La Maison aux sept pignons/VIII
VIII
Le Pyncheon du temps présent.
Phœbé trouva dans la boutique le petit lutin omnivore dont nous avons déjà parlé, — le mangeur d’éléphants et de chameaux. Pour le récompenser du patronage qu’il avait accordé à leur entreprise naissante, elle lui remit, en sus des petites provisions qu’il venait acheter de la part de sa mère, une baleine de pain d’épice. Animé d’un esprit biblique — et comme pour venger le prophète de Ninive, — l’enfant fit tout aussitôt subir le sort de Jonas à l’énorme poisson qui venait de lui être offert, et quand il se retourna sur le pas de la porte pour adresser à Phœbé une question d’adieux, elle n’entendit guère ce qu’il lui disait, la baleine n’étant pas encore tout à fait engloutie.
« Répétez, mon petit ami ! lui cria-t-elle.
— Ma mère demande, recommença le gamin un peu plus distinctement, si le frère de la vieille demoiselle Pyncheon est ici, comme on l’assure.
— Le frère de ma cousine Hepzibah ? demanda Phœbé que prenait à court cette explication soudaine et lumineuse… Son frère ?… Où donc était-il jusqu’à ce jour ? »
Le petit garçon, pour toute réponse, posa son pouce à l’extrémité d’un nez tant soit peu camard, accompagnant ce geste d’un de ces regards malins par lesquels le polisson des rues compense fréquemment l’insignifiante vulgarité de ses traits. Puis, — comme Phœbé continuait à l’examiner d’un air étonné sans accorder la moindre réponse au message maternel, — il prit congé d’elle en deux gambades.
Au moment où l’enfant descendait les degrés, un gentleman les montait pour entrer dans le magasin. Tant soit peu trop petit pour que sa corpulence eût un caractère majestueux, cet homme, arrivé aux premiers confins de la vieillesse, était vêtu de noir, des pieds à la tête. Sa canne à pomme d’or, faite d’un bois précieux, sa cravate blanche comme la neige, et l’éclat de ses bottes consciencieusement vernies ajoutaient à l’importance de ses dehors. Son galbe massif, sa physionomie sombre, l’épaisseur de ses sourcils touffus lui auraient donné un aspect un peu rigide, si notre gentleman n’avait pris sur lui de la mitiger par une affectation de bienveillance et de bonne humeur. Mais, grâce à l’ampleur peut-être excessive du bas de son visage, cette physionomie prenait une onction plutôt matérielle que spirituelle, et n’était pas à beaucoup près aussi favorablement impressive qu’il le supposait sans doute. Un observateur subtil en eût du moins ainsi jugé ; que si cet observateur était en même temps animé d’une certaine malveillance, il pouvait établir une sorte d’apparentage entre le sourire du gentleman et le brillant de ses bottes, l’un et l’autre ayant coûté quelque labeur.
Quand cet étranger entra dans le petit magasin où régnait une sorte de pénombre grise, — occasionnée par la projection du second étage, le feuillage épais du grand orme, et l’encombrement de menus objets étalés derrière l’unique fenêtre, — son sourire devint aussi lumineux que s’il avait eu dessein d’éclairer cette pièce obscure. Et lorsqu’au lieu de la triste vieille fille il aperçut cette jeunesse en bouton, sa surprise se manifesta d’abord par un froncement de sourcils, puis par un sourire plus onctueux et plus bénin que jamais.
« Ah, je vois, je vois… dit-il d’une voix grave et naturellement rude, mais dont il avait adouci, et comme assoupli à force de culture, l’accent fort peu agréable… Je ne savais pas que miss Hepzibah Pyncheon eût débuté dans les affaires sous de si favorables auspices… Je suppose que vous travaillez sous ses ordres ?
— Oui, Monsieur, répondit Phœbé qui ajouta cependant, en se rengorgeant quelque peu (car enfin, si poli que se montrât le gentleman, il la prenait évidemment pour une jeune personne à gages)… Je suis une cousine de miss Hepzibah, venue pour passer quelque temps avec elle.
