Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 209-240).


XIII

Alice et sa Légende.


L’honorable Gervayse Pyncheon fit prévenir un jour le jeune Matthew Maule, ouvrier charpentier, qu’il eût à se rendre immédiatement dans la Maison aux Sept Pignons.

« Et pourquoi ton maître réclame-t-il mes services ? dit le charpentier au domestique noir que M. Pyncheon lui avait dépêché. La maison exigerait-elle des réparations ? Cela se pourrait bien, après si longtemps, et sans qu’aucun blâme revînt à mon père qui l’a construite… Pas plus tard que dimanche dernier, je lisais l’épitaphe du vieux Colonel, et à compter de sa date, l’hôtel est debout depuis trente-sept ans… Il ne faudrait pas s’étonner que le toit eût besoin d’être revu.

— Ne sais ce que veut maître, répondit Scipion ; maison à nous, très-bonne maison ; et c’est l’idée à l’ancien colonel Pyncheon, car autrement, pourquoi le vieux venir ainsi faire peur au pauvre nigga[1] ?

— C’est bon, c’est bon, Scipion mon ami !… Va dire à ton maître que j’arrive, dit le charpentier avec un éclat de rire… S’il lui faut un ouvrier consciencieux, et tout à son affaire, il n’a qu’à parler, je suis son homme… Et tu dis, mon brave ; que la maison est hantée ?… Ce n’est pas moi qui me chargerai de mettre les fantômes à la porte des Sept Pignons… En supposant même que le Colonel fût apaisé, ajouta-t-il à part lui, mon vieux grand-père le sorcier ne lâchera certainement pas les Pyncheon, tant que leurs murs tiendront l’un à l’autre.

— Quoi donc vous marmottez dans vous, Matthew Maule ? demanda Scipion ; et d’où vient que vous regardez-moi si noir ?

— Pas plus noir que tu n’es, répondit le charpentier. Va m’annoncer à ton maître, et si par hasard tu rencontres mistress Alice, sa fille, présente-lui les humbles respects de Matthew Maule… Elle a, cette Alice Pyncheon, apporté d’Italie un beau visage, une blonde tête, à la fois douce et fière… Tu le lui diras, si tu veux, de ma part.

— Il ose parler de mistress Alice ? s’écria Scipion, tout en revenant au logis… Un charpentier, voyez donc !… Mieux avisé serait-il de ne jamais lever les yeux sur elle ! »

Remarquons, en passant, que le jeune charpentier Matthew Maule était un personnage peu compris, et généralement peu goûté dans la ville où il résidait ; cela, sans qu’on pût rien alléguer de positif contre son intégrité, l’intelligence et le zèle qu’il déployait dans l’exercice de sa profession. L’antipathie (nous ne pouvons l’appeler autrement) qu’il semblait inspirer à beaucoup de personnes, était en partie le résultat de son caractère et de ses allures, en partie un héritage qu’il tenait de ses pères.

Il était le petit-fils d’un ancien Matthew Maule, — un des colons primitifs de la cité, — lequel fut en son temps un des sorciers les plus fameux et les plus redoutables qu’on y ait connus. Ce vieux réprouvé avait péri sur la potence à une époque où les autorités locales se faisaient remarquer par leurs louables efforts contre le grand Ennemi des âmes et par le nombre de ses adhérents qu’ils lui expédiaient, l’un après l’autre, en ligne perpendiculaire. Depuis lors, cette bonne œuvre, à force d’être pratiquée, semblait avoir perdu de sa valeur aux yeux du public ; mais une terreur superstitieuse n’en planait pas moins sur la mémoire de ceux qu’on avait fait périr pour cet horrible crime de sorcellerie. Leurs tombeaux, situés en général dans les crevasses des rochers sur lesquels était dressée la potence, passaient pour ne pas garder très-fidèlement le dépôt qu’on leur avait confié trop à la hâte. Le vieux Matthew Maule, en particulier, — s’il fallait en croire les bruits courants, — sortait de sa fosse, comme un homme ordinaire sort de son lit, et on le voyait se promener à minuit aussi fréquemment que les vivants se promènent en plein jour. Ce sorcier pestilentiel (en qui ce châtiment mérité semblait n’avoir amené aucune sorte de résipiscence) avait l’habitude invétérée de hanter un certain hôtel appelé la Maison aux Sept Pignons, contre le possesseur de laquelle il paraissait se croire un titre quelconque, dérivant de la propriété du sol sur lequel la maison était bâtie. Le funèbre vagabond prétendait obstinément, — ou qu’une redevance lui fût payée depuis la date du premier coup de pioche donné pour creuser les caves, — ou que l’hôtel lui-même devînt sa chose : à défaut de ce, ce créancier-fantôme se réservait de mettre la main dans toutes les affaires des Pyncheon, et de les faire invariablement mal tourner, fût-ce un millier d’années après sa mort. C’était là, peut-être, une histoire passablement folle au premier coup d’œil ; mais elle ne paraissait pas tout à fait incroyable à ceux qui se rappelaient encore quel vieillard obstinément inflexible avait été, de son vivant, le sorcier défunt.

Maintenant, le petit-fils de ce sorcier, — le jeune Matthew Maule, héros de notre récit, — passait aux yeux du peuple pour avoir hérité quelques-unes des qualités les plus suspectes de son ancêtre. On faisait circuler sur le compte de ce garçon les absurdités les plus merveilleuses, — disant par exemple qu’il avait le singulier pouvoir d’influencer à son gré les rêves d’un chacun et de les mettre en scène à sa guise, absolument comme un directeur de théâtre. Il était aussi question, — parmi les voisins, et plus spécialement parmi les voisines, — de personnes que « l’Œil de Maule » avait ensorcelées. Quelques-uns prétendaient qu’il avait la faculté de lire dans l’esprit des gens ; d’autres, que par le pouvoir merveilleux de cet œil, il lui était loisible d’attirer n’importe qui dans l’orbite de sa propre intelligence, et d’expédier provisoirement dans l’autre monde ceux qu’il avait ainsi soumis, en les chargeant de messages pour son grand-père ; d’autres, enfin, qu’il possédait ce qu’on appelle le Mauvais Œil, c’est-à-dire le précieux pouvoir de brouir les blés et de momifier les enfants en leur desséchant le cœur. Mais, au fond, le plus grand dommage porté à la réputation du jeune charpentier provenait d’abord de son extrême réserve, en second lieu, de ce qu’on le regardait comme entaché d’hérésie, soit en matière religieuse, soit en matière politique.

