Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 165-178).


X

Le jardin Pyncheon.


Sans les instigations de Phœbé, Clifford, envahi par une sorte de torpeur invincible, serait volontiers resté dans son fauteuil depuis le matin jusqu’au soir. Mais la jeune fille l’entraînait malgré lui dans le jardin, où l’Oncle Venner et le photographe, unissant leurs efforts, avaient presque remis à bien la petite gloriette dont nous avons déjà parlé. Le houblon, poussant de tous côtés en abondance, avait revêtu les parois extérieures du petit édifice, et en faisait une sorte de verdoyant abri, d’où le regard, s’échappant par mille fissures, allait planer à son gré dans la solitude un peu moins étroite du jardin d’Hepzibah.

Là, de temps en temps, au sein de cette verdure où les rayons du jour se jouaient capricieusement, Phœbé faisait la lecture à Clifford. Le photographe, qui manifestait çà et là quelques tendances littéraires, lui avait fourni quelques volumes de romans et de poésies un peu plus modernes que ceux de la bibliothèque de famille. Mais si les lectures de la jeune fille étaient mieux acceptées que celles de la cousine Hepzibah, ce n’était pas qu’elles fussent beaucoup plus intéressantes pour celui à qui elles étaient adressées. Les fictions qui captivaient le mieux l’esprit naïf de Phœbé, n’avaient aucune prise sur celui de Clifford ; soit qu’il manquât de l’expérience nécessaire pour apprécier la vérité de certains tableaux de mœurs, soit que ses propres malheurs, servant de pierre de touche aux drames imaginaires par lesquels on prétendait l’émouvoir, lui fissent discerner au premier coup d’œil l’inanité de leurs vaines complications. Un éclat de rire poussé par Phœbé provoquait chez lui, tantôt un sourire sympathique, tantôt, et plus fréquemment, un coup d’œil troublé, préambule de questions inquiètes. Que si elle venait à s’attendrir, si quelque catastrophe chimérique faisait tomber, sur la page à moitié lue, une de ces larmes de jeune fille, faites tout exprès pour refléter les rayons du soleil, Clifford la croyait malheureuse pour tout de bon, et s’apitoyait sur elle ; à moins que, pris d’une impatience soudaine, il ne lui enjoignît par un geste irrité de fermer tout à coup le volume. — Et, ma foi, il avait bien raison ! — Le monde n’a-t-il donc pas assez de tristesses réelles, pour qu’on lui fasse un passe-temps de toutes ces douleurs illusoires ?

La poésie lui allait mieux, le mouvement du rhythme, l’harmonie des désinences identiques, caressaient agréablement son oreille. Certains vers exquis, — sans qu’on pût jamais deviner d’avance auxquels appartiendrait ce charme vainqueur, — pénétraient cette intelligence à demi obtuse ; et Phœbé, quittant des yeux la page pour les porter sur le visage de Clifford, y surprenait quelque rayon égaré, quelque rapide éclair de subtile et joyeuse compréhension. Mais l’obscurité se faisait ensuite, et pour bien des heures, et plus profonde que jamais, parce que, l’éclair éteint, Clifford semblait avoir conscience de cette faculté qu’il venait de perdre, de ce sens qui lui manquait, et les cherchait de tous côtés à tâtons, comme si un aveugle courait après la vue dont une main cruelle vient de le priver.

