La Maison aux phlox/2/6

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 93-97).


Suite de notre répertoire

Une lampe éclairait la pièce où nous chantions, une lampe à pétrole, suspendue. Nous avions, mes cousines et moi, des robes blanches en broderie anglaise. Mes cousines avaient brodé les leurs, maman avait brodé la mienne. Mes cousines avaient également brodé des ombrelles de la même broderie, copiant des patrons de la « Femme chez elle »…

Les carêmes étaient longs et sérieux dans ce temps-là. Mais je ne jeûnais pas encore, et au lieu de broder, je lisais. Ma majorité me semblait d’ailleurs très loin, et les personnes de vingt et un ans, bien mûres et bien à plaindre.

Mais les ombrelles étaient fermées et le soleil couché, quand nous nous mettions à chanter. Nous étions à la campagne. Lorsque le vent de la rivière fraîchissant avec la nuit, nous poussait vers la maison, le piano, — qui vivait alors ses belles années, ses jours de gloire et d’utilité, — le piano s’ouvrait, les notes s’envolaient et nous chantions.

Nous chantions :

J’ai tant de choses à vous dire,
Qu’on en ferait un livre entier,
S’il me fallait vous les écrire,
J’y sécherais tout l’encrier…
J’ai le cœur plein de villanelles,
Car ce matin j’ai rencontré,
Les deux premières hirondelles,
Réparant leur nid délabré…
L’air est pur, il fait bon de vivre.
Avril, ainsi qu’un renouveau,
Trouble mes regards et m’enivre,
J’ai des rêves plein le cerveau,
Je me sens heureux d’être au monde,
Et de voir l’azur dans tes yeux…

Nous chantions :

Trois anges sont venus ce soir,
M’apporter de bien belles choses,
L’un d’eux avait un encensoir,
L’autre avait un chapeau de roses…

Nous chantions :

Vous aurez beau dire et beau faire,
Seule elle peut mon mal guérir…

Nous chantions avec une telle langueur et une telle flamme à la fois ! Nous n’étions pas plus heureuses que nous le sommes aujourd’hui. Loin de là, peut-être. Cette avidité, cette fièvre, cette hâte de la jeunesse à avancer nous dévoraient. Nous aurions voulu piétiner ce présent trop calme, trop vide, nous voulions voir ensuite. Et puis, même au temps où le piano et les leçons de chant étaient à la mode, la vie comme celle d’aujourd’hui offrait un tissu bien mêlé de joies et de peines ; les épreuves existaient, les catastrophes aussi. Mais dans nos jeunes cœurs fervents et téméraires, un jour viendrait pour nous où tout serait comme aboli, où une seule lumière nous éclairerait et transformerait en douce ivresse, les pires heures !

Et nous chantions en attendant. Nous chantions :

Je voudrais pleurer par les soirs d’automne,
Pour mêler ma voix aux sanglots du vent…
Puisque la douleur n’épargne personne,
Et qu’il faut gémir et pleurer souvent…

La chanson s’achevait sur veuvage, automne, voix monotone… Dans notre imagination passaient des rafales furieuses qui emportaient toutes les feuilles de l’été, courbaient les arbres sous une pluie cinglante. Nous jouïons à trouver cela triste. Nous n’étions pas sincères. Rien ne nous enchantait plus que l’automne, les feuilles mortes et la pluie et le vent. Sous de petites capes à capuchons qui furent à la mode à partir de l’année 1910, nous courions même dans la boue, dans les rigoles et redevenions ce que nous étions encore, des enfants, quand un bel orage rompait la monotonie de l’été. Mais le soir, les envolées poétiques et vocales nous vieillissaient. Et nous chantions :

Ô Magali, ma bien-aimée,
ou — Étoile, ma sœur aimée,
Laissons monter dans l’air pur,
Notre flamme rallumée…

Ou allègrement, comme un conte :

Dans mon jeune temps, me disait grand-mère, tout était bien mieux qu’au temps d’aujourd’hui…

Mais marraine, du coin où elle tricotait, nous jetait un œil moqueur, et quoique grand’mère, ne s’endormait pas à la fin, comme le disait la chanson. Alors, nous entonnions avec vigueur :

Au pays bleu, au pays d’or, dont j’ai perdu le nom lointain, au pays bleu de mon matin…

Bleu. Or. Soleil. Mer. Lointain. Tout y était, et l’exotisme savoureux, irrésistible, nous obligeait à rêver tout haut, les yeux ouverts, brillants, illuminés.

Grand’mère murmurait et disait :

— Elles croient, les petites malheureuses qu’elles pourront faire tout cela, voir tout…

Mais elle était indulgente, jeune pour une aïeule. Elle ne nous rabrouait pas.

Et nous arrivions ensuite à cette bluette :

Trois petits garçons, trois petites filles,
Parmi les buissons et sous les charmilles…

S’en allaient gaîment,
Tout en devisant,
Des choses futures… etc.

Ces choses futures, ce qu’elles seraient ! Grande dame, princesse, grand capitaine…

Mais cela finissait :

Que sont devenues garçons et fillettes ?
La première est veuve, l’autre est sans mari, la troisième est morte,
Et nos trois garçons sont dans le quartier,
Trois petits rentiers…

Marraine marmottait :

— C’est si bien ce qui arrive…

Nous étions convaincues qu’elle ne le savait pas, que nous, nous ferions autre chose. Voulant être grand capitaine, nous serions grand capitaine.

Et dans la coulisse, quelqu’un nous dira, j’ai bien peur :

— Et tu l’es grand capitaine…

Mais ce n’est pas ainsi que nous auraient parlé les héros qui dans le passé, devaient vivre pour nous adorer. Non. Cette lampe à pétrole, suspendue, qui jetait un grand rond d’or au centre du salon, et des coins sombres autour où cacher nos visages enchantés, cette lampe éclairait des rêves plus grands que tous les rêves, des rêves parfaits à côté desquels sont pauvres, nos pauvres petits bonheurs fugaces…