La Maison aux phlox/3/24

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 191-196).

V

Les pas perdus

Je n’ai aucune peine à me rappeler la route, cette route que nous suivions le plus volontiers en quittant la Chaumière pour la promenade. C’était une route large, sinueuse, montante, bordée un moment par le lac, et qui s’enfonçait ensuite entre les montagnes. Les derniers jours, un peu de neige la blanchissait ; les premiers jours, une multitude de feuilles jaunes la doraient.

Un trottoir la festonnait jusqu’à cette longue maison grise, dont les habitants inconnus et étrangers nous semblaient des heureux. Par les fenêtres aux rideaux clairs, nous apercevions le grand feu qui brûlait dans la cheminée. Un valet passait d’une salle à l’autre en vareuse blanche. Un jouet d’enfant traînait parfois dans l’allée et le grand jardin descendait en pente douce vers le lac.

La route montait, tournait. Toutes les autres villas étaient closes et la route s’allongeait déserte. Même très froid l’air avait une douce saveur ; il allégeait, rendait content. Des mélèzes qu’en septembre nous avions tant admirés, se dressaient enlaidis et nus ; mais les bouleaux sont aussi merveilleux sans feuilles ; voyez le dessin souple, divers, de la dentelle tissée par leurs branchettes et l’éclat de leurs troncs blancs.

Dépassant une luxueuse villa en bois rond, qui trop loin du lac, possède sa propre piscine, dans le cadre fleuri de son jardin, nous cessions ordinairement d’avancer pour jeter en arrière de nous un nouveau regard amical. De là, le lac se montrait tout rond, tout lisse, bleu ou gris suivant son humeur. Quand le soir venait, les maisons autour accrochaient à leurs fenêtres les couleurs du couchant, comme des lanternes. Le creux des montagnes en était tout égayé. Nous reprenions la montée. Au retour nous n’aurions qu’à redescendre, nous pouvions bien poursuivre encore notre promenade. Et sent-on jamais la fatigue dans un aussi beau pays ? Le chemin continuait entre ses innombrables arbres et les maisons maintenant espacées. Nous arrivions à un carrefour. Une route rurale à droite s’enfonçait vers je ne sais quelles profondeurs. Une affiche promettait à deux milles une superbe propriété à vendre.

Un jour, un lendemain de pluie, nous avons succombé au désir d’aller la voir. Nos souliers s’enfonçaient dans la boue épaisse. Nous traversâmes très longtemps un bois marécageux ; ces deux milles se révélaient des milles « d’habitants », ou mesurés à vol d’oiseaux. Nous marchâmes au moins deux heures, pour nous trouver à la fin enfermés dans un vallon triste où gîtait une maison à vendre. Une mince fumée sortait de sa cheminée. Solitude parfaite, d’un silence complet. Un peu avant de l’atteindre, nous avions croisé la voiture du docteur qui cahotait dans le chemin crevé. À côté du jardin, un torrent mugissait, et en face, la montagne s’élevait abrupte comme une falaise. Tout en haut, on construisait une maison ; les planches neuves luisaient entre les branches. Pourquoi ne pas nous rendre à ce futur nid d’aigles ? La vue devait y être splendide.

Glissant, enfonçant, dans le chemin défait et escarpé, nous montâmes…

— Quelle idée, disais-je, de bâtir sa demeure en un pareil désert. Ils ne pourront pas se baigner.

Et nous montions encore. Nous avons bien monté à cinq cents pieds.

Au sommet, déception. La vue reculait. Ce n’était encore que la forêt fermée.

Déjà, les pierres d’un foyer s’étageaient. Ce chalet aurait de larges balcons. Et il serait tout à fait suisse, à pareille altitude. À la même hauteur que nous, là-bas, brillait la croix de Sainte-Adèle, au faîte de sa montagne.

Mais je répétais : Ils ne pourront pas se baigner…

Nous avançâmes, intrigués, pour découvrir entre une véritable clôture de bouleaux minces, drus, trop serrés, un lac si petit que je crus qu’il n’était qu’un étang. Un petit lac sauvage, personnel, et que la forêt emmurait. Ces gens auraient donc leur piscine à eux, en plein air…

— Eh bien, qu’en penses-tu ? Ils se baigneront, ils auront l’air des montagnes pour eux seuls, ils verront la croix de Sainte-Adèle, ils seront loin du monde, loin des autos, des cris, de tout. Ils pourront bûcher des bouleaux, pour permettre aux autres de mieux grandir, de grossir. Ils pourront…

Les raisins étant verts, j’interrompis :

— Ils sont trop loin de l’église. Je n’en voudrais pas de cette maison.

Quelques jours plus tard, M. le Curé annonçait la mort de madame X. Nous sûmes qu’elle habitait cette propriété à vendre, si seule et dont le silence se coupait des mugissements du torrent. C’était de chez elle que revenait le docteur lorsque nous l’avions rencontré. Comme nous avions marché deux heures dans la boue pour arriver là, il nous sembla que cette mort avait été comme celle de la mère Chapdelaine… dans le désert, dans l’abandon…

Ce petit lac, d’ailleurs, que nous avions vu et qui serait la piscine de la maison nouvelle, savez-vous comment il s’appelait ? Le lac Vaseux.

Non, je ne l’aimais pas. Il me rappelait l’étang triste et tragique de Sarn,[1] il m’aurait fait croire aux sorciers. N’importe quoi, avouez-le, pouvait apparaître, entre les barreaux de cette prison de jeunes bouleaux, aux troncs minces, blancs comme des fantômes, et sur cette eau que la nuit allait noircir ?

— Non, je ne plongerais certainement pas dans le lac Vaseux, non, merci !

Nous redescendîmes ; la même boue, dans le bois, recolla à nos pieds, mais bientôt nous rejoignîmes, avec des sentiments d’amis, notre route bien dure ; les lumières de Sainte-Adèle s’allumaient, le feu flambait rouge et joyeux dans le salon de nos voisins inconnus et riches…

Et la Chaumière chaude et agréable, nous accueillit.

Du thé, des livres, de bons fauteuils, de la paix. C’était déjà beaucoup.

Et notre lac, décidément, était plus beau, plus sain, plus franc que le lac Vaseux.




Mais notre lac n’est plus notre lac. La Chaumière a clos ses volets. Peut-être ne remettrons-nous jamais les pieds dans les mêmes pas…

  1. Roman de Mary Webb