Il aimait mieux, — et cela effectivement lui était meilleur, — ces simples causeries ou Phœbé, l’entretenant des moindres incidents, leur communiquait le charme et la vivacité de sa parole. De tous ces menus propos, ceux qui avaient trait au jardin convenaient tout particulièrement à Clifford. Il s’informait régulièrement des fleurs qui s’étaient épanouies depuis la veille. En général, il les aimait beaucoup, et c’était chez lui bien moins un goût raisonné qu’une émotion sentie et savourée. Il en prenait volontiers une dans sa main, où l’étudiant avec une attention soutenue, tantôt il regardait ses pétales, et tantôt le visage de Phœbé, comme s’il comparait entre elles deux sœurs de la même famille. Outre leurs parfums et la beauté de leurs formes, elles éveillaient en lui la perception de quelque objet vivant, d’un caractère particulier, d’une individualité tranchée, et il leur accordait la même affection que si elles eussent été douées de sentiment et d’intelligence. C’était là, remarquons-le, un instinct tout féminin. Les hommes, quand ils l’ont reçu de la nature, désapprennent bientôt, au contact d’objets plus grossiers, la sympathie qu’ils ont pu avoir pour les fleurs. Clifford, lui aussi, l’avait longtemps oubliée ; mais aujourd’hui, tandis qu’il se dégageait lentement de cette glaciale torpeur où sa vie toute entière avait failli s’abimer, ce goût d’enfance lui était rendu, plus vif que jamais.

Une fois que Phœbé se fut accoutumée à les noter au passage, on ne saurait croire combien il se produisit d’incidents pleins de charme, au sein de ce désert cultivé. Les excursions capricieuses qu’y venaient faire les abeilles, comptaient parmi ces événements d’une si haute importance. Le ciel sait pourquoi, passant au-dessus de vastes prairies émaillées de fleurs, elles accouraient de si loin à la recherche du miel que pouvaient leur offrir les courges en pleine floraison. Quoiqu’il en soit, Clifford ne les entendait jamais bourdonner au cœur de ces grandes fleurs jaunes, sans regarder autour de lui, avec une joyeuse sensation de chaleur, le ciel azuré, les gazons verts, et sans jouir du souffle de Dieu, parcourant tiède et libre les vastes espaces qui vont de la terre au firmament.

Quand les fèves commencèrent à monter le long de leurs étais, certaine de leurs variétés produisit une fleur de l’écarlate le mieux caractérisé. Le photographe avait trouvé la graine de ces fèves dans le grenier d’un des Sept Pignons, au fond d’une antique commode où les avait logées, pour les semer l’été suivant, quelque horticulteur de la famille, semé lui-même dans les jardins de la Mort, préalablement à l’exécution de ce projet. C’était pour éprouver si dans des graines si vieilles un germe vivant subsistait encore, que Holgrave en avait confié quelques-unes à la terre ; et le résultat de son expérience fut une splendide rangée de fèves montantes, qui déroulèrent à une grande hauleur la profusion de leurs fleurs rouges étagées en spirales. Et à peine leurs premiers bourgeons s’étaient-ils ouverts, qu’une multitude d’oiseaux-mouche furent attirés de ce côté. Il semblait parfois que sur chacune de ces cent fleurs éclatantes, perchât un de ces nains ailés, gros comme le pouce, et revêtus d’un duvet doré, promenant, sur les tiges à peines courbées, leur agilité vibrante et lumineuse. C’était avec un intérêt difficile à décrire, une véritable joie d’enfant, que Clifford aimait à regarder ces atomes doués de vie ; on le voyait pencher la tête hors de la tonnelle pour les examiner de plus près ; et cependant il faisait signe à Phœbé de se tenir tranquille, se retournant çà et là pour saisir au passage quelques-uns de ses doux sourires, ne voulant rien perdre des jouissances que Dieu multipliait ainsi sur sa route. Redevenu jeune à certains égards, on eût dit qu’il redevenait enfant.

Hepzibah, témoin de cet enthousiasme microscopique, secouait la tête avec un mélange de plaisir et de tristesse, mère et sœur tout à la fois. Elle disait qu’à l’arrivée des oiseaux-mouche, Clifford avait toujours eu les mêmes joies, — oui, toujours, depuis son enfance, — et que l’admiration qu’ils lui inspiraient avait été le premier indice de son invincible penchant vers toute chose gracieuse et belle. Selon la vieille demoiselle, c’était une merveilleuse coïncidence que l’artiste eût fait pousser ces fèves à fleurs écarlates, — si recherchées des oiseaux-mouche, et qui depuis plus de quarante ans n’avaient pas été semées dans le jardin des Pyncheon, — l’été même où Clifford devait rentrer dans la maison de ses pères.

