se tournant vers sa nièce et pupille :

— Voilà ce que dans toutes les langues on appelle un discours précis…

L’angoisse, plus que la fièvre et la douleur physique, tenait Isabelle éveillée.

N’eût-elle qu’une chance sur mille de laisser sa vie dans cette opération, l’énormité du malheur contenu dans ce millième de chance renversait, dans son esprit, les proportions et l’affolait d’anxiété.

Une seule chose l’eût tranquillisée : emmener les enfants avec elle. Mais comment justifier aux yeux d’Amédée, ce surcroît de dépenses très lourd pour leur budget et cette complication « absurde », comme il dirait certainement ? Car il ne pourrait se douter que si elle tenait tant à les garder près d’elle, c’était pour les empoisonner si elle se sentait mourir.

Elle ne redoutait la mort qu’à cause d’eux. Elle partie, ils étaient perdus. Laurent perdu, dévoré par le chaos, Lise perdue, éteinte à jamais sous un malheur trop lourd pour elle, Anne-Marie perdue, égarée dans ses propres labyrinthes… Elle n’avait confiance en personne. Les siens, les chers siens, l’aimaient sans la comprendre et croyaient à l’opinion publique. Carl-Stéphane, qui l’avait aimée et comprise comme elle aurait voulu l’être quand elle s’appelait Isabelle Comtat, n’avait su que la charger d’une responsabilité nouvelle. Et Dieu était loin et elle n’avait jamais cru, même dans ses heures de piété, qu’il mesurât le vent à la brebis tondue ni se souciât beaucoup de fournir la pâture aux petits des oiseaux.

Elle songea soudain que si elle était morte, quelqu’un d’autre choisirait les robes de ses petites et les habillerait certainement trop long, avec des étoffes communes et des couleurs qui n’iraient pas à leur teint. À cette idée, une telle souffrance la poignit que son visage se couvrit d’une sueur froide.

Non, non, ils ne pouvaient pas plus subsister sans elle qu’elle n’aurait pu subsister sans eux. L’amour avait soudé leur groupe en un seul être et la moindre amputation devenait mortelle. Eh bien ! elle aurait le courage de les tuer de sa propre main, ses petites lumières, pour les soustraire à la mort lente. Ce serait son dernier don, et leur dernier bonheur. La paix pour les quatre, dans l’éternité.

Demain, elle ferait monter Mlle Estienne, qui allait s’occuper des enfants pendant son absence. Elle lui remettrait l’argent du voyage en lui expliquant qu’elle devrait lui amener immédiatement les enfants au reçu d’un simple télégramme : « Venez. » Et elle saurait bien s’empêcher de mourir tant que les enfants ne seraient pas là. À moins qu’elle ne succombât sous le chloroforme… soit, elle ne se laisserait pas endormir, elle dirait au chirurgien de l’attacher et de ne pas s’inquiéter de ses cris.

Et quand les enfants seraient là…

Isabelle se souleva sur un coude, alluma une bougie sur sa table de chevet, saisit un crayon et du papier et commença d’écrire à son mari. Elle écrivait d’abondance, car cette lettre était rédigée dans son esprit depuis longtemps, peut-être depuis toujours.

La lumière clignotante de la bougie éclairait des files de mots hérissés d’angles, des mots samouraïs qui montaient à l’assaut, lances en avant, sous la protection des boucliers droits, entièrement surplombants, qu’étaient les barres des « t ».

« Le premier choc passé, vous comprendrez que j’ai agi pour le bien de tous. J’espère que vous pourrez refaire votre vie avec succès. J’espère aussi que vous aurez assez de caractère pour ne pas vous inquiéter de l’opinion, si les gens trouvent là dedans matière à baver leur petit venin.

« Quant à la mère d’Anne-Marie, si elle vient vous montrer ses grimaces, montrez-lui la porte. On peut avoir pitié d’une guenon, mais non d’une femme qui a moins de cœur qu’une guenon.

« Pour le reste, je n’ai de comptes à rendre à personne. Je désire que les enfants soient ensevelis avec moi, tous les trois couchés sur mon corps. Et si j’ai encore une faveur à demander, c’est qu’on nous oublie. »

Elle plia les feuillets, les glissa sous une enveloppe où elle traça la suscription : « Pour mon mari. À ouvrir après ma mort, » jeta l’enveloppe dans le tiroir de sa table, souffla la bougie et s’allongea sur le dos, les yeux grands ouverts dans l’obscurité, les tempes martelées par les battements de son sang.

La tension de son esprit lui tirait douloureusement les globes des yeux. Peu à peu cette sensation s’effaça sous la fièvre montante, qui la cahotait doucement sur une couche de plumes, le tumulte des pensées sombra, son corps flotta…

L’antichambre du songe est parfois vide, entre des parois de silence transparent, parfois peuplée de figures qui parlent.

Une petite figure parlait — une petite figure en chemise de nuit, assise sur le lit d’Isabelle. Pas plus de poids qu’un oiseau et une voix blanche, monocorde, une voix de rêve qui n’avait pas l’air de penser ce qu’elle disait : « Il ne faut pas te tourmenter, ma Belle Jolie. À supposer que tout n’aille pas très bien, il ne faudrait pas te tourmenter. Parce que nous, ce serait facile de faire ce qu’il faut. Je voudrais seulement savoir combien il faut manger de graines de pavot ou bien si la ciguë vous fait mourir plus vite… »

Là où elle était, Isabelle trouva ces mots tout simples et tout naturels.

— Écoute, écoute, dit-elle vivement, d’une voix blanche et rapide — la voix, sans doute, de cette Isabelle qui se promenait la nuit tout endormie dans la chambre des enfants, guettant les cauchemars et les perce-oreilles. Écoute, écoute, si on vous dit que je suis morte, il ne faudra pas le croire avant de m’avoir vue. Il faudra vous faire conduire près de moi, et venir contre moi et m’appeler : « Maman ! » Si je ne réponds pas, c’est que je serai vraiment morte. Alors, écoute bien : il faudra prendre ce petit paquet cacheté de cire rouge qui est au fond de la boîte de laque dans le placard de ma chambre. Dans trois verres d’eau, c’est juste ce qu’il faut et ce sera très vite fait. Écoute aussi : tu prendras la lettre qui est dans le tiroir de ma table de nuit et tu la mettras sur ton lit, bien en évidence. C’est pour Amédée.

— Amédée, demanda la petite voix monocorde, qu’est-ce qu’on en fait ?

— Rien, répondit l’autre voix.

Les membres d’Isabelle s’étirèrent au fond du sommeil et un profond soupir sortit de sa poitrine. La petite figure avait disparu.

Elle dormit bien et s’éveilla pleine de confiance. Cherchant à traduire ce sentiment de sécurité, elle se dit : « Tout ira bien. Je sais que tout ira bien. » Elle ne fit aucune recommandation à Mlle Estienne, sinon des recommandations de détail au sujet des enfants, embrassa les petits et partit sans se retourner dans la voiture qui l’emmenait avec Amédée.