Quand il eut reçu le message de M. Pyncheon, le charpentier se hâta de terminer un petit ouvrage qu’il avait en main, et s’achemina, immédiatement après, vers la Maison aux Sept Pignons. Cette habitation, connue de tous, était encore à cette époque, — bien que son architecture commençât à passer de mode, — une des plus honorables résidences de la ville. Cependant on faisait courir le bruit que le propriétaire actuel, Gervayse Pyncheon, s’en était profondément dégoûté par suite du choc moral qu’il avait reçu dès sa première enfance, lors de la mort soudaine de son grand-père. On se souvient peut-être qu’en se précipitant pour monter sur les genoux du colonel Pyncheon, ce petit garçon avait le premier découvert que le vieux puritain avait cessé de vivre. Parvenu à l’âge viril, Gervayse Pyncheon était allé en Angleterre, où, s’étant marié à une jeune personne riche, il passa plusieurs années, soit dans la métropole même, soit dans quelque grande ville du continent européen. Pendant cette période d’absence, l’hôtel de famille était demeuré consigné à un des parents du propriétaire, lequel fut autorisé à s’y établir provisoirement, sous condition de l’entretenir à ses frais et d’y faire toutes les réparations voulues. Cette clause avait été si loyalement exécutée que l’œil exercé du charpentier ne put découvrir aucun déchet à l’extérieur de l’édifice dont il faisait le tour avant d’y entrer. Les pointes des Sept Pignons se découpaient sur le ciel en arêtes vives, le toit de lattes semblait parfaitement étanche, et le plâtre micacé recouvrant toute la surface des murs extérieurs, brillait au soleil d’octobre comme si ce crépi n’avait que huit jours de date.

La maison gardait cet aspect vivant qui ressemble à l’expression d’activité sereine empreinte parfois sur le visage humain. On devinait, dans cette ruche aux sept pointes, le bourdonnement d’une famille nombreuse.

Une lourde charrette, chargée de bois de chêne, passait sous le portail, s’acheminant vers les communs au fond de la cour ; la cuisinière, fraîche et replète, — peut-être aussi était-ce la femme de charge, — pérorait devant la petite porte, marchandant quelque volaille à un paysan qui venait les lui vendre. Derrière les fenêtres du rez-de-chaussée, on voyait circuler de temps en temps une soubrette de bonne mine, ou reluire la face noire d’un esclave bien nourri. À une croisée du second étage, penchée sur quelques vases de fleurs exotiques, une jeune dame, — fleur exotique elle aussi, — belle et délicate comme pas une des plantes sur lesquelles elle versait une eau limpide. Sa présence communiquait une grâce indescriptible, un charme vague à tout l’édifice. Sous d’autres rapports, c’était une solide et patriarcale maison, où le pignon du milieu représentait le père de famille entouré de ses six enfants, tandis que la grosse cheminée centrale éveillait l’idée d’un cœur hospitalier, prêtant sa chaleur à tout ce qui l’environne.

Sur le pignon de la façade existait un cadran solaire vertical, et le charpentier, venant à passer au-dessous, leva les yeux pour prendre note de l’heure.

« Trois heures, se disait-il… Mon père m’a raconté que le cadran fut placé une heure seulement avant le trépas du Colonel. Depuis trente-sept ans qu’il est là, quelle exactitude il a conservée ; — l’ombre se glisse furtive, et se glisse encore, emboîtant le pas derrière le soleil dont elle éteint les rayons un à un ! »

Un ouvrier comme Matthew Maule, mandé chez un gentleman, devait se rendre de lui-même à la porte du fond par où étaient ordinairement admis les gens de service et les travailleurs du dehors ; — tout au moins eût-il été tenu de frapper au guichet latéral, comme les marchands de premier ordre. Mais, outre l’orgueil ou la roideur qui faisait le fond de son caractère, le charpentier, en ce moment, ressentait avec amertume le tort héréditaire fait à sa famille par la construction du grand hôtel Pyncheon sur un terrain qui aurait dû lui appartenir. C’était là, effectivement, que dans le voisinage d’une source célèbre par la qualité de ses eaux, son grand-père avait mis à bas les pins de la forêt primitive, et construit un cottage où des enfants lui étaient nés : aussi le colonel Pyncheon, pour avoir les titres de cette propriété, avait-il été réduit à les arracher des doigts crispés d’un cadavre. C’est pourquoi le jeune Maule marcha droit à l’entrée principale, ouverte sous un portail de chêne sculpté ; une fois là, il mit si bien en œuvre le marteau de fer, qu’on eût pu croire « le vieux sorcier » lui-même au seuil de son ancienne maison.

Le nègre Scipion répondit à cet impérieux appel avec une hâte prodigieuse. Mais quand il ne vit personne autre que le charpentier, ses yeux blancs exprimèrent l’ébahissement le plus complet.

« Merci de nous ! Que d’embarras pour ce faiseur de planches ! murmura Scipion très-discrètement… Croirait-on pas lui taper la porte avec son marteau le plus lourd ?

— Me voici, dit Maule d’un ton sévère… Menez-moi chez votre maître ! »

Au moment où il entrait dans la maison, une douce et mélancolique harmonie, arrivée des étages supérieurs, vibrait le long du corridor. C’était le clavecin qu’Alice Pyncheon avait rapporté avec elle en revenant d’Europe. Cette belle Alice partageait son loisir virginal entre les fleurs et la musique, bien que les premières fussent sujettes à se flétrir sous sa main, et que souvent les mélodies les plus tristes jaillissent involontairement de ses doigts. Elle avait été élevée à l’étranger et ne pouvait s’habituer aux façons de vivre de la Nouvelle Angleterre, très-médiocrement alors attrayantes pour une âme quelque peu éprise du beau.

Sachant que M. Pyncheon attendait avec impatience l’arrivée de Maule, Scipion-le-noir ne mit aucun retard à introduire le charpentier dans le cabinet du maître de la maison. C’était une pièce de dimensions moyennes, ayant vue sur le jardin, et dont les fenêtres étaient en partie masquées par le feuillage des arbres fruitiers. M. Pyncheon, qui s’en était réservé l’usage habituel, l’avait meublée avec élégance, même avec luxe, et en général d’objets achetés à Paris. Le parquet (chose rare à cette époque) était recouvert d’un tapis si habilement travaillé, qu’on l’eût dit jonché de fleurs vivantes. Dans un coin, debout sur un piédestal, une femme de marbre, n’ayant que sa beauté pour tout vêtement. Çà et là, sur les murs, quelques toiles aux couleurs adoucies et fondues par le travail des ans. Près de la cheminée, un grand et magnifique cabinet d’ébène incrusté d’ivoire, antique meuble que M. Pyncheon avait acquis à Venise, et dans lequel étaient précieusement classées les médailles, les monnaies anciennes et toutes les menues curiosités coûteuses qu’il avait collectionnées pendant ses voyages. Cette décoration variée, néanmoins, n’enlevait pas à la pièce son caractère original, dû au peu de hauteur de ses lambris, aux poutres entrecroisées qui soutenaient le plafond, à l’ampleur de la cheminée garnie de briques hollandaises, suivant une ancienne mode ; elle offrait ainsi l’emblème d’une intelligence industrieusement fournie d’idées étrangères, laborieusement parvenue à un certain degré de raffinement artificiel, mais qui ne s’en trouve ni plus vaste, ni, à vrai dire, dans ce qui lui appartient en propre, plus élégante qu’auparavant.

