La Maison aux phlox/3/02

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 109-112).


Le « Goblin »

À sa proue, on lit encore : The Goblin. Un temps, il fut le roi de la baie. Sur de vieilles cartes postales de l’endroit, vous verrez l’image de ses jours heureux. Au fond de l’anse pittoresque où s’appuient le quai et la dentelure de la falaise, toutes voiles dehors, il posait alors, brillant de jeunesse.

Puis il prit la mer et la prit si bien qu’un jour, y restant, il la but. Il s’était heurté à une roche aiguë ; on eut juste le temps de sauver les gens qu’il promenait. Deux ans il sommeilla au fond de l’eau, puis, son mât dépassant, on décida de le renflouer. Il revint au port, piteux, sans voiles et, dans l’anse qu’il avait éblouie de sa magnificence, il se coucha sur le flanc, brisé.

C’est ainsi qu’en arrivant au pays nous l’avons vu. Les enfants voulurent admirer de près les beaux restes de sa splendeur. Il était énorme et l’on voyait qu’il avait eu de belles couleurs. Son grand mât était impressionnant, et aussi sa cabine à deux hublots. Un jour nous avons vu qu’on le radoubait. Et aujourd’hui, dimanche sombre, ennuyeux, lourd, avec la pluie qui menace et ne tombe pas, nous regardons la mer sans trop d’enthousiasme, quand soudain les enfants s’écrient : « Une goélette au quai ! »

Nous irons donc au quai, puisque nous n’avons rien de mieux à faire. Ô surprise, la goélette, c’est notre Goblin rafistolé. On l’amarre comme nous arrivons, et nous n’apprenons pas par quel pouvoir il s’est rendu là, car il n’a ni moteur, ni voiles. Mais il en aura, s’il faut en croire le nouveau propriétaire. Une douzaine de gamins et d’hommes surveillent l’accostage. Sur le bateau, deux mousses improvisés ricanent, et le patron, au milieu des « capitaine » qui pleuvent en risée, raconte sa transaction, ses projets, ses espoirs.

— La coque est bonne. C’est tout du beau pin rouge. Y avait un trou dedans, mais je l’ai bouché. J’ne connaissais pas ça, j’avais vu faire le père Sirois autrefois, j’ai essayé de faire pareil. Et vous voyez, y prend pus l’eau.

— Eh non, y prend pus l’eau ! dit narquoisement l’un des mousses, qui sort de la cale deux seaux pleins au bout des bras.

Un éclat de rire gouailleur secoue l’assistance. Les quolibets pleuvent. On écrase de moqueries le capitaine. Pareil pour l’Île-Verte ? Pour Tadoussac ? Il ne se fâche pas. Il s’est assis, fume sa pipe. La vague de la mer très haute berce ses ambitions. On dirait un héros de Conrad.

— Vous pouvez rire, mais vous verrez. Y a encore d’l’argent à faire avec… La coque est ébarrouie, mais ça va renfler à l’eau. Et c’est grand là-dedans, vous savez. J’peux me coucher, mettre un poêle, une table…

— T’as une salle de bain, j’suppose ?

— Et combien de « Miquelon »[1] pourrais-tu transporter ?

— Pas mal de caisses, allez…

Les mousses vident, vident la cale qui à mesure se remplit. Chaque seau fait fuser les rires. Puis on déplace les amarres d’un poteau à un autre. Les gens du quai s’en mêlent. On tire en ricanant.

— Halez, mais halez donc…

On le hale jusqu’au nord du quai, et le capitaine entreprend, après avoir congédié ses mousses, d’enrouler les câbles à son goût. Il les enroule si serrés qu’une voix charitable l’avertit :

— Donne-z-y-en un peu, tu vois pas qu’à marée basse y va se pendre !

— Y sera pas icitte. C’est en attendant.

— Oui, t’as peur qu’on te le vole ?

On s’esclaffe. Le dimanche n’est plus ni lourd, ni ennuyeux. La vague, ironique elle aussi, balance avec entrain le Goblin déchu, comme si, au lieu d’être au port, et pour toujours, il attendait en passant avant de reprendre le large…

Sournoisement, la mer se retire. Le soir, le pauvre bateau, basculant dans le varech de la grève nue, lamentablement, appuie son grand mât sur le bord du quai.

Cacouna, août 1930.
  1. Alcool de contrebande.