Elle pleurait, pourtant, de voir son frère acquis à des satisfactions si puériles. Lui-même se reprochait parfois ce genre de plaisirs, auxquels il se laissait aller sans y croire. Après une vie où il avait tâché d’apprendre le malheur, comme on apprend une langue étrangère, et maintenant qu’il savait sa leçon par cœur, il lui semblait incroyable que si peu de chose suffit pour le rendre si heureux. Ses doutes à cet égard se trahissaient par mille symptômes. « Prenez ma main, Phœbé, disait-il quelquefois, et, de vos doigts mignons, pincez-moi le plus fort que vous pourrez !… Donnez-moi une rose !… J’étreindrai ses épines, et une souffrance aiguë m’attestera peut-être que je ne dors pas ! » Il voulait évidemment s’assurer, au prix d’une légère douleur, — ce qu’il y avait de plus réel à ses yeux, — que le jardin fleuri et les Sept Pignons menaçants, la grimace désobligeante d’Hepzibah et le charmant sourire de Phœbé, pouvaient aussi compter au nombre des vérités palpables.

Pour entrer dans des détails si minutieux, il a fallu se convaincre qu’ils étaient essentiels à l’intelligence de la vie presque végétative que menaient ces trois êtres au fond de leur jardin ; — espèce d’Éden où s’était réfugié un autre Adam, frappé de la foudre, au sortir de ce monde périlleux, de cet aride désert où l’Adam primitif fut exilé après son expulsion du Paradis.

Phœbé tirait aussi bon parti — pour l’amusement de Clifford, — de ces poules aristocratiques dont la race s’était perpétuée, nous l’avons dit, comme un des priviléges héréditaires de la famille Pyncheon. Sur la demande expresse du nouvel arrivé, ces volailles avaient obtenu le libre accès du jardin, où elles erraient à volonté, non peut-être sans faire çà et là quelques dégâts, mais n’ayant d’ailleurs aucune chance d’évasion dans cette enceinte qui se trouvait bien close, de trois côtés par les maisons, et du quatrième par une haute barrière de bois. Tout observateur un peu appliqué sait combien les poules sont amusantes à étudier, ce qu’il y a de piquant dans leurs fantaisies humoristiques, de grave et de narquois dans leurs regards, de richement varié dans leurs allures. Mais celles-ci avaient un cachet tout particulier. Paisibles en général, malgré de brusques saillies, elles avaient l’une avec l’autre des entretiens suivis, interrompus çà et là par quelques soliloques, pendant les longues heures de loisir qu’elles passaient au bord de la source de Maule, hantée par une espèce de limaces qui les affriandait tout particulièrement. Perché sur ses deux longues jambes comme sur deux échasses, — et trahissant par toutes ses allures l’orgueil de ses trente-deux quartiers, — le coq n’était guère plus gros qu’une perdrix ordinaire ; ses deux femmes avaient la proportion de la caille ; et quant à l’unique poulet, — assez petit, semblait-il, pour tenir encore dans un œuf de moyenne grosseur, — il avait un air vieillot, desséché, compassé, vénérable, qui eût pu convenir au père d’une nombreuse famille. Sa mère le regardait évidemment comme le poulet par excellence, indispensable à la perpétuation d’une race antique, — peut-être à l’existence de l’Univers — et dans tous les cas au maintien de l’équilibre actuel, soit dans l’ordre religieux, soit dans l’ordre politique. Ainsi devait s’interpréter, ainsi se justifiait la persévérance avec laquelle cette mère dévouée surveillait sa progéniture, le courage qu’elle déployait, hérissant ses plumes, pour le défendre contre n’importe quel ennemi, le zèle infatigable et sans scrupule avec lequel, pour lui dénicher les vers les plus gras, elle fouillait jusqu’aux racines la fleur la mieux épanouie, ou le légume le plus succulent. On entendait à chaque instant du jour, ou son inquiet gloussement lorsque le poulet avait disparu derrière le feuillage des courges, ou le coassement satisfait qui attestait le retour de l’enfant chéri sous son aile protectrice, ou le défi bruyant — mêlé de notes craintives — qu’elle envoyait au chat du voisin, son ennemi le plus redouté, quand elle le voyait perché au sommet de la haute barrière. Peu à peu, observant ces soins assidus, on prenait tout autant d’intérêt qu’elle-même aux destinées de ce représentant d’une race illustre.