Deux objets, en particulier, semblaient convenir assez peu à un appartement meublé avec autant de recherche. Une ample carte, d’abord, — ou plutôt le plan cadastral d’une contrée quelconque, — plan qui paraissait dater de bien des années, enfumé qu’il était maintenant, et portant par endroits la trace des doigts qui l’avaient tour à tour parcouru. L’autre était le portrait d’un austère vieillard, vêtu du costume des Puritains, et peint assez grossièrement, mais d’une touche hardie et mettant énergiquement en relief l’expression caractéristique de l’original.

Auprès d’une petite table, devant un feu de houille anglaise, était assis M. Pyncheon, qui humait à petits coups une tasse de café, son breuvage favori depuis qu’il avait résidé en France. C’était un homme dans la force de l’âge, et encore très-agréable malgré la perruque dont les boucles poudrées retombaient en cascade sur ses épaules ; son habit était de velours bleu, chamarré sur les pans et aux boutonnières ; les clartés de l’âtre se reflétaient d’ailleurs sur l’ampleur spacieuse de son gilet où s’épanouissait mainte et mainte fleur brodée en or. À l’entrée de Scipion, qui annonçait le charpentier, M. Pyncheon se détourna quelque peu, mais reprit ensuite sa première position, et acheva tranquillement sa tasse de café sans paraître s’occuper autrement de l’homme qu’il avait appelé chez lui. Il n’y avait là aucune grossièreté de parti pris, aucun inconvenant dédain, — toutes choses dont il eût rougi, — mais il ne lui vint pas même à l’idée qu’un personnage comme était Maule, eût droit à un témoignage de politesse et pût s’inquiéter d’un manque de formes.

Le charpentier, cependant, vint s’adosser à la cheminée, et se tournant un peu comme pour regarder M. Pyncheon bien en face :

« Vous m’avez envoyé chercher, lui dit-il. Veuillez m’expliquer votre affaire pour que je puisse retourner aux miennes.

— Ah ! pardon, dit M. Pyncheon avec calme ; je ne prétends pas vous prendre vos heures sans les payer… Votre nom est Maule, si je ne me trompe, — Thomas ou Matthew Maule, — et vous êtes le fils ou le petit-fils de l’homme qui a construit cette maison ?

— Matthew Maule, répondit le charpentier…, fils du constructeur de la maison, petit-fils de l’homme à qui appartenait légitimement le terrain où on l’a bâtie.

— Je connais le litige auquel vous faites allusion, remarqua M. Pyncheon sans la moindre émotion. Je sais parfaitement que mon grand-père a dû soutenir un procès pour établir son droit de propriété sur le sol que couvre notre hôtel… Si vous voulez bien le permettre, nous ne renouvellerons pas ce débat… L’affaire a été réglée dans le temps par les autorités compétentes, — équitablement, nous devons le présumer, — irrévocablement, voilà qui est sûr… Et cependant, par une coïncidence assez singulière, ce sujet n’est pas absolument étranger à ce que je voulais vous dire ; de telle sorte que cette rancune invétérée, — excusez-moi, je n’ai nulle envie de vous offenser, — cette irritabilité, si vous voulez, que vous venez de me témoigner, touche par quelques points au sujet que nous allons traiter.

— Monsieur Pyncheon, dit le charpentier, si vous pouvez tirer un parti quelconque du ressentiment bien naturel que laisse à un homme le tort fait à sa famille, je le mets sans réserve à votre disposition.

— Et je vous prends au mot, mon brave homme, reprit avec un sourire le propriétaire des Sept Pignons. Je vais vous suggérer un moyen de faire tourner au profit de mes affaires le ressentiment, — justifié ou non — qui se perpétue ainsi dans votre famille. Vous avez ouï dire, je suppose, que, depuis mon grand-père, les Pyncheon ont constamment réclamé, sans avoir encore pu le faire reconnaître, le droit qu’ils se croient sur une très-vaste étendue de territoires, située dans les districts de l’Est ?

— Je l’ai ouï dire très-souvent, répondit Maule (et on prétend qu’à ces mots un sourire passa sur son visage)… Très-souvent…, et par mon père !

— Notre prétention, continua M. Pyncheon après un instant de silence consacré peut-être à réfléchir sur le sens de ce sourire étrange, notre prétention semblait sur le point d’être admise avec toutes ses conséquences à l’époque où mon grand-père décéda. Les personnes au courant de ses secrets savaient fort bien qu’il n’appréhendait ni difficultés ni délais. D’un autre côté, le colonel Pyncheon — inutile de vous l’apprendre — était un homme pratique, versé dans les affaires publiques et particulières, absolument incapable de nourrir des espérances mal fondées ou de poursuivre la réalisation d’un projet chimérique. Il est dès lors tout naturel d’en conclure que — puisqu’il prévoyait avec tant de confiance l’issue favorable de cette réclamation, — il avait pour cela quelques motifs inconnus à ses héritiers. Je crois, en un mot, — et les jurisconsultes qui m’aident de leurs avis partagent cette manière de voir, autorisée d’ailleurs, jusqu’à certain point, par nos traditions de famille, — je crois que mon grand-père était en possession de quelque acte ou de quelque autre document, de nature à établir victorieusement son droit, mais qui depuis lors a disparu.

— Rien de plus probable, dit Matthew Maule (et de nouveau, assure-t-on, un sombre sourire vint plisser ses lèvres…) ; mais à quel titre un pauvre charpentier comme moi pourrait-il se mêler des grandes affaires de la famille Pyncheon ?… À quoi vous serais-je utile ?

