La Maison à vapeur/Deuxième partie/4

La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 245-267).

CHAPITRE IV

une reine du tarryani.


Cette observation du fournisseur termina notre visite au kraal. L’heure était venue de regagner Steam-House.

En somme, le capitaine Hod et Mathias Van Guitt ne se séparaient pas les deux meilleurs amis du monde. Si l’un voulait détruire les fauves du Tarryani, l’autre voulait les prendre, et cependant il y en avait assez pour les contenter tous les deux.

Il fut pourtant convenu que les rapports seraient fréquents entre le kraal et le sanitarium. On s’avertirait réciproquement des beaux coups à faire. Les chikaris de Mathias Van Guitt, très au courant de ce genre expédition, connaissant les détours du Tarryani, étaient à même de rendre service au capitaine Hod, en lui signalant des passes d’animaux. Le fournisseur les mit obligeamment à sa disposition, et plus spécialement Kâlagani. Cet Indou, bien que récemment entré dans le personnel du kraal, se montrait très entendu, et l’on pouvait absolument compter sur lui.

En revanche, le capitaine Hod promit d’aider, dans la limite de ses moyens, à la capture des fauves qui manquaient au stock de Mathias Van Guitt.

Avant de quitter le kraal, sir Edward Munro, qui ne comptait probablement pas y faire de fréquentes visites, remercia encore une fois Kâlagani, dont l’intervention l’avait sauvé. Il lui dit qu’il serait toujours le bienvenu à Steam-House.

L’Indou s’inclina froidement. Quelque sentiment de satisfaction qu’il éprouvât à entendre ainsi parler l’homme qui lui devait la vie, il n’en laissa rien paraître.

Nous étions rentrés pour l’heure du dîner. Mathias Van Guitt, on le pense bien, fit les frais de la conversation.

« Mille diables ! quels beaux gestes il vous a, ce fournisseur ! répétait le capitaine Hod. Quel choix de mots ! Quel tour d’expressions ! Seulement, s’il ne voit dans les fauves que des sujets d’exhibition, il se trompe ! »

Les jours suivants, 27, 28 et 29 juin, la pluie tomba avec une telle violence que nos chasseurs, si enragés qu’ils fussent, ne purent quitter Steam-House. Par ce temps horrible, d’ailleurs, les traces sont impossibles à reconnaître, et les carnassiers, qui n’aiment pas plus l’eau que les chats, ne quittent pas volontiers leur gîte.

Le 30 juillet, meilleur temps, meilleure apparence du ciel. Ce jour-là, le capitaine Hod, Fox, Goûmi et moi, nous fîmes nos préparatifs pour descendre au kraal.

Pendant la matinée quelques montagnards vinrent nous rendre visite. Ils avaient entendu dire qu’une pagode miraculeuse s’était transportée dans la région de l’Himalaya, et un vif sentiment de curiosité venait de les conduire à Steam-House.

Beaux types que ceux de cette race de la frontière thibétaine, indigènes aux vertus guerrières, d’une loyauté à toute épreuve, pratiquant largement l’hospitalité, bien supérieurs, moralement et physiquement, aux Indous des plaines.

Si la prétendue pagode les émerveilla, le Géant d’Acier les impressionna jusqu’à provoquer de leur part des signes d’adoration. Il était au repos, cependant. Qu’auraient-ils donc éprouvé, ces braves gens, s’ils l’avaient vu, vomissant fumée et flamme, gravir d’un pas assuré les rudes rampes de leurs montagnes !

Le colonel Munro fit bon accueil à ces indigènes, dont quelques-uns parcourent le plus habituellement les territoires du Népaul, à la limite indo-chinoise. La conversation porta un instant sur cette partie de la frontière où Nana Sahib avait cherché refuge, après la défaite des Cipayes, lorsqu’il fut traqué sur tout le territoire de l’Inde.

Ces montagnards ne savaient, en somme, que ce que nous savions nous-mêmes. Le bruit de la mort du nabab était venu jusqu’à eux, et ils ne paraissaient pas la mettre en doute. Quant à ceux de ses compagnons qui lui avaient survécu, il n’en était plus question. Peut-être avaient-ils été chercher un asile plus sûr jusque dans les profondeurs du Thibet ; mais les retrouver dans cette contrée eût été difficile.

