La Maison dans l’œil du chat (Crès, 1917)/L’âne gris

Georges Crès (p. 117-126).




XVII

L’ÂNE GRIS


L’ÂNE GRIS



Âne gris, tu rêves dans le soleil, avec tes quatre sabots étincelants et ta petite selle de velours rouge.

Ton poil, soigneusement brossé, est doux à toucher comme de la peluche et tes grands yeux clairs mirent le ciel.

Tu attends patiemment au seuil de l’église, où est entrée ta maîtresse : la très gentille petite Solange avec sa robe de mousseline.

C’est dimanche ! qui ne le sait pas ?

Tout repose. La route, elle-même, est plus blanche entre les deux lisières roses de la forêt.

La forge est silencieuse, la boulangère a fait des brioches et les écoles sont muettes.

Petit âne gris, c’est le mois d’août, le mois de l’Assomption ! Tu le sais très bien. Ta tête est bourdonnante de chaleur et de cloches ! tu soupires en pensant à l’écurie… à la douce litière, où se glissent parmi le foin, des fleurs sèches de pissenlit.

Un gamin passe… Il tape ta croupe chaude en riant.

Voici le soleil, encore sur ta tête, recule-toi ! Tout près du porche, à l’ombre des saints… Saint Nicolas, ami des petits garçons ; Sainte Clotilde, amie des petites filles. Ils te bénissent tous deux sous leur mître de pierre, dans leur robe à gros plis !

Te voilà presque dans l’église. Le son de l’orgue te parvient ainsi que les derniers cantiques.

Petit âne gris, tu dors maintenant.

Il est midi.

« Voyons, Clodomir ! » Une main impatiente tire ta bride, c’est la petite Solange en robe de mousseline et parfumée d’encens.

La voici, juchée sur la selle de velours rouge et en route pour le château !

Fines aiguilles de pins, craquantes et brûlantes sous les pattes de l’âne, comme des paillettes enflammées.

Tout n’est que soupir !

Exhalaison puissante de l’été !

Tout n’est qu’une plainte atténuée.

Presque de la joie… dans la chaleur mouvante de l’été.

Voici les deux sapins ; cônes sombres de fraîcheur à l’entrée du château, ce grand bloc blanc qui s’aperçoit tout au fond, derrière les grilles dorées.

L’allée d’honneur est bordée de géraniums éclatants, comme des cris de joie ! puis des pétunias et d’autres fleurs lourdes et vivaces !

Le petit âne trotte avec ses sonnailles, le courage lui vient à mesure que le chemin diminue. Enfin, le voici devant le perron de marbre, le double perron, près duquel dort un lévrier.

Un valet s’approche complaisant et paternel, Solange descend : toute fragilité et souplesse dans sa robe : « Je suis en retard ? il a prêché longtemps. »

Au trot, libre et léger, petit âne, tu gagnes l’écurie. C’est la troisième porte dans la cour des « communs » ; la première est celle de l’alezan, la deuxième du poney ; la troisième, ô joie : il s’y glisse…, son poil frotte en passant le bois de la stalle. Il ne sait plus… des ronds de soleil montent en spirale devant ses vastes yeux brouillés par les croisements des routes, les plaques bleues indicatrices, et les bigarrures bleues des ombres.

Il ne sait plus :

Des mains charitables ont ôté la selle de velours, les étriers d’argent, le harnais de cuir jaune, à clous dorés. Lourdement il tombe sur la litière « parfumée comme un perpétuel crépuscule, comme un champ de luzerne, comme l’eau glacée sur la langue rêche et brûlée, comme… »

Régulièrement les flancs du petit âne se soulèvent, un deux, un deux, une égale respiration s’échappe de ses naseaux. Il dort !…


La salle à manger du château, avec ses volets clos, ses faïences et ses rideaux de Jouy, est fraîche comme un gentil tombeau.

Gaie Petite Solange, l’âme encore bercée par les cantiques et la contemplation fervente des vitraux.

Te voici, choisissant d’une main lente des tranches d’ananas, dans la coupe parfumée.