— Peut-être à rien, répliqua M. Pyncheon, mais le contraire n’est pas impossible ! »

Tel fut le début d’une longue conversation entre Matthew Maule et le propriétaire des Sept Pignons, sur le sujet ainsi abordé par ce dernier. Il paraît, — M. Pyncheon hésitait en parlant de rumeurs si absurdes au premier coup d’œil, — que la croyance populaire établissait quelques rapports mystérieux entre la famille des Maule et ces vastes domaines des Pyncheon, encore à l’état de vague espérance. C’était un propos fréquent que « le vieux sorcier », nonobstant sa pendaison, l’avait finalement emporté dans sa lutte avec le colonel Pyncheon, attendu qu’en échange d’une acre ou deux de jardin potager, il avait pris possession du grand territoire oriental. Une femme très-âgée, et qui venait de mourir, répétait souvent au coin du feu — se servant d’une métaphore éloquente — « qu’on avait jeté à la pelle, dans la fosse de Maule, des lieues et des lieues de terre appartenant aux Pyncheon, et que le tout avait cependant tenu dans ce petit creux situé entre deux rochers, presque au sommet de Gallows-Hill[2]. » De plus, lorsqu’on voyait les hommes de loi remuer ciel et terre pour retrouver le document perdu, on se répétait proverbialement que « pour le trouver il faudrait ouvrir la main du sorcier devenu squelette ». Et ces mêmes gens de loi s’étaient si bien préoccupés de ces propos fabuleux, qu’ils avaient fait secrètement fouiller la tombe de Matthew Maule, — circonstance étrange que M. Pyncheon ne crut pas à propos de faire connaître au charpentier. Ces recherches d’ailleurs n’avaient produit aucun résultat ; il n’en était sorti qu’une découverte inexplicable. — C’est que la main droite du squelette avait disparu.

En remontant à l’origine de ces bruits populaires on arrivait, — circonstance fort essentielle, — à certaines paroles, à certaines obscures insinuations qu’aurait laissé tomber, de temps à autre, le fils du sorcier mis à mort, le père du Matthew Maule aujourd’hui vivant. Et ici, M. Pyncheon pouvait invoquer un de ses souvenirs personnels. Bien que tout enfant à cette époque, il se rappelait, — ou s’imaginait, — que le père de Matthew avait eu quelque travail à faire, — soit la veille, soit le jour même du décès du Colonel, — dans ce même cabinet où le charpentier et lui s’entretenaient présentement… Or, des papiers d’affaires, appartenant au colonel Pyncheon (son petit-fils avait ce détail très-présent à la mémoire), se trouvaient alors étalés sur la table.

Matthew Maule ne feignit pas de se méprendre sur le soupçon qui lui était insinué de la sorte :

« Mon père, dit-il, — et toujours avec ce noir sourire qui faisait de sa physionomie une véritable énigme, — mon père était un plus honnête homme que le vieux Colonel aux mains sanglantes… Eût-il pu rentrer ainsi dans ses biens, il ne se serait pas permis de dérober un seul de ces papiers !

— Je n’entends pas faire assaut avec vous, lui répondit avec un calme hautain ce Pyncheon façonné aux manières de l’étranger ; et il ne me convient pas davantage de me montrer sensible aux mauvais propos dirigés, ou contre mon grand-père, ou contre moi-même. Un gentleman, avant d’entrer en rapport avec une personne de votre rang et de votre éducation, doit se demander, au préalable, si l’importance du but compense les inconvénients des moyens par lesquels il faut l’atteindre… Et c’est justement ainsi que la chose se présente aujourd’hui. »

Reprenant alors l’entretien, il fit au charpentier des offres pécuniaires fort importantes, pour le cas où ce dernier fournirait des renseignements susceptibles de faire découvrir le document perdu — et réussir, dès lors, la réclamation encore pendante. Matthew Maule, dit-on, resta longtemps sourd devant ces propositions. À la fin, néanmoins, avec un rire singulier, il demanda si M. Pyncheon, — en échange de la preuve écrite qu’il sollicitait avec tant d’instances, — serait disposé à lui rendre le terrain jadis défriché par « le vieux sorcier », et la Maison aux Sept Pignons depuis lors bâtie sur ce terrain.

L’absurde histoire, la légende pour mieux dire, qui fait le fond de notre récit — sans que nous nous croyions obligé à reproduire toutes ses extravagances, — attribue ici une conduite fort étrange au portrait du colonel Pyncheon. Nous n’avons pas dit qu’entre ce Portrait et les destinées de la Maison, il était censé y avoir un lien magique en vertu duquel, si le premier était décroché des murs, la seconde à l’instant même s’effondrerait en poussière. Or, pendant tous ces propos échangés précédemment entre M. Pyncheon et le charpentier, le portrait, fronçant le sourcil, montrant le poing, avait manifesté une excessive agitation, sans toutefois que l’un ou l’autre des deux interlocuteurs y eût pris garde. Finalement, et quand Matthew Maule osa bien revendiquer la propriété de la Maison aux Sept Pignons, on assure que l’image-fantôme perdit patience et faillit descendre de son cadre, en chair et en os, pour châtier une pareille insolence. — Nous ne mentionnons que pour mémoire, cela va sans le dire, des incidents si peu dignes de foi.

« Vous restituer cette maison ? s’écria M. Pyncheon, abasourdi de la proposition qui lui était faite ; si je m’y prêtais, mon grand-père ne reposerait pas tranquille au fond de sa tombe !

— Cela ne lui est jamais arrivé, à moins que les histoires ne mentent, fit observer le charpentier avec un calme impassible… Mais la chose regarde son petit-fils, et Matthew Maule n’a rien à y voir… Quant à mes conditions, je vous les ai dites ; pas un mot n’y sera changé. »

Bien que M. Pyncheon les eût trouvées inacceptables au premier coup d’œil, il n’en jugea pas moins possible, en y songeant mieux, de les mettre en discussion. Personnellement, la maison ne lui plaisait guère, et le temps qu’il y avait fait passer pendant son enfance ne lui avait légué aucun agréable souvenir. Bien au contraire, après trente-sept ans écoulés, la présence du grand-père défunt semblait s’y faire sentir encore, comme dans la matinée mémorable où l’enfant épouvanté s’était trouvé en face de ce cadavre assis dans son fauteuil, immobile et roide, avec une mine si farouche. La longue résidence de Gervayse Pyncheon dans les pays étrangers, en le familiarisant avec les châteaux, les villas seigneuriales de l’Angleterre, et les palais d’Italie taillés dans le marbre, ne lui permettaient pas d’estimer fort haut la Maison aux Sept Pignons, soit comme splendeur, soit comme agrément. C’était un hôtel médiocre, et peu en rapport avec la grande existence que M. Pyncheon aurait à mener, après avoir fait admettre ses revendications territoriales. Tout au plus, alors, serait-elle bonne pour son intendant. D’ailleurs, en cas de succès, il projetait de retourner en Angleterre ; et, pour dire vrai, jamais il n’aurait quitté ce séjour de prédilection, si sa propre fortune, aussi bien que celle de sa défunte femme, n’avait subi récemment d’assez rudes atteintes. Les terres de l’État une fois redevenues son domaine, M. Pyncheon, dont les propriétés se mesureraient désormais non par acres, mais par milles, pourrait demander à la couronne de les ériger en comté-pairie. Lord Pyncheon ! Ou bien encore, le comte de Waldo ! Comment un patricien de cet ordre astreindrait-il sa grandeur à tenir dans l’étroite enceinte de Sept Pignons en bois de charpente ?