En vérité, si le colonel Munro avait eu cette pensée, en s’élevant vers le nord de la péninsule, de tirer au clair tout ce qui touchait de près ou de loin à Nana Sahib, cette réponse était bien faite pour l’en détourner. Cependant, en écoutant ces montagnards, il resta songeur et ne prit plus part à la conversation.

Le capitaine Hod, lui, leur posa quelques questions, mais à un tout autre point de vue. Ils lui apprirent que des fauves, plus particulièrement des tigres, faisaient d’effrayants ravages dans la zone inférieure de l’Himalaya. Des fermes et même des villages entiers avaient dû être abandonnés par leurs habitants. Plusieurs troupeaux de chèvres et de moutons étaient déjà détruits, et l’on comptait aussi de nombreuses victimes parmi les indigènes. Malgré la prime considérable offerte au nom du gouvernement, — trois cents roupies par tête de tigre, — le nombre de ces félins ne semblait pas diminuer, et l’on se demandait si l’homme n’en serait pas bientôt réduit à leur céder la place.

Les montagnards ajoutèrent aussi ce renseignement : c’est que les tigres ne se confinaient pas seulement dans le Tarryani. Partout où la plaine leur offrait de hautes herbes, des jungles, des buissons dans lesquels ils pouvaient se mettre à l’affût, on les rencontrait en grand nombre.

« Malfaisantes bêtes ! » dirent-ils.

Ces braves gens, et pour cause, on le voit, ne professaient pas à l’endroit des tigres les mêmes idées que le fournisseur Mathias Van Guitt et notre ami le capitaine Hod.

Les montagnards se retirèrent, enchantés de l’accueil qu’ils avaient reçu, et promirent de renouveler leur visite à Steam-House.

Après leur départ, nos préparatifs étant achevés, le capitaine Hod, nos deux compagnons et moi, bien armés, prêts à toute rencontre, nous descendîmes vers le Tarryani.

En arrivant à la clairière, où se dressait le piège dont nous avions si heureusement extrait Mathias Van Guitt, celui-ci se présenta à nos yeux, non sans quelque cérémonie.

Cinq ou six de ses gens, et, dans le nombre, Kâlagani, étaient occupés à faire passer du piège dans une cage roulante un tigre qui s’était laissé prendre pendant la nuit.

Magnifique animal, en vérité, et s’il fit envie au capitaine Hod, cela va sans dire !

« Un de moins dans le Tarryani ! murmura-t-il entre deux soupirs, qui trouvèrent un écho dans la poitrine de Fox.

Mathias Van Guitt nous saluant. (Page 249.)

— Un de plus dans la ménagerie, répondit le fournisseur. Encore deux tigres, un lion, deux léopards, et je serai en mesure de faire honneur à mes engagements avant la fin de la campagne. Venez-vous avec moi au kraal, messieurs ?

— Nous vous remercions, dit le capitaine Hod ; mais, aujourd’hui, nous chassons pour notre compte.

— Kâlagani est à votre disposition, capitaine Hod, répondit le fournisseur. Il connaît bien la forêt et peut vous être utile.

— Nous l’acceptons volontiers pour guide.

« Nous la laisserons s’approcher. » (Page 252.)

— Maintenant, messieurs, ajouta Mathias Van Guitt, bonne chance ! Mais promettez-moi de ne pas tout massacrer !

— Nous vous en laisserons ! » répondit le capitaine Hod.

Et Mathias Van Guitt, nous saluant d’un geste superbe, disparut sous les arbres à la suite de la cage roulante.

« En route, dit le capitaine Hod, en route, mes amis. À mon quarante-deuxième !

— À mon trente-huitième ! répondit Fox.

— À mon premier ! » ajoutai-je.

Mais le ton avec lequel je prononçai ces mots fit sourire le capitaine. Évidemment, je n’avais pas le feu sacré. Hod s’était retourné vers Kâlagani.

