La Maison aux phlox/3/01

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 105-108).


Aux champignons

Pour un rien, en idée, Lucette retourne là-bas…

Pour ce parfum d’un petit coussin bourré d’aiguilles de pin ; pour une phrase dans le volume ouvert sur ses genoux : « Contre ce sapin aux branches étalées bas sur une traînée de champignons… »

Elle laisse tomber le livre ; ses mains distraites pétrissent le petit coussin, l’odeur résineuse pénètre ses narines, et Lucette pourrait se croire endormie et rêvant : le film se déroule, en couleurs que jamais ne copiera un film réalisé par des humains : en couleurs changeantes et magiques, si vives d’ailleurs que sur l’écran vous les croiriez exagérées…

Et la douceur des pas, sur ce sentier de la montagne ! Il monte, mais le cœur s’y fait et bat à l’aise. La chaleur est bonne à l’abri des arbres. Lucette laisse glisser son manteau. Elle se penche. « Contre les branches étalées bas » de ses chers sapins, voici la trainée de champignons, de jolies chanterelles jaunes, poussées en rond, gaiement, abondamment. Elle se penche et cinq minutes après son panier est plein. Elle n’est encore qu’au pied de la montagne, à ce petit carrefour d’où partent trois chemins ; deux qui montent différemment au sommet du mont Sainte-Anne ; l’autre, qui, sous la fraîcheur plus profonde du bois, va jusqu’à la grotte.

Elle hésite. En se détournant, elle voit toujours la mer, la mer d’un bleu incroyable !

Les pêcheurs viennent de rentrer, les goélands affamés s’abattent sur ses vagues, volent, tournent, plongent, virevoltent, ou, en nuée, planent, leurs grandes ailes blanches lustrées de soleil. Dans ses rêves les plus magnifiques, jamais Lucette n’avait rien vu de plus merveilleux.

Elle reprend le sentier. Au parfum de la résine et des champignons, une brise de mer vient mêler l’odeur saline de l’eau. Elle aspire, gourmande. Levant les yeux, elle voit le ciel entre les têtes pressées des conifères : des épinettes de deux teintes de vert ; le bout des branches est bleuté ; elle en brise un petit rameau, et triturant la blessure du bois, elle parfume ses doigts.

Miracle. Ce parfum, comme un philtre, la rend soudain indiciblement heureuse. Elle ne voit plus nulle part de souci qui vaille qu’elle s’y arrête. Toute cette nature est si belle, si bonne ; elle l’enveloppe, la tient, la préserve, la console comme l’amour ou l’amitié, l’enivre assez pour qu’elle oublie le monde, ses mesquineries, ses misères ; elle remercie le bon Dieu, elle le félicite. À certains moments, déjà, elle a eu grande envie de lui en vouloir un peu, de discuter la sagesse de son administration. L’heure radieuse maintenant lui explique tout. Elle se répète : « Quand tu seras malheureuse ou ennuyée, revois cela, et souviens-toi de ce que tu as ressenti ».

Son petit sentier est devenu abrupt. Il n’y a plus de champignons ; dans les fourrés luisent de grosses framboises ; tout est silence, à part le bruissement de la brise dans les feuilles, et le murmure des vagues au loin. Le sentier oblique et soudain c’est le sommet : la mer bleue de nouveau et le vent retrouvé ; le grand rocher qui semble petit ; l’île Bonaventure qui ne semble plus qu’un ovale de verdure allongé sur l’eau. Lucette regarde vers la baie des Chaleurs. Elle reconnaît les anses, par des points de repère ; la forme d’une montagne ou d’un banc de sable, ou d’un quai. Elle resterait bien longtemps, étendue dans l’herbe à regarder ; mais le village est aussi à ses pieds ; ses chemins roux, le damier propre de ses champs, les habitations. La cloche des pêcheurs sonne midi. L’église aussi sonnera tout à l’heure. De la maison de Lucette monte une fumée mince. Le poêle s’allume pour le prochain repas. Il l’appelle avec ses champignons…

Elle redescend. Mais on dirait de nouveaux sentiers, de nouveaux paysages. Dans des éclaircies, elle aperçoit maintenant le golfe, la masse du Mont Blanc à sa gauche, et en face, le Pic de l’Aurore qui se dresse blond sur la mer bleue. Puis le village reparaît, gracieux comme un village de chanson. Lucette voudrait être poète.

En bouffée lui arrive plus forte, l’odeur iodée de l’eau, et les sapins embaument sa route. De nouveau, Lucette se dit :

— Que c’est bon, mon Dieu, que c’est bon… Jusqu’au plus profond de mon âme, le paysage sème sa béatitude. Et c’est de cela, il me semble, qu’il faut remercier : d’avoir des yeux, de bien voir et d’aimer et de sentir.