Depuis l’arrivée de Phœbé, la seconde des deux poules avait manifesté une sorte d’abattement qui provenait, — on s’en aperçut plus tard, — de son incapacité à pondre un œuf. Certain jour, néanmoins, sa démarche importante, le tour oblique de sa tête, le mouvement de ses yeux noirs, tandis qu’elle explorait l’un après l’autre tous les coins et recoins du jardin, — s’adressant à elle-même les compliments les moins équivoques, — tous ces symptômes tendirent à prouver que cette poule trop dédaignée portait en elle un trésor inestimable, dont tout l’or, toutes les pierreries de ce bas monde n’auraient pu fournir l’équivalent. Bientôt après la famille entière gloussa des congratulations infinies, y compris le respectable petit poulet qu’on eût pu croire, tout comme son père, sa mère, ou sa tante, au courant de ce qui venait d’arriver. Phœbé, dans l’après-midi, découvrit un œuf lilliputien, — non dans le nid ordinaire, il était trop précieux pour l’y laisser exposé à tous les hasards, — mais sournoisement caché sous les groseillers et déposé sur quelques tiges sèches des gazons de l’année précédente. Instruite de cet incident, Hepzibah s’empara de l’œuf et le servit à Clifford pour son déjeuner, — voulant, disait-elle, lui faire apprécier une certaine délicatesse de goût qui de tout temps avait fait à ces œufs une réputation méritée. C’est ainsi que, le fanatisme fraternel imposant silence à ses scrupules, la vieille demoiselle risquait de voir s’éteindre une ancienne race, et la sacrifiait au désir de présenter à son frère une friandise contenue toute entière dans une cuillère à café !

Nous insistons sans doute un peu trop sur ces menus incidents, sur ces joies puériles ; notre excuse, c’est le profit moral que Clifford en retirait. Imprégnés pour ainsi dire d’une saine odeur terrestre, ils contribuaient puissamment à consolider son être, à lui rendre la santé. Par malheur, il avait d’autres passe-temps moins appropriés aux besoins de sa situation. Entre autres, la singulière propension qui l’attirait sans cesse vers la source de Maule, et lui faisait étudier avec une application morbide la changeante fantasmagorie produite par le perpétuel mouvement des eaux sur les cailloux de couleur qui formaient, au-dessous d’elles, une espèce de mosaïque. Il prétendait y voir de beaux visages souriants qui lui adressaient leurs regards les plus doux, — apparitions éphémères dont chacune, en s’effaçant, lui léguait un véritable regret, un vif désir de voir se reformer une de ces créations fantastiques, une de ces images couleur de rose. Mais parfois il s’écriait tout à coup, se plaignant d’être contemplé fixement par un sombre visage, et cette impression funeste le rendait malheureux pour tout le reste du jour. Quand elle venait s’asseoir avec Clifford au pied de la fontaine, Phœbé ne voyait rien de tout ceci, — pas plus le sourire que la menace, pas plus la laideur que la beauté, — mais tout simplement les pierres colorées que le bouillonnement de l’eau semblait agiter et déranger. Quant au visage sombre dont Clifford s’effarouchait si bien, ce n’était ni plus ni moins que l’ombre projetée par une branche de l’un des pruniers de Damas, laquelle interceptait, de temps à autre, la lumière intérieure des eaux limpides. À vrai dire, il ne fallait voir là qu’un phénomène d’imagination. Cette faculté qui avait toujours dominé, chez Clifford, celles du jugement et du vouloir, — et qui renaissait aussi plus promptement, — tantôt créait des formes charmantes qui symbolisaient ses dons de nature, et de temps en temps lui fournissait une vision austère, effrayante, image et type de sa cruelle destinée.