« Tu connais bien le Tarryani ? lui demanda-t-il.

– Je l’ai vingt fois parcouru, nuit et jour, dans toutes les directions, répondit l’Indou.

– As-tu entendu dire qu’un tigre ait été plus particulièrement signalé aux environs du kraal ?

– Oui, mais ce tigre est une tigresse. Elle a été vue à deux milles d’ici, dans le haut de la forêt, et, depuis quelques jours, on cherche à s’en emparer. Voulez-vous que…

– Si nous voulons ! » répondit le capitaine Hod, sans laisser à l’Indou le temps d’achever sa phrase.

En effet, nous n’avions rien de mieux à faire qu’à suivre Kâlagani, et c’est ce qui fut fait.

Il n’est pas douteux que les fauves ne soient très nombreux dans le Tarryani, et là, comme ailleurs, il ne leur faut pas moins de deux bœufs par semaine pour leur consommation particulière ! Calculez ce que cet « entretien » coûte à la péninsule entière !

Mais si les tigres y sont en grand nombre, qu’on ne s’imagine pas qu’ils courent les territoires sans nécessité. Tant que la faim ne les pousse pas, ils restent cachés dans leurs repaires, et ce serait une erreur de penser qu’on les rencontre à chaque pas. Combien de voyageurs ont parcouru les forêts ou les jungles, sans en avoir jamais vu ! Aussi, lorsqu’une chasse s’organise, doit-on commencer par reconnaître les passes habituelles de ces animaux, et, surtout, découvrir le ruisseau ou la source à laquelle ils vont ordinairement se désaltérer.

Cela ne suffit même pas, et il faut encore les attirer. On le fait assez facilement, en plaçant un quartier de bœuf, attaché à un poteau, dans quelque endroit entouré d’arbres ou de rochers, qui peuvent servir d’abri aux chasseurs. C’est ainsi, du moins, que l’on procède en forêt.

En plaine, c’est autre chose, et l’éléphant devient le plus utile auxiliaire de l’homme dans ces dangereuses chasses à courre. Mais ces animaux doivent être parfaitement dressés à cette manœuvre. Malgré tout, ils sont parfois pris de paniques, ce qui rend très périlleuse la position des chasseurs juchés sur leur dos. Il convient de dire aussi que le tigre n’hésite pas à se jeter sur l’éléphant. La lutte entre l’homme et lui se fait alors sur le dos du gigantesque pachyderme, qui s’emporte, et il est rare qu’elle ne se termine pas à l’avantage du fauve.

C’est ainsi, cependant, que s’accomplissent les grandes chasses des rajahs et des riches sportsmen de l’Inde, dignes de figurer dans les annales cynégétiques.

Mais telle n’était point la manière de procéder du capitaine Hod. C’était à pied qu’il s’en allait à la recherche des tigres, c’était à pied qu’il avait coutume de les combattre.

Cependant, nous suivions Kâlagani, qui marchait d’un bon pas. Réservé comme un Indou, il causait peu et se bornait à répondre brièvement aux questions qui lui étaient posées.

Une heure après, nous faisions halte près d’un ruisseau torrentueux, dont les berges portaient des empreintes d’animaux, fraîches encore. Au milieu d’une petite clairière se dressait un poteau, auquel pendait tout un quartier de bœuf.

L’appât n’avait pas été entièrement respecté. Il venait d’être récemment déchiqueté par la dent des chacals, ces filous de la faune indienne, toujours en quête de quelque proie, cette proie ne leur fût-elle pas destinée. Une douzaine de ces carnassiers s’enfuirent à notre approche et nous laissèrent la place libre.

« Capitaine, dit Kâlagani. c’est ici que nous allons attendre la tigresse. Vous voyez que l’endroit est favorable pour un affût. »

En effet, il était facile de se poster dans les arbres ou derrière les roches, de manière à pouvoir croiser ses feux sur le poteau isolé au milieu de la clairière.

C’est ce qui fut fait immédiatement. Goûmi et moi, nous avions pris place sur la même branche. Le capitaine Hod et Fox, tous deux perchés à la première bifurcation de deux grands chênes verts, se faisaient vis-à-vis.