— Sa cousine ?… Et arrivant de la campagne… En ce cas veuillez me pardonner, dit le gentleman avec un salut et un sourire dont Phœbé n’avait pas même l’idée… mais il nous faudra faire plus ample connaissance… Ou je me trompe, en effet, ou vous êtes également ma petite parente… Voyons un peu !… Mary ?… Dolly ?… Phœbé ?… Oui c’est bien Phœbé que vous vous nommez… Serait-il bien possible que vous fussiez Phœbé Pyncheon, l’unique enfant de mon cher cousin Arthur, de mon aimable compagnon d’études ?… Ah ! je le retrouve maintenant à ce mouvement de votre bouche… Oui certes, il faudra mieux nous connaître… Je suis de vos parents, ma petite… Vous aurez, à coup sûr, entendu parler du juge Pyncheon ? »
Phœbé n’ayant répondu que par une révérence, le Juge se pencha sur le comptoir avec l’intention bien pardonnable, et même digne d’éloges — vu la différence d’âge et la parenté, — de donner à la jeune fille un affectueux baiser, destiné à inaugurer leur intimité future. Par malheur (sans aucun propos délibéré, du moins sans aucun propos dont Phœbé se fût rendue compte) elle se recula, tout juste au moment décisif, de sorte que son respectable parent, le corps plié en deux, les lèvres au port d’arme, se trouva dans l’absurde situation d’un homme qui perd ses baisers dans le vide. C’était comme un moderne exemplaire d’Ixion caressant la Nue, et la scène était d’autant plus ridicule que le Juge, ennemi de toute chimère, se piquait de ne jamais prendre une ombre pour une réalité. Au fond, — nous donnons ceci comme l’unique excuse de miss Phœbé, — bien que la radieuse bénignité du juge Pyncheon ne fût pas précisément déplaisante au beau sexe, vue à distance et tempérée par l’éloignement, elle devenait un peu trop intense quand ce visage sanguin et bien nourri, ce menton barbu dont aucun rasoir ne pouvait adoucir complétement les piquantes aspérités, cherchaient à se mettre en contact avec l’objet de ses préférences. L’homme, le sexe, de façon ou d’autre, perçaient un peu trop dans les démonstrations de ce genre que le Juge se croyait permises. Sous son regard les yeux de Phœbé se baissèrent, et, sans trop savoir pourquoi, elle se sentit rougir. Cependant elle avait reçu précédemment — et sans trop s’en formaliser, — les baisers d’une demi-douzaine de cousins, dont quelques-uns étaient plus jeunes que ce Juge aux noirs sourcils, à la barbe grise, à la cravate blanche, aux paroles mielleuses… Pourquoi cette exception en sa faveur ?
En levant les yeux Phœbé tressaillit, tant le visage du juge Pyncheon avait changé d’expression ; c’était comme un paysage dont le soleil a subitement disparu pour faire place à la tempête ; et encore la tempête est moins effrayante que ce nuage froid, implacable, qui était venu tout à coup voiler cette physionomie au large sourire.
« Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire maintenant ? se demandait la petite campagnarde ; le voilà aussi âpre qu’un rocher, aussi aigre que le vent d’Est… Et pourtant je n’y entendais pas malice… Puisque en somme il est mon cousin, je voudrais bien n’avoir pas refusé son embrassade ! »
À ce moment même, la jeune fille constata que le juge Pyncheon, en personne, était l’original de la miniature que le photographe lui avait montrée dans le jardin, et que cette physionomie inflexible et sévère était justement celle que le soleil avait voulu révéler à toute force.
Était-ce donc là, non pas une expression éphémère, mais — nonobstant tous les soins pris pour le cacher, — la révélation d’un caractère immuable ? et non-seulement immuable, mais héréditaire, dérivant de cet ancêtre barbu dans le portrait duquel se lisaient, comme en une espèce de prophétie, les traits du Juge contemporain ?… Dans cette idée, il y aurait eu quelque chose de terrible pour un philosophe plus expert que Phœbé. Elle impliquait, effectivement, que les faiblesses et les défauts, les mauvaises passions, les tendances viles, bref toutes les maladies morales qui conduisent au crime, passent d’une génération à l’autre par une transmission plus certaine, plus sûre que les lois humaines n’ont pu l’établir pour les richesses ou les honneurs qu’il s’agit de garantir à la postérité de leur possesseur actuel.
