La Maison aux phlox/3/09

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 135-137).


À la douce mémoire…

Je ne l’aurai pas vue morte et toujours je l’imaginerai vivante. Elle était si belle, si ardente encore, si splendide avec ses longs cheveux blancs soigneusement coiffés, son teint resté frais comme ses grands yeux gris, clairs et vifs, étaient restés jeunes. Je l’enviais de vieillir élégante et devenant plus jolie. On disait d’elle : Elle a l’air d’une reine, et sa taille superbe et ses mains fines justifiaient à merveille la comparaison.

Je me dis bien que c’est fini, que sa vie brusquement s’est éteinte, mais je la revois quand même avec son expression coutumière, un peu de rose sur ses joues s’opposant au gris-bleu de ses yeux interrogateurs, la bouche animée. Elle aimait les jeunes, les comprenait, leur faisait part de son expérience sans leur déplaire, sans rabrouer leurs illusions, amusée plutôt, intéressée par leurs idées, leurs histoires, leurs aventures ; leur grande aventure surtout, le roman qui allait fixer leur vie.

Que de confidences elle a encouragées, au coin de l’âtre rustique, là-bas dans sa maison de la mer où nous étions autrefois toujours, tant de jeunes filles. Tricotant des laines pâles, elle nous écoutait, plus gaie que nous souvent. Ah ! tous ces souvenirs de sa vie et de la nôtre à pleurer, que les douces heures écoulées dans ce salon fleuri de cretonne ! L’heure du thé quotidien, qui nous réunissait, bavardes, animées, et les soirs où elle nous trouvait presque trop étourdissantes, nos voix aiguës, nos rires se mêlant au chant terrible et beau de la vague toute proche.

C’était une femme heureuse, malgré les inévitables tracas de l’existence, malgré la grande part qu’elle prenait aux alarmes des siens (elle fut grand’mère à quarante-six ans) et de ceux que par amitié elle avait adoptés. Elle était heureuse et c’est plus triste à cause de cela qu’elle soit morte. Choyée par les siens, et par tous les autres qui comme moi l’aimaient, entourée d’égards, de délicatesse, possédant dans sa famille des trésors d’âmes, elle ne pouvait pas ne pas chérir la vie qui sans l’épargner, lui avait laissé tant de fleurs à respirer.

Et elle demeurait jeune, gardant une certaine candeur qui était le plus grand de ses charmes. Elle faisait des projets, elle avait une tournure d’esprit vaguement romanesque, un enthousiasme sans pareil, pour toutes sortes de choses : les gens, le talent, les paysages, les livres, les voyages. Et elle essayait quelquefois par pudeur, d’atténuer cette exaltation, en disant : « Ah ! mais vous savez ; qu’à mon âge, rien n’est beau comme au vôtre ! »

Je l’entends encore. Il y a si peu de temps qu’elle était venue, et que dans ce fauteuil, près de moi, sous ma lampe jaune qui baignait de lumière l’ondulation de ses cheveux blancs, elle me souriait, magnifique, ayant l’air, avec son teint frais et ses yeux brillants, d’avoir blanchi ses cheveux pour s’amuser, comme une marquise d’autrefois. J’admirais sa vivacité tenace, sa personnalité si attachante, son intelligence ; et elle était droite, franche et originale dans la discussion. Chrétienne, elle interprétait la vie dans son sens unique, mettant Dieu et notre salut avant tout. Elle n’aimerait pas que notre chagrin soit une révolte, elle désire sans doute de là-haut que nos regrets ne soient point amers, elle veut que nous disions avec elle : « Que voulez-vous ? quand c’est la volonté divine, c’est pour le mieux ! »

Mais c’est horriblement triste, sa mort subite, en pleine vigueur, en plein rayonnement. Et je voudrais qu’un miracle consolât ceux que ce deuil va tant affliger, et que ma peine allège leur grande douleur.

12 juillet 1928.