La Maison aux phlox/2/7

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 98-101).


Le capitaine de bois

Le toit s’arrondissait, comme la maison, pour tourner le coin, et il était là, sur le comble, le petit capitaine de bois. Sa culotte était blanche, son gilet rouge, et son chapeau noir ressemblait à celui de Napoléon. Mais, au temps dont je parle, je ne connaissais pas Napoléon.

Dès que je pus me tenir sur mes jambes et me promener le long de la toute petite rue, ce soldat de bois enchanta mes regards. Chaque bout de cette très courte rue qui traversait le col étroit de la presqu’île de L’Assomption, touchait à la rivière. À une extrémité, il y avait le Coin rond, à l’autre, l’hôtel de Jimmy Wright, comme disaient nos pères et mères. C’était sur le toit de cet hôtel qu’était juché notre capitaine, en plein ciel. Les oiseaux familiers nichaient dans son chapeau et virevoltaient en criant autour de lui.

Il y a déjà bien longtemps que le Coin rond a été démoli. Pour quelle prosaïque raison ? Je me le demande. L’hôtel Wright vient d’être dévoré par les flammes. Il a fallu ce triste événement pour me le remettre en mémoire, et pour que j’apprenne l’origine du pauvre capitaine de bois maintenant anéanti.

Un régiment partit de cet hôtel pour la guerre de 1812. Au retour, c’est aussi de là que les soldats se dispersèrent ; comme ils aimaient leur chef, le capitaine Prévost, ils voulurent lui témoigner, à leur façon, leur reconnaissance. Ils rapportèrent de la forêt un beau tronc de pin, y sculptèrent son effigie. La statue peinte, ils l’élevèrent au coin du toit où elle se trouvait encore avant l’incendie, il y a quelques jours (mars 1932).

C’est là que, de ma première à ma dixième année, tous les jours j’ai vu le capitaine de bois. Pour nous, c’était le plus curieux et le plus intéressant des personnages. D’abord, nous lui supposions une espèce de vie. Puis vite, nous avions appris que c’était une poupée, mais nous aurions donné beaucoup pour qu’on la descendît et nous la prêtât.

Au bord du trottoir, devant l’hôtel, des hommes flânaient toujours, jouant aux dames, assis dans des chaises brunes à dossiers arrondis et à barreaux. Ils riaient de nos petits nez en l’air, se moquaient, nous disaient :

— Il faudra venir quand il descendra.

Ils nous assuraient qu’il descendait une fois par année, pour des raisons plus ou moins distinguées. Nous nous sauvions en rougissant.

Devant l’hôtel, dans le terrain qui rejoignait le chemin du bord de l’eau, des murailles se dressaient déchiquetées. L’on y voyait encore le cadre de nombreuses et très grandes fenêtres. Nous errions là parmi les débris de mortier, intrigués par le mystère de ces ruines autant que par le petit capitaine de bois.

Je n’ai jamais su non plus ce qu’elles avaient été. L’histoire détaillée de mon village natal, est-elle écrite quelque part ? Et je suis partie si jeune que je ne connais même pas l’histoire orale.

Déjà, pourtant, les vieilles maisons que contenait L’Assomption me fascinaient. Je repense à celle des Viger. Elle rasait le trottoir, elle avait de nombreux contrevents lourds que retenaient de grands S en fer rouillé. Son jardin enclos de hautes murailles se prolongeait jusqu’à la rue en arrière, où, continuant les murs, s’élevait un petit pavillon sans fenêtre visible, en grosse pierre des champs, surmonté d’un étage et d’une terrasse. Rien ne me parut jamais plus romanesque. Deux enfants vêtus de velours se penchaient parfois à la balustrade. Comme jamais je ne les vis sortir, je les croyais séquestrés.

Toute la rue qui menait à la seigneurie et au palais de justice était d’ailleurs parsemée de maisons qui semblaient recéler de très vieux secrets.

Les laisserais-je toutes périr, sans rien leur demander ? Comme le pauvre capitaine de bois ?

Le pauvre capitaine de bois que je revois mieux, un soir où, dans la petite rue si étroite couverte de gros nuages gris, un vent fou s’engouffrait et faisait monter cinq ou six cerfs-volants. Je n’avais qu’un morceau de journal attaché à un bout de ficelle, mais j’étais si heureuse de vivre que pour une fois, je le plaignais d’être sur le toit à jamais immobile.

Nous étions là une dizaine d’enfants…

Que sont devenus garçons et fillettes ? Tous aujourd’hui atteignent l’âge mûr ; quelques-uns sont morts, hélas, longtemps, longtemps avant le petit capitaine de bois…