Kâlagani, lui, s’était à demi caché derrière une haute roche, qu’il pouvait gravir si le danger devenait imminent.

L’animal serait ainsi pris dans un cercle de feux, dont il ne pourrait sortir. Toutes les chances étaient donc contre lui, bien qu’il fallût, pourtant, compter avec l’imprévu.

Nous n’avions plus qu’à attendre.

Les chacals, dispersés çà et là, faisaient toujours entendre leurs rauques aboiements dans les taillis voisins, mais ils n’osaient plus venir s’attaquer au quartier de bœuf.

Une heure ne s’était pas écoulée, que ces aboiements cessèrent subitement. Presque aussitôt, deux ou trois chacals bondirent hors du fourré, traversèrent la clairière et disparurent au plus épais du bois.

Un signe de Kâlagani, qui se préparait à gravir la roche, nous prévint de nous tenir sur nos gardes.

En effet, cette fuite précipitée des chacals n’avait pu être provoquée que par l’approche de quelque fauve, — la tigresse sans doute, — et il fallait se préparer à la voir paraître d’un instant à l’autre sur quelque point de la clairière.

Nos armes étaient prêtes. Les carabines du capitaine Hod et de son brosseur, déjà braquées vers l’endroit du taillis d’où s’étaient échappés les chacals, n’attendaient qu’une pression de doigt pour éclater.

Bientôt, je crus voir se produire une légère agitation des branches supérieures du fourré. Un craquement de bois sec se fit entendre au même instant. Un animal, quel qu’il fût, s’avançait, mais prudemment, sans se hâter. De ces chasseurs qui le guettaient à l’abri d’un épais feuillage, il ne pouvait évidemment rien voir. Toutefois, son instinct devait lui laisser pressentir que l’endroit n’était pas sûr pour lui. Très certainement, s’il n’eût été poussé par la faim, si le quartier de bœuf ne l’eût attiré par ses émanations, il ne se serait pas hasardé plus loin.

Il se montra, cependant, à travers les branches d’un buisson, et s’arrêta, par un sentiment de défiance.

C’était bien une tigresse, de grande taille, puissante de tête, souple de corps. Elle commença à s’avancer en se rasant, avec le mouvement ondulatoire d’un reptile.

D’un commun accord, nous la laissâmes s’approcher vers le poteau. Elle flairait la terre, elle se redressait, elle faisait le gros dos, comme un énorme chat qui ne cherche pas à bondir.

Soudain, deux coups de carabine éclatèrent.

« Quarante-deux ! cria le capitaine Hod.

– Trente-huit ! » cria Fox.

Le capitaine et son brosseur avaient tiré en même temps, et si juste, que la tigresse, frappée d’une balle au cœur, si ce n’est de deux, roulait sur le sol.

Kâlagani s’était précipité vers l’animal. Nous avions aussitôt sauté à terre.

La tigresse ne remuait plus.

Mais à qui revenait l’honneur de l’avoir mortellement frappée ? Au capitaine ou à Fox ? Cela importait, comme on pense ! La bête fut ouverte. Le cœur avait été traversé de deux balles.

« Allons, dit le capitaine Hod, non sans quelque regret, un demi à chacun de nous !

– Un demi, mon capitaine ! » répondit Fox du même ton.

Et je crois que ni l’un ni l’autre n’aurait cédé la part qu’il convenait d’inscrire à son compte.

Tel fut ce coup merveilleux, dont le résultat le plus net était que l’animal avait succombé sans lutte, et, conséquemment, sans danger pour les assaillants, — résultat bien rare dans les chasses de ce genre.

Fox et Goûmi restèrent sur le champ de bataille, afin de dépouiller la bête de sa superbe fourrure, pendant que le capitaine Hod et moi nous revenions à Steam-House.

Mon intention n’est pas de noter par le menu les incidents de nos expéditions dans le Tarryani, à moins qu’ils ne présentent quelque caractère particulier. Je me borne donc à dire, dès à présent, que le capitaine Hod et Fox n’eurent point à se plaindre.