Bref, les choses envisagées de haut, M. Pyncheon trouva les conditions du charpentier si plaisamment modestes, qu’il put à peine se tenir de lui rire au nez. Et en même temps, il avait honte, conformément aux réflexions indiquées ci-dessus, de marchander le moins du monde sur l’insignifiante récompense demandée en échange d’un service si considérable.

« Je consens, Maule, à tout ce que vous exigez, s’écria-t-il. Procurez-moi le document indispensable pour établir mes droits ; et la Maison aux Sept Pignons deviendra immédiatement votre propriété ! »

Cette histoire a plusieurs versions. Suivant quelques-unes, il y eut un contrat régulier, dressé par un avocat, et signé, scellé, en présence de témoins. D’autres disent que Matthew Maule se contenta d’une reconnaissance sous seing privé, par laquelle M. Pyncheon engageait son honneur et sa bonne renommée à l’accomplissement des conventions faites. Le gentleman fit ensuite apporter du vin ; le charpentier et lui burent ensemble, comme gage et confirmation du marché. Pendant toute la discussion précédente et les formalités qui s’en étaient suivies, le portrait du vieux Puritain persistait, dit-on, à témoigner son mécontentement par des gestes énergiques ; mais ils n’aboutirent à rien, si ce n’est que M. Pyncheon, — au moment où il replaçait sur la table son verre vide, — se figura qu’il voyait son grand-père froncer le sourcil.

« Décidément, remarqua-t-il après avoir jeté sur le portrait un coup d’œil légèrement ému, décidément, le Xérès est un vin trop fort pour moi… Voilà déjà qu’il me porte à la tête !… De retour en Europe, je me limiterai aux crus les plus exquis de l’Italie et de la France, dont les meilleurs, on doit le regretter, ne supportent pas le voyage.

— Mylord Pyncheon pourra boire le vin qu’il voudra, et dans les pays qu’il lui plaira choisir, répondit le charpentier, comme s’il était au courant des ambitieux projets que nourrissait son hôte… Mais au préalable, et si vous désirez avoir des nouvelles de ce document perdu, j’aurai, monsieur, à implorer de vous la faveur de quelque entretien avec votre charmante fille, Alice.

— Vous êtes fou, Maule ! s’écria M. Pyncheon avec hauteur ; et cette fois, enfin, son orgueil blessé se trahissait par une certaine colère… Comment ma fille se trouverait-elle mêlée à une affaire de ce genre ? »

Par le fait, devant cette nouvelle requête du charpentier, le propriétaire des Sept Pignons demeurait encore plus complètement abasourdi, que lorsqu’on lui avait proposé froidement de renoncer à tous ses droits sur la demeure de ses aïeux. Cette première stipulation avait en effet sa raison d’être, tandis qu’à l’appui de la seconde, on ne pouvait, en apparence, invoquer aucun motif. Matthew Maule n’en insista pas moins obstinément, pour que la jeune demoiselle fût convoquée, laissant même entendre à son père, — au moyen d’explications passablement ténébreuses, et qui donnaient à l’affaire une couleur assez suspecte, — que la seule chance d’arriver à la connaissance requise, était le concours, l’entremise d’une âme pure, d’une intelligence virginale, comme celles de la belle Alice. Élaguant de notre récit les scrupules de M. Pyncheon, — suggérés ou par sa conscience, ou par son orgueil, ou par son affection paternelle, — nous dirons simplement qu’en dernière analyse il fit appeler sa fille. Il la savait dans sa chambre, et sans motif valable pour ne pas accourir à l’instant même, car, depuis que son nom avait été prononcé, son père et le charpentier n’avaient cessé d’entendre la triste et douce musique de son clavecin, se mêlant aux plus plaintifs accents de sa voix aérienne.

Alice Pyncheon, ainsi mandée, ne tarda pas à se montrer, dans tout l’éclat de cette beauté aristocratique qu’on peut encore admirer aujourd’hui à Chatsworth, chez le représentant actuel des ducs de Devonshire, où se trouve son portrait, œuvre d’un pinceau Vénitien, et que son père, en vue d’un retour probable, avait laissé sur la terre anglaise.

Si jamais une femme naquit noble, et séparée du vulgaire par une sorte de majesté douce et froide, c’était bien celle dont nous parlons en ce moment. Mais à tout cet orgueil qui se pouvait pardonner aisément, se mêlait, comme pour le tempérer, une tendresse, ou pour mieux dire, une faculté de tendresse capable de lui soumettre les cœurs les plus rebelles.

Au moment où Alice entra dans le cabinet, ses regards tombèrent d’abord sur le charpentier, debout au milieu de la pièce, vêtu d’une jaquette de tricot vert et d’un large haut de chausses flottant, ouvert aux genoux, des poches duquel émergeait le bout de sa longue règle ; à ce signe, on reconnaissait l’artisan, comme le gentilhomme à sa rapière en verrouil. Une approbation d’artiste vint animer aussitôt le visage d’Alice Pyncheon ; elle admirait, sans se croire obligée d’en rien dissimuler, la belle stature de Maule, la force, l’énergie qu’elle semblait attester. Mais ce regard d’admiration, (que d’autres hommes se fussent rappelé toute leur vie, comme le témoignage le plus flatteur pour leur orgueil), le charpentier ne devait jamais le lui pardonner. Il faut croire que le Démon lui-même était venu subtiliser, raffiner ainsi les perceptions de ce malheureux.

« Qu’a donc cette fille, à me regarder comme un cheval ou un chien ? pensait-il, serrant les dents… Je me charge bien de lui prouver que j’ai en moi une volonté d’homme, et tant pis pour elle, si cette volonté se trouve l’emporter sur la sienne !

— Mon père, vous m’avez envoyé chercher, dit Alice, de sa voix vibrante comme un son de harpe. Mais, si vous avez affaire avec ce jeune homme, laissez-moi m’en aller, je vous prie… Vous savez que je n’aime pas votre cabinet, malgré ce Claude Lorrain, destiné à me rendre le souvenir d’un temps plus heureux.