Mais à peine les yeux de Phœbé se furent-ils de nouveau arrêtés sur la physionomie du Juge, que celle-ci perdit à l’instant même sa repoussante sévérité ; la jeune fille, alors, se trouva comme étouffée par la bienveillance caniculaire qui émanait de cet excellent homme, à peu près comme cette odeur qu’exhale le serpent et qui, s’il faut en croire certains naturalistes, sert de prélude à son irrésistible fascination.
« Fort bien, fort bien ! cousine Phœbé, s’écria-t-il avec une approbation emphatique… Cette pudeur vous sied à merveille, ma petite cousine… J’aime qu’une jeune fille sache se garder… Surtout quand elle est jolie, une jeune fille ne saurait se montrer trop avare de ses lèvres.
— En vérité, monsieur, dit Phœbé s’efforçant de tourner la chose en plaisanterie… je ne prétendais pas me montrer si rigoriste. »
Néanmoins, — que cela vînt ou non de ce début maladroit, — elle persistait à garder une certaine réserve, fort peu d’accord avec sa franche et loyale nature. Malgré qu’elle en eût, il lui semblait que le grand Puritain, héros de tant de traditions funèbres, — le père de tous les Pyncheon d’Amérique, le fondateur de la Maison aux Sept Pignons, et que cette maison avait vu périr d’une façon si étrange, — venait d’entrer dans le magasin. Le costume, il est vrai, n’était pas le même, mais quoi de plus simple ?… En arrivant de l’autre monde, il était entré chez un barbier qui avait métamorphosé la toison puritaine en une paire de favoris grisonnants ; puis, dans un de ces bazars de « confection » où cinq minutes suffisent pour habiller un homme de pied en cap, il avait échangé le pourpoint de velours, le manteau fourré, le riche rabat sur lequel son menton reposait, contre une cravate blanche, avec l’habit, veste et culotte des temps modernes ; — après quoi, déposant son épée à poignée d’acier pour prendre une canne à pomme d’or, le colonel Pyncheon d’il y a deux siècles était sorti de là transformé en juge de notre temps.
Phœbé avait trop d’esprit et de bon sens pour accepter cette idée autrement que comme une plaisanterie. D’ailleurs, si elle avait eu sous les yeux, en même temps, les deux personnages, elle aurait constaté, nonobstant une ressemblance générale, des différences de détail fort essentielles ; un moindre volume de muscles chez notre contemporain que chez son ancêtre ; — une atténuation de couleurs, résultat inévitable de l’effet produit par le climat Américain sur les enfants rougeauds de la vieille Angleterre ; — une susceptibilité nerveuse plus grande, communiquant à la physionomie du Juge plus de mobilité que n’en avait eu, bien certainement, celle de son aïeul ; — quelque chose aussi de plus intellectuel, acquis, dirait-on, aux dépens de la matière sur laquelle les développements de l’esprit agissent à l’instar des acides et des dissolvants. C’est la conséquence générale, et peut-être inévitable du progrès humain, que la puissance animale diminue ainsi à mesure qu’elle est moins nécessaire : et ce progrès qui tend à nous spiritualiser peu à peu, raffine ainsi, l’un après l’autre, les attributs les plus grossiers de notre nature physique. De par cette théorie, le juge Pyncheon pouvait fort bien supporter encore un ou deux siècles de raffinement, et c’est du reste ce qu’on pourrait dire de la plupart de nos contemporains.