Le 10 juillet, pendant une chasse au houddi, c’est-à-dire à la hutte, une heureuse chance les favorisa encore, sans qu’ils eussent couru de réels dangers. Le houddi, d’ailleurs, est bien disposé pour l’affût des grands fauves. C’est une sorte de petit fortin crénelé, dont les murailles, percées de meurtrières, commandent les bords d’un ruisseau, auquel les animaux ont l’habitude d’aller boire. Accoutumés à voir ces constructions, ils ne peuvent se défier, et s’exposent directement aux coups de feu. Mais, là comme partout, il s’agit de les frapper mortellement d’une première balle, ou la lutte devient dangereuse, et le houddi ne met pas toujours le chasseur à l’abri des bonds formidables de ces bêtes que leur blessure rend furieuses.

Ce fut ce qui arriva précisément dans cette occasion, ainsi qu’on va le voir.

Mathias Van Guitt nous accompagnait. Peut-être espérait-il qu’un tigre, légèrement blessé, pourrait être emmené au kraal, où il se chargerait de le soigner et de le guérir.

Or, ce jour-là, notre troupe de chasseurs eut affaire à trois tigres, que la première décharge n’empêcha pas de s’élancer sur les murs du houddi. Les deux premiers, au grand chagrin du fournisseur, furent tués d’une seconde balle, lorsqu’ils franchissaient l’enceinte crénelée. Quant au troisième, il bondit jusque dans l’intérieur, l’épaule en sang, mais non mortellement touché.

« Celui-là, nous l’aurons ! s’écria Mathias Van Guitt, qui s’aventurait quelque peu en parlant ainsi, nous l’aurons vivant !… »

Il n’avait pas achevé son imprudente phrase, que l’animal se précipitait sur lui, le renversait, et c’en était fait du fournisseur, si une balle du capitaine Hod n’eût frappé à la tête le tigre, qui tomba foudroyé.

Mathias Van Guitt s’était relevé lestement.

« Eh ! capitaine, s’écria-t-il, au lieu de remercier notre compagnon, vous auriez bien pu attendre !…

– Attendre… quoi ?… répondit le capitaine Hod… Que cet animal vous eût ouvert la poitrine d’un coup de griffe ?

– Un coup de griffe n’est pas mortel !…

– Soit ! répliqua tranquillement le capitaine Hod. Une autre fois, j’attendrai ! »

Quoi qu’il en soit, la bête, hors d’état de figurer dans la ménagerie du kraal, n’était plus bonne qu’à faire une descente de lit ; mais cette heureuse expédition porta à quarante-trois pour le capitaine et à trente-huit pour son brosseur le chiffre des tigres tués par eux, sans compter la demi-tigresse qui figurait déjà à leur actif.

Il ne faudrait pas croire que ces grandes chasses nous fissent oublier les petites. Monsieur Parazard ne l’eût pas permis. Antilopes, chamois, grosses outardes, qui étaient très nombreuses autour de Steam-House, perdrix, lièvres, fournissaient à notre table une grande variété de gibier.

Lorsque nous allions courir le Tarryani, il était rare que Banks se joignît à nous. Si ces expéditions commençaient à m’intéresser, lui n’y mordait guère. Les zones supérieures de l’Himalaya lui offraient évidemment plus d’attrait, et il se plaisait à ces excursions, surtout lorsque le colonel Munro consentait à l’accompagner.

Mais, une ou deux fois seulement, les promenades de l’ingénieur se firent dans ces conditions. Il avait pu observer que, depuis son installation au sanitarium, sir Edward Munro était redevenu soucieux. Il parlait moins, il se tenait plus à l’écart, il conférait quelquefois avec le sergent Mac Neil. Méditaient-ils donc tous deux quelque nouveau projet qu’ils voulaient cacher, même à Banks ?

Le 13 juillet, Mathias Van Guitt vint nous rendre visite. Moins favorisé que le capitaine Hod, il n’avait pu ajouter un nouvel hôte à sa ménagerie. Ni tigres, ni lions, ni léopards, ne paraissaient disposés à se laisser prendre. L’idée d’aller s’exhiber dans les contrées de l’extrême Occident ne les séduisait pas, sans doute. De là, un très réel dépit que le fournisseur ne cherchait pas à dissimuler.

