La Maison dans l’œil du chat (Crès, 1917)/La soupe au canard

Georges Crès (p. 81-88).




XII

LA SOUPE AU CANARD


LA SOUPE AU CANARD



Les canards, la tête sous leur aile, bien sages, au bord de la mare, attendent que le soir sonne au village pour rentrer à la ferme.

Les canards la tête sous leur aile.

Et au village, dans les marmites, la soupe chante très fort et très vite ; dans toutes les marmites elle chante et le village lui-même est comme une grande marmite, où toutes les odeurs des soupes se mêlent, pour s’envoler par-dessus les chaumes comme un son de cloche et aller dire aux autres villages, aux villages de toute la terre : « Le soir est descendu chez nous et les troupeaux rentrent aux étables. »

Chez le cordonnier qui, tout le jour, a enfoncé des clous dans du cuir bien dur, cuit une soupe de pommes de terre. Mais chez le forgeron, qui vient d’arrêter son soufflet pour arroser ses géraniums en attendant le dîner, c’est une soupe aux carottes et aux navets. Là-bas, où la lumière brille déjà, c’est une soupe aux choux verts. Mais là, à la ferme ; quelle soupe est-ce donc ? Les canards, les pieds dans l’herbe, respirent le parfum qui passe au-dessus des arbres, parfum de légumes, de bois brûlé, des dernières fleurs ouvertes et de la mare elle-même, et les canards considérant cela comme un signal, en boitillant dans la vase, s’en retournent à la ferme. « Mais à la ferme, quelle soupe ont-ils donc, ce soir, ça sent joliment bon », disent les canards, « À la ferme quelle soupe ont-ils donc ? »

Avant de rentrer dans la cour, la mère cane compte ses enfants : « Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit… Où est donc le neuvième ? »

Les canards se regardent avec terreur.

Hé bien la soupe ! la soupe ! C’est une soupe au canard.

Les canards reprennent alors le chemin de la mare, et, la tête sous leur aile, bien sages, ils attendent…, ils attendent pour rentrer à la ferme, que le petit frère soit mangé.

Les canards, la tête sous leur aile.