Au surplus il existait, entre le Pyncheon d’autrefois et le Pyncheon d’aujourd’hui, des rapports intellectuels et moraux non moins frappants que leur ressemblance matérielle. Tous deux officiellement irréprochables, tous deux objets des mêmes éloges publics, tous deux secrètement poursuivis par des médisances de bas étage. À propos de l’Ancêtre il existait des traditions, à propos du Juge il circulait des commérages qu’on eût dit calqués les uns sur les autres. La tradition affirmait, par exemple, que le Puritain d’autrefois avait toujours été âpre au gain, avide de richesses ; le Juge, lui aussi, malgré l’étalage fastueux de ses libéralités, passait pour avoir la main crochue et dure à la desserre. L’ancêtre affectait une cordialité rude, acceptée par les gens naïfs comme un fier témoignage de chaleureux abandon, perçant à travers l’épaisse cuirasse d’un caractère viril. Son descendant, obéissant aux exigences d’un siècle moins primitif, avait transformé cette bienveillance aux dehors abrupts, et en avait fait ce sourire bénin qu’il portait à travers les rues comme une espèce de soleil et dont il réchauffait, à l’instar d’un foyer domestique, les salons honorés de sa présence. Le Puritain, enfin, autocrate en son logis, avait eu trois femmes mortes à la peine sous l’inflexible poids de son caractère et le joug de fer qu’il leur imposait. Le Juge, à la vérité, n’avait eu qu’une épouse, mais il l’avait perdue au bout de trois ou quatre ans, et on racontait, — ceci était sans doute une fable, — que cette dame avait reçu le coup de la mort pendant sa lune de miel, et jamais depuis lors n’avait repris la moindre sérénité, attendu que son mari exigeait d’elle, — à titre d’hommage féodal envers son seigneur et maître, — qu’elle vînt chaque matin lui servir au lit une grande tasse de café.
Laissons là, toutefois, ce sujet trop fécond des ressemblances héréditaires, retours dont la fréquence est vraiment inexplicable quand on veut bien songer à ce qu’il y a d’éléments transmis à chaque homme par ses aïeux, au bout seulement de deux ou trois siècles. Bornons-nous à remarquer que, — suivant les chroniques du foyer, parfois merveilleusement fidèles quand il s’agit du dessin d’un caractère, — le Colonel était à la fois hardi, impérieux, inflexible et rusé ; que ses machinations étaient profondes et qu’il les menait à terme, sans trève ni scrupules, foulant aux pieds les faibles et faisant son possible, quand cela importait à ses projets, pour dompter la résistance des forts.
Peut-être notre récit dira-t-il si le Juge, à cet égard, rappelait plus ou moins son aïeul redouté.
Phœbé, cela va sans le dire, n’était pas assez au courant de l’histoire de sa famille pour pouvoir établir le parallèle auquel nous venons de nous livrer. Une circonstance, pourtant, bien insignifiante en elle-même, était venue lui inspirer un singulier sentiment d’horreur. Elle avait ouï parler de l’anathème que le sorcier Maule, au moment de son exécution, avait lancé contre le colonel Pyncheon et sa postérité, anathème en vertu duquel Dieu devait « leur donner du sang à boire. » Elle savait aussi que, selon l’opinion vulgaire, on entendait de temps en temps bruire au fond de leur gorge ce « sang » de la malédiction miraculeuse. En personne sensée, et appartenant d’ailleurs à la famille Pyncheon, Phœbé n’attachait aucune importance à cette dernière rumeur, si évidemment absurde par elle-même. Mais on ne se défait pas si aisément des superstitions anciennes qui, à force de passer de bouche en bouche pendant maintes et maintes générations, — et fortement imprégnées des fumées de l’âtre, — prennent le caractère de réalités domestiques. Phœbé put constater leur influence quand elle entendit se produire, dans la gorge du juge Pyncheon, une sorte de grattement particulier, qui lui était habituel d’ailleurs, et qui, à peu près involontaire, n’indiquait absolument rien, si ce n’est peut-être une légère affection des bronches. Ce glou-glou spécial (que nous n’avons jamais entendu et que nous ne saurions décrire) fit tressaillir la petite sotte, qui joignit les mains, tout à coup effarouchée.
« Qu’avez-vous donc, jeune fille ? dit le juge Pyncheon lui lançant un de ses regards les moins doux. Quelque chose vous aurait-il effrayée ?
— Rien, monsieur… rien au monde, répondit Phœbé, avec un petit rire contraint, qui attestait à quel point elle se trouvait absurde… Peut-être souhaitiez-vous entretenir ma cousine Hepzibah ?… Voulez-vous que je l’appelle ?