Kâlagani et deux chikaris de son personnel accompagnaient Mathias Van Guitt pendant cette visite.

L’installation du sanitarium, dans cette situation charmante, lui plut infiniment. Le colonel Munro le pria de rester à dîner. Il accepta avec empressement, et promit de faire honneur à notre table.

En attendant le dîner, Mathias Van Guitt voulut visiter Steam-House, dont le confort contrastait avec sa modeste installation du kraal. Les deux maisons roulantes provoquèrent de sa part quelque compliment ; mais je dois avouer que le Géant d’Acier n’excita point son admiration. Un naturaliste tel que lui ne pouvait que rester insensible devant ce chef-d’œuvre de mécanique. Comment eût-il approuvé, si remarquable qu’elle fût, la création de cette bête artificielle !

« Ne pensez pas de mal de notre éléphant, monsieur Mathias Van Guitt ! lui dit Banks. C’est un puissant animal, et, s’il le fallait, il ne serait pas embarrassé de traîner, avec nos deux chars, toutes les cages de votre ménagerie roulante !

– J’ai mes buffles, répondit le fournisseur, et je préfère leur pas tranquille et sûr.

– Le Géant d’Acier ne craint ni la griffe ni la dent des tigres ! s’écria le capitaine Hod.

– Sans doute, messieurs, répondit Mathias Van Guitt, mais pourquoi les fauves l’attaqueraient-ils ? Ils font peu de cas d’une chair de tôle ! »

En revanche, si le naturaliste ne dissimula pas son indifférence pour notre éléphant, ses Indous, et Kâlagani plus particulièrement, ne cessaient de le dévorer des yeux. On sentait que, dans leur admiration pour le gigantesque animal, il entrait une certaine dose de superstitieux respect.

Kâlagani parut même très surpris lorsque l’ingénieur répéta que le Géant d’Acier était plus puissant que tout l’attelage du kraal. Ce fut une occasion pour le capitaine Hod de raconter, non sans quelque fierté, notre aventure avec les trois « proboscidiens » du prince Gourou Singh. Un
C’en était fait du fournisseur. (Page 251.)

certain sourire d’incrédulité erra sur les lèvres du fournisseur, mais il n’insista pas.

Le dîner se passa dans des conditions excellentes. Mathias Van Guitt lui fit largement honneur. Il faut dire que l’office était agréablement garni des produits de nos dernières chasses, et que monsieur Parazard avait tenu à se surpasser.

La cave de Steam-House fournit aussi quelques boissons variées, que parut apprécier notre hôte, surtout deux ou trois verres de vin de France, dont l’absorption fut suivie d’un claquement de langue incomparable.

Nous avancions peu à peu. (Page 261.)

Si bien qu’après dîner, au moment de nous séparer, on put juger, à « l’incertitude de sa déambulation », que, si le vin lui montait à la tête, il lui descendait aussi dans les jambes.

La nuit venue, on se sépara les meilleurs amis du monde, et, grâce à ses compagnons de route, Mathias Van Guitt put regagner le kraal sans encombre.

Cependant, le 16 juillet, un incident faillit amener la brouille entre le fournisseur et le capitaine Hod.

Un tigre fut tué par le capitaine, au moment où il allait entrer dans un des pièges à bascule. Mais si celui-là fit son quarante-troisième, il ne fit pas le huitième du fournisseur.

Toutefois, après un échange d’explications un peu vives, les bons rapports furent repris, grâce à l’intervention du colonel Munro, et le capitaine Hod s’engagea à respecter les fauves, qui « auraient l’intention » de se faire prendre dans les pièges de Mathias Van Guitt.

Pendant les jours suivants, le temps fut détestable. Il fallut, bon gré mal gré, rester à Steam-House. Nous avions hâte que la saison des pluies touchât à sa fin, — ce qui ne pouvait tarder, puisqu’elle durait déjà depuis plus de trois mois. Si le programme de notre voyage s’exécutait dans les conditions que Banks avait établies, il ne nous restait plus que six semaines à passer au sanitarium.