— Un moment, jeune dame !… Veuillez demeurer, dit Matthew Maule. L’affaire que je débattais avec votre père est maintenant terminée. Il est temps d’aborder celle que nous devons traiter ensemble. »

Alice regarda son père avec une surprise mêlée d’embarras.

« Oui, ma fille, dit M. Pyncheon, non sans laisser percer quelque trouble et quelque confusion… Ce jeune homme, — il s’appelle Matthew Maule, — se croit capable, si je comprends bien ce qu’il m’a dit, de découvrir, par votre entremise, certain papier ou parchemin, égaré bien avant votre naissance. L’importance du document en question ne nous permet de négliger aucune chance, — même la moins probable, — parmi celles qui peuvent nous le faire retrouver. Vous m’obligerez donc, ma chère Alice, si vous voulez bien répondre aux questions que vous adressera ce personnage, et satisfaire à toutes les demandes, — licites et raisonnables, bien entendu, — qui paraîtront avoir pour objet la découverte susdite. Comme je ne dois pas quitter l’appartement, vous n’avez à craindre aucun abus, aucune inconvenance de la part de ce jeune homme ; d’ailleurs, cela va sans le dire, cette investigation, cette enquête (donnez-lui le nom que vous voudrez), sera interrompue aussitôt que vous aurez manifesté à cet égard le plus léger désir.

— Mistress Alice Pyncheon, fit observer Matthew Maule avec la plus extrême déférence, mais aussi avec une légère intention sarcastique, indiquée par ses regards et par l’accent de sa voix, mistress Alice Pyncheon doit trouver une garantie très-suffisante dans la présence de son père, et sous cette sauvegarde éminemment efficace, je ne vois pas ce qui pourrait l’inquiéter.

— Il est certain, dit Alice avec toute la dignité de son âge et de sa condition, que la présence de mon père ne saurait me laisser aucune crainte. D’ailleurs, que peut redouter de qui que ce soit, et dans quelque circonstance que ce soit, une femme qui ne s’abandonne pas elle-même ? »

Pauvre Alice ! par quelle fatale influence se plaça-t-elle ainsi en antagonisme direct avec une force qu’il lui était interdit d’apprécier ?

« En ce cas, mistress Alice, reprit Matthew Maule, avançant un fauteuil, — et avec assez de grâce pour un ouvrier, — daignez seulement vous asseoir, et me faire ensuite la faveur insigne de fixer vos regards sur les miens ? »

Alice obéit. Elle était très-fière. À part tous les avantages qu’elle tirait de son rang, cette belle personne se sentait investie d’une puissance complexe qui la rendait inattaquable, tant qu’elle se resterait fidèle à elle-même. Peut-être aussi, son instinct lui révéla-t-il qu’une sinistre et mauvaise influence prétendait franchir les impénétrables barrières dont elle se croyait entourée, — et dans ce cas, sûre de la victoire, la lutte ne lui déplaisait pas. C’est ainsi qu’elle fut entraînée à ce conflit, presque toujours inégal, de la force féminine contre la force virile.

Son père, cependant, qui s’était discrètement détourné, s’absorbait en apparence dans la contemplation du paysage de Claude, mais, au fond, cette toile magique n’avait pas plus d’attrait pour lui, dans ce moment, que la muraille nue dont elle occupait le centre. Sa pensée était obsédée par le souvenir de tous les étranges récits qui attribuaient à ces Maule, — aussi bien au petit-fils, ici présent, qu’à ses deux ancêtres immédiats, — des dons surnaturels, des facultés surhumaines. La longue résidence que M. Pyncheon avait faite à l’étranger, ses rapports avec les beaux esprits à la mode, — courtisans, hommes du monde, libres penseurs, — avaient considérablement atténué en lui ces vieilles superstitions puritaines auxquelles ne pouvait absolument se soustraire, dans ces temps reculés, un homme né sur le territoire américain. Mais, d’autre part, une communauté tout entière n’avait-elle pas tenu pour sorcier le grand-père de Maule ? Le crime n’avait-il pas été prouvé ? Le sorcier n’avait-il pas expié ce crime sur l’échafaud ? et n’avait-il pas légué à son unique petit-fils la haine dont il était animé contre les Pyncheon ? Ce petit-fils, maintenant, allait faire subir à la fille de l’ennemi de sa maison une influence subtile dont il avait seul le secret. Cette influence ne pouvait-elle pas être la même à laquelle on donnait jadis le nom de sorcellerie ?

Se tournant alors à moitié, il entrevit dans la glace la figure et l’attitude de Maule. Debout à quelques pas d’Alice, et les bras levés en l’air, le charpentier semblait faire descendre sur la jeune fille une masse invisible qui s’abaissait lentement.

« Arrêtez, Maule, s’écria M. Pyncheon faisant un pas en avant… Je vous défends de continuer !

— Je vous le demande en grâce, mon bon père, n’interrompez pas ce jeune homme, dit Alice gardant la même attitude ; ses efforts, je vous assure, ne sauraient en rien me nuire. »

M. Pyncheon se remît à contempler le Claude. Ce n’était plus lui, c’était sa fille, qui, malgré lui, voulait mener l’épreuve à terme. Il ne résista plus, désormais, se bornant à consentir. Et n’était-ce pas pour elle, bien plus que pour lui-même, qu’il ambitionnait la réussite de l’expérience ? Alice Pyncheon, avec l’opulente dot qu’il pourrait lui donner alors, épouserait à son gré, soit un duc anglais, soit un prince régnant d’Allemagne, au lieu de quelque ecclésiastique ou jurisconsulte américain. Cette pensée le déterminait presque à permettre, dans le secret de sa conscience, que Maule évoquât le Démon, si l’intervention du Mauvais esprit était indispensable pour réaliser ce grand rêve. La pureté d’Alice lui servirait de sauvegarde.

Pendant qu’il se repaissait des chimériques magnificences de l’avenir, M. Pyncheon entendit sa fille articuler à moitié une exclamation soudaine !… C’était presque un soupir, un murmure si indistinct qu’on eût dit des paroles issues d’une volonté à peine formée, et qu’un dessein trop vague rendait inintelligibles. Elle l’appelait néanmoins à son secours, — sa conscience ne lui laissa là-dessus aucune espèce de doute, — et le faible cri qui arrivait à peine à son oreille, fut pour son cœur, où il réveilla de terribles échos, une clameur déchirante ; — mais cette fois le père ne se retourna point.

Après un autre intervalle, ce fut Maule qui parla.

« Regardez votre fille, » disait-il.