— Un moment, je vous prie, dit le Juge dont la figure s’illuminait de plus belle, vous me semblez, ce matin, un peu nerveuse… L’air de la ville ne va pas, cousine Phœbé, à vos bonnes et saines accoutumances de la vie rustique… Peut-être aussi est-il survenu quelqu’incident qui vous préoccupe… Une arrivée, n’est-ce pas vrai ?… c’est bien ce que je pensais… Rien d’étonnant, ma petite cousine, à ce que vous soyez un peu troublée… Un tel hôte a de quoi émouvoir une innocence comme la vôtre.
— Je ne vous comprends pas bien, monsieur, répondit Phœbé en jetant sur le Juge un regard interrogateur… Personne n’est récemment arrivé dans la maison, si ce n’est un pauvre homme, aux douces et enfantines allures, que je crois être le frère de ma cousine Hepzibah… Je crains bien (vous en savez là-dessus plus long que moi) qu’il ne soit pas doué de tout son bon sens ; mais il semble si doux, si tranquille, qu’une mère lui confierait son enfant au berceau ; et je crois qu’il jouerait avec l’enfant comme s’il avait à peine quelques années de plus que lui… Lui, me faire peur ?… En vérité, non.
— Je suis charmé, dit le Juge toujours bienveillant, que vous me rendiez si bon compte de mon cousin Clifford. Il y a bien des années, quand nous étions encore enfants ou adolescents à peine, j’avais pour lui une véritable affection, et ses affaires m’inspirent encore un vif intérêt… Selon vous, cousine Phœbé, il paraît avoir l’esprit un peu faible… Puisse le ciel lui accorder, à tout le moins, l’intelligence nécessaire pour se repentir de ses fautes !
— Je m’imagine, remarqua ici Phœbé, que bien peu de gens doivent avoir moins de fautes à se reprocher.
— Est-il donc possible, ma chère enfant, repartit le Juge avec un regard de commisération, que vous n’ayez jamais ouï parler de Clifford Pyncheon ? Et ne savez-vous rien de son histoire ?… À la bonne heure, alors ; et votre mère a montré là un respect légitime pour le bon renom de la famille à qui elle s’est alliée. Conservez pour ce malheureux vos meilleures pensées, vos meilleures espérances !… C’est une règle que les chrétiens devraient toujours observer dans le jugement qu’ils portent les uns sur les autres ; elle est particulièrement de mise entre parents, à cause de l’espèce de solidarité morale que l’opinion leur assigne… Mais, pardon ; Clifford est-il là ?… Je vais entrer pour le voir.
— Peut-être, monsieur, vaudra-t-il mieux que j’appelle ma cousine Hepzibah, dit aussitôt Phœbé, sans trop savoir, néanmoins, si elle avait le droit d’interdire à un si affectueux parent l’accès des appartements réservés… Son frère semblait vouloir faire la sieste après le déjeuner, et je suis sûre qu’en le dérangeant on la désobligerait d’une manière essentielle… Permettez, monsieur, que je vous annonce ! »
Le Juge, cependant, paraissait se soucier fort peu de ce préliminaire d’étiquette ; et comme Phœbé, — dont les mouvements avaient toute la promptitude, toute la spontanéité de ses pensées elles-mêmes, — s’était dirigée vers la porte, il l’écarta sans beaucoup de cérémonie.