Le 23 juillet, quelques montagnards de la frontière vinrent rendre une seconde fois visite au colonel Munro. Leur village, nommé Souari, n’était situé qu’à cinq milles de notre campement, presque à la limite supérieure du Tarryani.

L’un d’eux nous apprit que, depuis quelques semaines, une tigresse faisait d’effrayants ravages sur cette partie du territoire. Les troupeaux étaient décimés, et l’on parlait déjà d’abandonner Souari, devenu inhabitable. Il n’y avait plus de sécurité, ni pour les animaux domestiques, ni pour les gens. Pièges, trappes, affûts, rien n’avait eu raison de cette féroce bête, qui prenait déjà rang parmi les plus redoutables fauves dont les vieux montagnards eussent jamais entendu parler.

Ce récit, on le pense, était bien fait pour surexciter les instincts du capitaine Hod. Il offrit immédiatement aux montagnards de les accompagner au village de Souari, tout disposé à mettre son expérience de chasseur et la sûreté de son coup d’œil au service de ces braves gens, qui, je l’imagine, comptaient un peu sur cette offre.

« Viendrez-vous, Maucler ? me demanda le capitaine Hod, du ton d’un homme que ne cherche point à influencer une détermination.

— Certainement, répondis-je. Je ne veux pas manquer une expédition aussi intéressante !

— Je vous accompagnerai, cette fois, dit l’ingénieur.

— Voilà une excellente idée, Banks.

— Oui, Hod ! J’ai un vif désir de vous voir à l’œuvre.

— Est-ce que je n’en serai pas, mon capitaine ? demanda Fox.

— Ah ! l’intrigant ! s’écria le capitaine Hod. Il ne serait pas fâché de compléter sa demi-tigresse ! Oui, Fox ! oui ! tu en seras ! »

Comme il s’agissait de quitter Steam-House pour trois ou quatre jours. Banks demanda au colonel s’il lui conviendrait de nous accompagner au village de Souari.

Sir Edward Munro le remercia. Il se proposait de profiter de notre absence pour visiter la zone moyenne de l’Himalaya, au-dessus du Tarryani, avec Goûmi et le sergent Mac Neil.

Banks n’insista pas.

Il fut donc décidé que nous partirions le jour même pour le kraal, afin d’emprunter à Mathias Van Guitt quelques-uns de ses chikaris, qui pouvaient nous être utiles.

Une heure après, vers midi, nous étions arrivés. Le fournisseur fut mis au courant de nos projets. Il ne cacha point sa secrète satisfaction, en apprenant les exploits de cette tigresse, « bien faite, dit-il, pour rehausser dans l’esprit des connaisseurs la réputation des félins de la péninsule. » Puis, il mit à notre disposition trois de ses Indous, sans compter Kâlagani, toujours prêt à marcher au danger.

Il fut seulement bien entendu avec le capitaine Hod, que si, par impossible, cette tigresse se laissait prendre vivante, elle appartiendrait de droit à la ménagerie de Mathias Van Guitt. Quelle attraction, lorsqu’une notice, appendue aux barreaux de sa cage, raconterait en chiffres éloquents les hauts faits de « l’une des reines du Tarryani, qui n’a pas dévoré moins de cent trente-huit personnes des deux sexes ! »

Notre petite troupe quitta le kraal vers deux heures de l’après-midi. Avant quatre heures, après avoir remonté obliquement dans l’est, elle arrivait à Souari sans incidents.

La panique était là à son comble. Dans la matinée même, une malheureuse Indoue, inopinément surprise par la tigresse près d’un ruisseau, avait été emportée dans la forêt.

La maison de l’un des montagnards, riche fermier anglais du territoire, nous reçut hospitalièrement. Notre hôte avait eu plus que tout autre à se plaindre de l’imprenable fauve, et il eût volontiers payé sa peau de plusieurs milliers de roupies.