M. Pyncheon s’avança précipitamment. Le charpentier était debout devant le fauteuil d’Alice, et montrait du doigt la jeune fille avec une expression de triomphe dont la portée ne pouvait guère être définie, pas plus que l’invisible domination dont il semblait se prévaloir ainsi. Alice était assise dans l’attitude d’un profond repos ; et ses longs cils bruns voilaient ses yeux.

« La voilà, dit le charpentier… Parlez-lui, maintenant !

— Alice, ma fille ! s’écria M. Pyncheon. Mon Alice, ma chère enfant ! »

Mais elle ne bougea pas.

« Plus haut, dit Maule en souriant.

— Réveillez-vous, Alice, répéta son père d’une voix plus haute… Vous voir dans cet état m’est très-pénible ! Réveillez-vous donc !… »

Ainsi s’écriait-il d’une voix effrayée, et fort près de cette oreille délicate que le moindre bruit effarouchait naguère ; mais la voix paternelle, bien évidemment, n’arrivait pas jusqu’à miss Alice, et on ne saurait croire combien d’abîmes infranchissables cette impossibilité de se faire entendre d’elle plaçait entre le père et la fille.

« Mieux vaudrait essayer une méthode plus directe, dit Matthew Maule… Secouez-moi cette demoiselle, et sans vous gêner !… Si mes mains n’étaient pas endurcies par un trop fréquent usage des outils de ma profession, je ne demanderais pas mieux que de vous aider ! »

M. Pyncheon prit la main de sa fille et y posa ses lèvres avec toute l’ardeur de l’émotion subitement éveillée en lui. Dans ce baiser il y avait un tel battement de cœur, qu’elle ne pourrait manquer, pensait-il, de le ressentir. Puis, la trouvant toujours insensible, et irrité de la voir ainsi, le malheureux secoua la frêle enfant avec une violence dont il fut effrayé lui-même en y songeant le moment d’après. Alors il retira les bras dont il l’avait enveloppée, et Alice, — dont la taille, tout en restant flexible, se refusait absolument à une action quelconque, — retomba dans la même attitude qu’avant tous ces essais pour la réveiller. Seulement, Maule ayant changé de place, le visage de la jeune fille se tourna imperceptiblement vers lui, comme si le sommeil même où elle était plongée le reconnaissait pour maître et pour guide.

Ce fut alors un spectacle étrange que de voir l’homme du monde, le héros de salon, oublier sa dignité, — le majestueux gentleman faire voler de tous côtés la poudre de sa perruque, — et le gilet brodé d’or trahir par l’agitation des reflets que l’âtre y jetait, les convulsions de rage, de terreur et de chagrin auxquelles s’abandonnait le cœur dont il ne pouvait plus masquer les battements.

« Misérable ! s’écria M. Pyncheon, montrant à Maule son poing fermé ; l’enfer et vous m’avez dérobé ma fille !… Rendez-la moi, méprisable fruit du vieux sorcier, ou vous monterez à la potence sur les traces de votre grand-père !

— Doucement, monsieur Pyncheon, dit le charpentier avec un calme dédaigneux… que votre Honneur se ménage, sans quoi pourraient bien en souffrir ces riches manchettes de dentelle qui pendent à vos poignets !… Est-ce ma faute, à moi, si vous avez vendu votre fille pour le seul espoir de mettre la main sur une feuille de parchemin jauni ?… La voilà, mistress Alice, paisiblement endormie !… Et nous allons voir si Matthew Maule la trouvera maintenant aussi orgueilleuse que le charpentier de tout à l’heure. »

Il lui adressa la parole, et Alice lui répondit avec un doux acquiescement, une déférence intime et contenue, se penchant vers lui comme la flamme d’une torche sous l’effort d’un vent léger. Il lui fit signe de la main, et, se levant de son fauteuil, — les yeux toujours fermés, mais sans hésitation et comme appelée vers un gouffre inévitable, — l’orgueilleuse Alice marcha vers lui. Un nouveau geste du charpentier lui enjoignit de s’éloigner, et, reculant aussitôt, Alice retomba dans son fauteuil.

« Elle m’appartient, dit Matthew Maule… Elle est à moi par le droit d’une volonté plus forte que la sienne ! »

Ici la légende entre dans de longs détails, — les uns grotesques, les autres bien faits pour surprendre, — au sujet des « incantations » qu’employa le charpentier afin de découvrir le document perdu. Son projet, paraît-il, était de métamorphoser l’intelligence d’Alice en une sorte de médium télescopique, au moyen duquel M. Pyncheon et lui pourraient, çà et là, jeter quelques regards dans la sphère immatérielle. Il réussit, en effet, à établir quelques relations imparfaites avec les personnages défunts sous la garde desquels le précieux secret avait été placé, par delà les limites du monde terrestre. Pendant son extatique sommeil, Alice décrivit trois figures dont ses perceptions surhumaines lui révélaient la présence. D’abord, un gentleman âgé, majestueux, de mine sévère, vêtu comme pour une occasion solennelle, d’un costume à la fois sérieux et riche, mais avec une large tache de sang sur son rabat, délicatement brodé ; — puis un autre vieillard, pauvrement habillé, dont la physionomie sombre exprimait la haine, et qui avait une espèce de longe autour de son cou ; — le troisième était un homme beaucoup moins avancé en âge que les deux premiers, mais cependant ayant dépassé la quarantaine, lequel portait une grossière jaquette de laine, et un haut de chausses en cuir, des poches duquel on voyait sortir une règle de charpentier. Ces trois chimériques individus possédaient en commun le secret du document perdu. L’un d’eux, à la vérité, — celui dont le rabat était taché de sang, — paraissait bien, si l’on ne se trompait pas à ses gestes, avoir le parchemin sous sa garde immédiate ; mais l’opposition de ses mystérieux associés l’empêchait d’abdiquer cette mission de confiance. En fin de compte, venant à manifester le désir de proclamer le secret, à voix assez haute pour être entendue dans les régions terrestres, ses deux compagnons se jetèrent sur lui, et placèrent leurs mains sur sa bouche ; aussitôt, — soit qu’ils l’eussent étouffé, soit que le secret lui-même fût de couleur pourpre, — on vit un nouveau jet de sang descendre sur son rabat. Après quoi, les deux apparitions mal vêtues se mirent à railler le vieux dignitaire qui semblait avoir perdu contenance, et de leurs doigts, en riant, lui montraient la tache…

Les choses arrivées là, Maule se tourna vers M. Pyncheon.