« Non, non, miss Phœbé ! disait le juge Pyncheon d’une voix aussi profonde que les roulements précurseurs du tonnerre, et avec un froncement de sourcils aussi sombre que le nuage d’où ce bruit émane. Demeurez ici, je vous prie !… Je connais la maison, je connais ma cousine Hepzibah, je connais également son frère Clifford, et je n’ai nul besoin que ma champêtre petite cousine se dérange pour m’annoncer ! »
Dans ces dernières paroles, soit dit en passant, se manifestait un changement nouveau qui substituait à sa brusquerie soudaine un retour de sa bienveillance primitive. « Je suis ici chez moi, continua l’imposant visiteur, veuillez vous le rappeler, Phœbé ; c’est vous qui êtes l’étrangère… J’entrerai donc, pour savoir comment va Clifford et lui faire agréer, ainsi qu’à Hepzibah, l’assurance de mes meilleurs sentiments… Il est à propos que, dans cette circonstance particulière, ils soient directement instruits par moi du désir que j’ai de leur être utile… Voici Hepzibah elle-même ! »
Il disait vrai. Les vibrations de la voix du Juge étaient allées chercher la vieille demoiselle au fond du salon où, détournant la tête, elle continuait à surveiller le sommeil de son frère. Maintenant elle s’élançait pour en défendre l’entrée, — semblable, il faut bien le dire, à ces dragons qui, dans les contes de fées, montent la garde à la porte des palais où dort une belle princesse, victime de quelque sortilége. Le froncement habituel de ses sourcils était trop accentué, en ce moment, pour être tout simplement attribué à sa myopie, et le juge Pyncheon à qui s’adressait ce regard furieux en parut quelque peu gêné, sinon alarmé, tant le prenait à court cette force morale d’une antipathie bien enracinée. Elle le repoussait de la main et debout, dans le cadre de la porte, semblait une véritable image de la Prohibition elle-même. Mais au risque de trahir le secret d’Hepzibah, nous dirons que sa timidité native tendait à prendre le dessus, et qu’un tremblement nerveux, dont elle avait conscience, envahissait par degrés toute sa personne. Peut-être le Juge comprit-il à quel point il lui semblait redoutable, et combien peu de vrai courage cachaient ces imposants dehors.
Toujours est-il qu’avec l’aplomb du vrai gentleman, il se remit de suite et s’avança vers sa cousine en lui tendant la main ; mais, en homme d’esprit, il couvrit cette manœuvre hardie par un sourire assez ample, assez ardent pour dorer sur leur treille les raisins qu’on eût exposés à ce rayonnement splendide. Peut-être voulait-il fondre sur place la pauvre Hepzibah, — véritable statue de cire jaune.
« Hepzibah, ma chère cousine, vous ne sauriez croire combien je suis heureux, s’écria le Juge avec un redoublement d’emphase… Votre existence, désormais, aura un but déterminé, une mission définie… Nous-mêmes, vos parents et vos amis, nous avons dans notre vie quelque chose de plus qu’hier… Je n’ai pas voulu perdre un moment pour venir vous proposer mon assistance, dans tout ce qui pourra servir au bien-être de Clifford… Il nous appartient à tous… Je sais ce qu’exige, — ce qu’exigeait autrefois, — la délicatesse de son goût et son culte pour ce qui est beau. Je mets à sa disposition ce que j’ai chez moi : tableaux, livres, vins de choix, friandises, tout cela est à lui !… J’aurais le plus grand plaisir à le voir… Puis-je me permettre d’entrer ?
— Non, répondit Hepzibah dont la voix frémissante ne se prêtait pas à de longs discours… Il lui est impossible de recevoir des visites !
— Des visites, chère cousine ?… Est-ce moi que vous traitez ainsi ? s’écria le Juge dont la sensibilité semblait être froissée par ce que cette expression avait de glacial… Dans ce cas, souffrez que je devienne l’hôte de Clifford et le vôtre en même temps… Venez immédiatement résider chez moi. L’air de la campagne et toutes les commodités, — je dirais presque les agréments, — dont je me suis entouré, le rétabliront à vue d’œil. Vous et moi, chère Hepzibah, nous conspirerons là, tout à notre aise, pour rendre Clifford aussi heureux qu’il peut l’être… Voyons ! faut-il donc tant de paroles pour ce qui est à mes yeux un devoir autant qu’un plaisir ?… Venez chez moi : venez-y de suite ! »
Devant des offres si hospitalières, un aveu si franc des droits de la parenté, Phœbé se sentit fort disposée à courir se jeter au cou du juge Pyncheon, pour lui offrir le baiser que naguère encore elle refusait de lui laisser prendre. Mais il en fut tout autrement d’Hepzibah : le sourire du Juge semblait opérer sur l’âpreté de son cœur à peu près comme le soleil sur celle du vinaigre ; — il la décuplait, au bas mot.