Les dimanches, à l’issue du service religieux que Phœbé, toujours régulière, pratiquait assidûment, il y avait d’ordinaire une espèce de petite fête à huis clos dans le jardin que nous venons de décrire. À Clifford, Hepzibah et Phœbé, deux hôtes venaient se joindre. L’un était le photographe Holgrave, qui — malgré certaines ambiguïtés de sa position sociale et ses rapports avec maint et maint réformateur suspect, — n’avait pas déchu dans l’estime d’Hepzibah. L’autre, (nous avons presque honte de le dire), était le vénérable Oncle Venner, pourvu ce jour-là d’une chemise blanche et d’un bel habit de drap, d’autant plus respectable qu’il avait une pièce à chaque coude, et qu’on pouvait le regarder comme entier, si toutefois on faisait abstraction d’une légère inégalité entre ses deux pans. Clifford, dans plusieurs occasions, avait manifesté le plaisir que lui causaient les propos du vieillard, empreints de cette saveur particulière qu’on trouve aux pommes gelées quand on les ramasse sous l’arbre en quelque journée de décembre. D’ailleurs, en face de ce patriarche, il avait, — nonobstant sa vieillesse prématurée, — le droit de se croire jeune.

Sous la gloriette en ruines se trouvait ainsi réunie une société passablement étrange. Hepzibah, — toujours majestueuse, et ne sacrifiant rien de ses chimères aristocratiques, — y puisait les sentiments d’une condescendance bienveillante, les inspirations d’une hospitalité qui n’était pas dépourvue de grâce. À l’artiste vagabond elle adressait d’affectueuses paroles, et demandait de sages conseils, — si grande dame qu’elle fût, — à ce scieur de bois, à ce messager banal, le philosophe en haillons. Et l’Oncle Venner qui avait étudié le monde au coin des rues, — ainsi qu’à maint autre poste d’observation tout aussi bien choisi, — prodiguait sa sagesse comme la fontaine publique prodigue ses eaux.

« Miss Hepzibah, ma chère dame, disait-il un jour, animé par la gaieté de l’entretien, nos petites réunions du dimanche ont un grand charme pour moi : elles me font penser à la vie que je mènerai plus tard, une fois retiré dans ma ferme.

— L’Oncle Venner, remarqua Clifford d’un ton recueilli et presque sommeillant, l’Oncle Venner ne parle jamais d’autre chose… Moi, cependant, j’ai de meilleurs projets sur lui… Nous verrons… nous verrons.

— Ah ! monsieur Clifford Pyncheon, reprit l’homme à l’habit rapiécé, faites pour moi tous les projets que vous voudrez ; mais je ne renoncerai pas au mien, dût-il ne se réaliser jamais. C’est une étonnante erreur chez les hommes que cette manie d’entasser toujours et toujours… J’aurais cru, en agissant ainsi, faire insulte à la Providence… j’aurais également cru faire insulte à la commune, puisque toutes deux ont mission de veiller sur moi… Je suis un de ces gens qui pensent que nous pouvons tous tenir dans l’Infini, et que l’Éternité a une durée très-suffisante.

— Vous ne vous trompez pas, Oncle Venner, remarqua Phœbé après un moment de silence, car elle s’était donné quelque peine pour sonder la profondeur et vérifier l’opportunité de ce dernier apophthegme ; mais pendant cette courte existence que nous menons ici-bas, il n’en est pas moins agréable d’avoir sa maison et son petit jardin bien à soi.