« Décidément, disait-il, la prohibition sera maintenue. Le soin de garder ce secret, qui enrichirait ses héritiers, fait partie du châtiment de votre grand-père. Il ne s’en débarrassera, et ne cessera d’étouffer, que lorsque la révélation ne pourra plus servir à personne… Gardez donc la Maison aux Sept Pignons ! C’est un héritage acheté trop cher, et trop aggravé par la malédiction qui pèse sur lui, pour être sitôt retiré à la postérité du Colonel ! »

M. Pyncheon voulut répondre, mais, — soit crainte ou colère, — il ne put faire entendre qu’une sorte de murmure comprimé dans le fond de sa gorge. Le charpentier se prit alors à sourire : — « Ah ! ah ! très-honorable monsieur, disait-il avec l’accent du sarcasme, vous avez donc à boire le sang du vieux Maule !

— Démon à visage humain ! Pourquoi garderais-tu ton empire sur mon enfant ? s’écria M. Pyncheon, lorsque son gosier débarrassé lui permit de parler… Rends-moi ma fille !… Tu t’en iras ensuite, et puissions-nous ne nous rencontrer jamais !

— Votre fille ! dit Matthew Maille, elle est à moi, maintenant !… Cependant, pour ne pas me montrer trop dur envers la belle mistress Alice, je la laisserai sous votre garde, mais sans vous promettre qu’elle n’aura jamais occasion de se rappeler le charpentier Maule. »

De ses mains, en même temps, il exécutait une passe de bas en haut ; et après que le geste eut été renouvelé un certain nombre de fois, la belle Alice Pyncheon s’éveilla de sa bizarre extase. Elle s’éveilla sans garder le plus léger souvenir de l’épreuve subie, et comme quelqu’un qui reprend, après un instant de rêverie, pleine conscience de la vie réelle. En reconnaissant Matthew Maule, sa physionomie redevint un peu froide, bien que douce encore, — et cela probablement parce que certain sourire tout spécial, qu’elle retrouvait sur le visage du charpentier, froissait son orgueil de jeune fille. Ainsi se trouva provisoirement close l’enquête qui avait pour but de faire retrouver l’acte de propriété en vertu duquel les Pyncheon auraient pu revendiquer le territoire de l’Est ; et bien que cette enquête ait été renouvelée à plusieurs reprises depuis lors, nous n’avons pas appris qu’aucun membre de cette famille ait eu le bonheur de jeter les yeux sur le précieux parchemin.

Mais hélas ! qu’arriva-t-il de cette belle et douce Alice, tant soit peu trop hautaine ? Un ascendant, dont elle ne soupçonnait pas l’existence, dominait maintenant son âme sans tache. Une volonté bien différente de la sienne la contraignait à plier sous les plus bizarres caprices. Il se trouvait, en définitive, que — dans son effréné désir de supputer par milles, et non par acres, l’étendue de ses possessions territoriales, — son père avait voué la malheureuse enfant à un long martyre. Désormais, aussi longtemps que vivrait Alice Pyncheon, elle allait être asservie à Maule, et par des liens mille fois plus humiliants que ceux dont on aurait pu charger son corps. Assis à son humble foyer, le charpentier n’avait qu’à mouvoir la main, et n’importe où se trouvait l’orgueilleuse demoiselle, — seule dans sa chambre, — accueillant, selon les lois de l’étiquette, les graves convives de son père, — ou même agenouillée au pied des autels, — sa volonté lui échappait et passait sous le joug de Maule. « Riez, Alice ! » disait le charpentier (ou même sans articuler un mot, il se contentait de le vouloir), et, fût-ce à l’heure de la prière ou pendant une solennité funèbre, Alice éclatait d’un rire insensé. « Soyez triste, Alice ! » — Et au même instant, comme une pluie soudaine sur un feu de joie, les larmes de la jeune fille éteignaient toute gaieté autour d’elle. « Alice, dansez ! » — Elle dansait, non pas ces lentes et graves figures des menuets de cour qu’on lui avait enseignées à l’étranger, mais une de ces gigues villageoises, un de ces rigodons bondissants qui vont bien aux alertes figurantes d’un bal rustique. Maule semblait ne vouloir, ni perdre Alice, ni lui infliger quelque grande infortune digne de pitié, quelque désastre investi d’une grâce tragique, mais au contraire, appeler sur elle une raillerie basse et méprisante. Aussi, perdant la dignité de sa vie, elle se sentait avilir, et eût volontiers changé sa destinée contre celle du plus misérable ver de terre !

Un soir, à un bal de fiançailles (non les siennes, car ainsi dépouillée de tout empire sur elle-même, se marier lui eût paru un péché), la pauvre Alice, à qui son invisible despote venait de faire signe, se vit contrainte de partir en toute hâte — sans quitter sa robe de tulle et ses souliers de satin — pour se rendre à travers rues jusqu’à l’humble habitation d’un artisan. On y riait, on y festoyait à grand bruit, car Matthew Maule, ce soir-là même, devait épouser la fille du maître de la maison, et avait convoqué l’orgueilleuse Alice Pyncheon pour qu’elle figurât auprès de sa fiancée comme demoiselle d’honneur. Ainsi fit-elle, et lorsque le mariage fut accompli, Alice s’éveilla de son sommeil magique. Mais alors, quitte de tout orgueil, — humblement, avec un sourire empreint de mélancolie, — elle embrassa la jeune femme de Maule et s’en retourna au logis paternel. C’était par une nuit orageuse ; sur sa poitrine mal défendue le vent du sud-est poussait un froid mélange de pluie et de neige ; ses souliers de satin furent bientôt traversés, pendant qu’elle se glissait le long des trottoirs boueux. Le lendemain, elle était enrhumée : — bientôt la toux s’établit, puis une tache pourpre sur chaque joue, un corps qui s’étiolait, une forme amaigrie et voûtée qui, toujours assise devant le clavecin, emplissait la maison d’une musique incessante, d’une musique où se retrouvait l’écho des chœurs célestes. — Oh ! quelle joie, car Alice avait bien supporté son humiliation suprême !… Et quelle joie plus grande ! Alice, repentante du seul péché qui l’attachât à la terre, avait étouffé en elle jusqu’aux dernières aspirations de son orgueil.

Les Pyncheon lui firent de magnifiques funérailles. Le ban et l’arrière-ban de la parenté y assistèrent avec tout ce que la ville comptait de plus éminent. Mais, au dernier rang du cortége, marchait Matthew Maule, qui grinçait des dents comme s’il eût voulu mettre son cœur en lambeaux, — plus attristé, plus malheureux que jamais homme ne le fut en escortant ainsi un cadavre.

Il voulait humilier Alice, il ne voulait pas la tuer ; — mais il avait pris dans sa rude étreinte, comme pour en faire un jouet, l’âme délicate d’une femme, — et cette femme en était morte !

  1. Nigga pour nigger, nègre.
  2. Gallows-Hill, la Colline aux Potences.