« Clifford, disait-elle, — encore trop agitée pour se permettre plus d’une phrase à la fois, — Clifford est ici chez lui !
— Puisse le ciel vous pardonner, Hepzibah ! reprit le juge Pyncheon adressant un regard respectueux vers l’espèce de Haute cour devant laquelle il en appelait ainsi… Puisse-t-il vous pardonner, si vous laissez prévaloir en vous, dans des circonstances comme celles-ci, un préjugé quelconque, une animosité de vieille date. Me voici, en toute ouverture de cœur, disposé à vous y accueillir, Clifford et vous… Ne refusez pas mes bons offices et les sincères propositions qui ont pour but d’assurer son bien-être. Ce sont celles que, vous deviez attendre de votre plus proche parent… Vous encourez une grave responsabilité, ma cousine, si vous confinez votre frère dans cette triste demeure, dans cette suffoquante atmosphère, lorsque je mets à ses ordres une délicieuse résidence de campagne.
— Elle ne saurait convenir à Clifford, dit Hepzibah, laconique autant que jamais.
— Malheureuse femme ! s’écria tout à coup le Juge emporté par son ressentiment, comment ceci doit-il se comprendre ? Auriez-vous d’autres ressources ?… C’est bien là ce qu’il me semblait !… Prenez garde, Hepzibah ! prenez bien garde !… Clifford, est au seuil d’une nouvelle ruine, tout aussi complète que la première !… Mais pourquoi perdre mon temps à bavarder avec une femme ?… Place ! place ! Il faut que je voie Clifford. »
Hepzibah, étalant pour ainsi dire sa grande taille en travers de la porte, semblait véritablement croître à vue d’œil, et son aspect devenait d’autant plus terrible, qu’elle se sentait au fond du cœur plus d’anxiétés et d’épouvante ; mais le projet du juge Pyncheon, — qui prétendait bien évidemment forcer le passage, — fut déjoué par une voix partie de la pièce du fond, voix plaintive, frêle, tremblante, où se trahissait une vive alarme, sans plus d’énergie défensive que n’en pourrait déployer un enfant pris de peur.
« Hepzibah, Hepzibah ! criait cette voix, à genoux devant cet homme… Baisez ses pieds, s’il le faut !… Suppliez-le de ne pas entrer !… Oh ! qu’il ait pitié de moi !… Pitié !… pitié !… »
On put se demander, un moment, si le Juge renoncerait à l’idée qu’il avait eue d’écarter Hepzibah pour franchir le seuil de ce salon où s’élevaient de si misérables supplications… Ce ne fut pas la pitié qui l’en empêcha, — car aux premiers sons de cette voix affaiblie, une flamme rouge s’alluma dans ses yeux, et il porta le pied en avant par un mouvement brusque où l’homme se révéla tout entier. Pour apprécier le juge Pyncheon, il ne fallait que le voir en ce moment. La chaleur habituelle de son sourire, tout à coup transformé, n’exprimait ni la haine ni la colère, mais je ne sais quelle ardeur féroce dont les jets brûlants devaient, semblait-il, anéantir tout ce qui n’était pas eux.
Et cependant, après tout, ne devons-nous pas nous reprocher de calomnier cet aimable, cet excellent homme ? — Regardez maintenant le Juge ! — Il a conscience de l’erreur qu’il a commise en multipliant ses insistances auprès de personnes incapables d’apprécier les bontés dont il prétend les combler. Il attendra donc que les circonstances soient plus favorables, tout aussi prêt alors qu’aujourd’hui à prodiguer ses bons et loyaux services, son assistance empressée. Au moment où il s’éloigne de la porte, l’ample bienveillance qui rayonne sur son visage semble indiquer qu’il comprend Hepzibah, la petite Phœbé, l’invisible Clifford, — oui, tous les trois, et avec eux l’univers entier — dans les épanchements de son cœur immense.