— Il me paraît, dit en souriant le photographe, que tout au fond de la sagesse de l’Oncle Venner, on retrouverait les principes de Fourier ; — seulement, ils n’ont pas, dans sa pensée, la même netteté que dans celle de l’idéologue français.

— Allons, Phœbé, interrompit Hepzibah, il est temps d’apporter les groseilles. »

Et alors, pendant que les feux du soleil couchant inondaient encore le jardin, Phœbé servit aux convives, avec un pain encore tiède, un grand bol de porcelaine rempli de groseilles récemment cueillies et largement saupoudrées de sucre. C’était avec de l’eau, — mais non celle de la source fatale, on peut bien le croire, — le menu de ce modeste goûter. Holgrave, pendant toute la durée du repas, sembla s’attacher à nouer quelques rapports avec Clifford, et cela sans doute par bonté pure, afin d’égayer ce reclus si à plaindre jusque-là, et promis à un si triste avenir. Cependant les yeux de l’artiste, profonds et pensifs, prenaient par moments une expression qui sans rien avoir de sinistre, était de nature à éveiller le soupçon. Il semblait attacher à cette scène un intérêt tout différent de celui qu’elle pouvait avoir pour un étranger, un jeune aventurier sans rapports avec la famille. Ses efforts pour animer l’entretien n’en furent pas moins couronnés d’un tel succès, que la mélancolie d’Hepzibah perdit les plus sombres de ses teintes grises et que Phœbé en vint à s’écrier intérieurement : — Mon Dieu, mon Dieu, qu’il est agréable, quand il s’en donne la peine ! Quant à l’Oncle Venner, en signe d’approbation et d’amitié, il permit que sa figure, connue de toute la ville, fût placée dans le cadre de photographies suspendu à l’entrée de l’atelier du jeune artiste.

Clifford, pendant ce petit banquet, devint par degrés le plus gai de tous les convives. La douceur de ce soir d’été, la sympathie de ces âmes bienveillantes, — peut-être la vibration de quelque corde intime qu’avait savamment touchée le doigt subtil de l’artiste, — agissaient à la fois sur cette nature susceptible. Quoi qu’il en soit, ses pensées avaient un éclat aérien et fantasque : elles semblaient rayonner, par les interstices du feuillage, à l’extérieur du petit pavillon, devenu un vrai nid de verdure.

Mais, quand les dernières clartés du soleil quittèrent les pointes des Sept Pignons, cette excitation passagère s’éteignit dans les yeux de Clifford ; il promenait autour de lui des regards vagues et tristes, comme s’il eût perdu quelque objet de prix, et comme s’il le regrettait d’autant plus, ne sachant pas au juste en quoi consistait sa perte.

« C’est mon bonheur que je veux, murmura-t-il enfin d’une voix troublée et peu distincte, articulant à peine ses paroles. Voilà bien des années que je l’attends… Et il est si tard, si tard !… C’est mon bonheur que je veux ! »

Pauvre infortuné ! vous êtes vieux, vous êtes usé par des chagrins pour lesquels vous n’étiez pas fait ; à moitié fou, à moitié idiot, vous êtes une ruine, un avortement, en cela pareil au plus grand nombre des hommes. Le sort ne vous garde plus d’autre félicité qu’un peu de repos auprès de la fidèle Hepzibah, quelques longues soirées d’été passées auprès de la gentille Phœbé, puis ces réunions du dimanche avec l’Oncle Venner et le photographe. — Est-ce là ce qu’on peut appeler le bonheur ? — Pourquoi non ? C’est du moins quelque chose qui lui ressemble merveilleusement, et surtout pour ce caractère impalpable, éthéré, qui se refuse à toute analyse. — Prenez donc cet équivalent tandis qu’il est à votre portée !… Point de murmures !… aucune question !… Tirez en parti de votre mieux !