« Vous me faites grand tort, chère cousine Hepzibah, dit-il en lui offrant d’abord une bonne poignée de mains, et en remettant ensuite son gant pour se préparer au départ. Vous avez contre moi de bien fausses préventions… Mais je vous pardonne, et m’étudierai à vous donner une meilleure idée de votre cousin… Du moment où notre pauvre Clifford est dans une si déplorable condition d’esprit, je ne puis songer à insister présentement pour qu’il m’accorde une entrevue. Mais je veillerai de loin sur son bien-être, comme sur celui d’un frère aimé, moyennant quoi je ne désespère pas, ma chère cousine, de vous contraindre, vous et lui, à rougir de votre injustice… Et lorsqu’il en sera ainsi, je n’ambitionne d’autre vengeance que de vous voir accepter tous les bons offices dont je puis disposer en votre faveur. »
Avec un salut pour Hepzibah, un signe de tête tout paternel à l’adresse de Phœbé, le Juge quitta le magasin et s’en alla, souriant, par les rues. Selon la coutume des riches, quand ils visent aux honneurs d’une république, il s’excusait en quelque sorte de sa richesse, de sa prospérité, de son influence, par la libre cordialité qu’il témoignait à tous ceux dont il était connu ; — d’autant plus disposé à faire bon marché de sa dignité, qu’il fallait l’abaisser à un niveau plus humble, et montrant, par cette condescendance même, le haut sentiment qu’il avait de ses prérogatives, d’une manière plus irréfragable et plus certaine que s’il se fût fait précéder de vingt laquais ayant mission de lui frayer passage.
Il n’eut pas plutôt disparu que le visage d’Hepzibah se couvrit d’une pâleur mortelle ; se dirigeant vers Phœbé d’un pas incertain, et posant la tête sur l’épaule de la jeune fille :
« Oh ! mon enfant, murmura-t-elle, cet homme a été pour moi, toute ma vie, un objet d’horreur !… N’aurai-je jamais, le courage ?… le tremblement de ma voix ne cessera-t-il jamais assez longtemps pour que je puisse lui dire en face tout ce que je pense de lui ?
— Serait-il donc si méchant ? demanda Phœbé. Ses offres, néanmoins, étaient bien affectueuses.
— Ne me parlez pas de ses offres !… C’est un cœur de fer, répondit Hepzibah. Et maintenant, allez causer avec Clifford !… Amusez-le ! calmez-le !… Me voir dans le trouble où m’a jetée cette visite serait pour lui un sujet d’agitation. Allez, chère enfant !… Je veillerai de mon mieux sur le magasin. »
Phœbé s’en alla donc, mais elle emportait une vive curiosité sur le véritable sens de la scène dont le hasard l’avait rendue témoin. Pour la première fois de sa vie, elle était appelée à se demander si les juges, les membres du clergé, enfin les grands personnages du même ordre et jouissant de la même considération, pouvaient bien, — fût-ce par exception, — manquer de justice et de sincérité. Un doute de cette nature exerce toujours une influence perturbatrice ; et s’il devient une certitude, il bouleverse complétement les esprits bien ordonnés, amis de la règle et de la hiérarchie, parmi lesquels nous avons déjà classé notre petite campagnarde.
Pour certaines âmes hardies, pour certains penseurs téméraires, une austère satisfaction peut dériver de cette idée que, le mal existant nécessairement en ce monde, il se trouve également réparti entre les hautes castes et les plus humbles membres du prolétariat. En généralisant encore davantage, on aime à voir le rang, les dignités, la position sociale, n’être plus que des chimères quand on les envisage comme titres fondés au respect des hommes, — et à ne pas croire, pour cela, que l’univers va être précipité, la tête en avant, au sein du Chaos. Mais pour que Phœbé fut assurée du maintien de l’ordre ici-bas, il lui fallait étouffer, dans une mesure quelconque, les notions intuitives qui se développaient en elle au sujet du juge Pyncheon. Et quand au témoignage défavorable de sa cousine, elle n’en voulut rien conclure, si ce n’est que le jugement d’Hepzibah était perverti par une de ces animosités de famille d’autant plus acrimonieuses qu’elles proviennent presque toujours de quelque affection morte, — et qu’elles ont pompé leurs poisons dans les restes putréfiés de ce cadavre.