« Capitaine Hod, dit-il, il y a quelques années, dans les provinces du centre, une tigresse a obligé les habitants de treize villages à prendre la fuite, et deux cent cinquante milles carrés de bon sol ont dû rester en friche ! Eh bien, ici, pour peu que cela continue, ce sera la province entière qu’il faudra abandonner !

– Vous avez employé tous les moyens de destruction possibles contre cette tigresse ? demanda Banks.

– Tous, monsieur l’ingénieur, pièges, fosses, même les appâts préparés à la strychnine ! Rien n’a réussi !

– Mon ami, dit le capitaine Hod, je n’affirme pas que nous arriverons à vous donner satisfaction, mais nous ferons de notre mieux ! »

Dès que notre installation à Souari eut été achevée, une battue fut organisée le jour même. À nous, à nos gens, aux chikaris du kraal, se joignirent une vingtaine de montagnards, qui connaissaient parfaitement le territoire sur lequel il s’agissait d’opérer.

Banks, si peu chasseur qu’il fût, me parut devoir suivre notre expédition avec le plus vif intérêt.

Pendant trois jours, les 24, 25 et 26 juillet, toute cette partie de la montagne fut fouillée, sans que nos recherches eussent amené aucun résultat, si ce n’est que deux autres tigres, auxquels on ne songeait guère, tombèrent encore sous la balle du capitaine.

« Quarante-cinq ! » se contenta de dire Hod, sans y ajouter autrement d’importance.

Enfin, le 27, la tigresse signala son apparition par un nouveau méfait. Un buffle, appartenant à notre hôte, disparut d’un pâturage voisin de Souari, et l’on n’en retrouva plus que les restes à un quart de mille du village. L’assassinat, — meurtre avec préméditation, eût dit un légiste, — s’était accompli un peu avant le lever du jour. L’assassin ne pouvait être loin.

Mais l’auteur principal du crime, était-ce bien cette tigresse, si inutilement recherchée jusqu’alors ?

Les Indous de Souari n’en doutèrent pas.

« C’est mon oncle, ce ne peut être que lui, qui a fait le coup ! » nous dit un des montagnards.

Mon oncle ! C’est ainsi que les Indous désignent généralement le tigre dans la plupart des territoires de la péninsule. Cela tient à ce qu’ils croient que chacun de leurs ancêtres est logé pour l’éternité dans le corps de l’un de ces membres de la famille des félins.

Cette fois, ils auraient pu plus justement dire : C’est ma tante !

La décision fut aussitôt prise de se mettre en quête de l’animal, sans même attendre la nuit, puisque la nuit lui permettrait de se mieux dérober aux recherches. Il devait être repu, d’ailleurs, et n’aurait plus quitté son repaire avant deux ou trois jours.

On se mit en campagne. À partir de l’endroit où le buffle avait été saisi, des empreintes sanglantes marquaient le chemin suivi par la tigresse. Ces empreintes se dirigeaient vers un petit taillis, qui avait été battu déjà plusieurs fois, sans qu’on y pût rien découvrir. On résolut donc de cerner ce taillis, de manière à former un cercle que l’animal ne pourrait pas franchir, du moins sans être vu.

Les montagnards se dispersèrent de manière à se rabattre peu à peu vers le centre, en rétrécissant leur cercle. Le capitaine Hod, Kâlagani et moi, nous étions d’un côté, Banks et Fox de l’autre, mais en constante communication avec les gens du kraal et ceux du village. Évidemment, chaque point de cette circonférence était dangereux, puisque, sur chaque point, la tigresse pouvait essayer de la rompre.

Nul doute, d’ailleurs, que l’animal ne fût dans le taillis. En effet, les empreintes, qui y aboutissaient par un côté, ne reparaissaient pas de l’autre. Que là fût sa retraite habituelle, ce n’était pas prouvé, car on l’y avait déjà cherché sans succès ; mais, en ce moment, toutes les présomptions étaient pour que ce taillis lui servît de refuge.

Il était alors huit heures du matin. Toutes les dispositions prises, nous avancions peu à peu, sans bruit, en resserrant de plus en plus le cercle d’investissement. Une demi-heure après, nous étions à la limite des premiers arbres.

Aucun incident ne s’était produit, rien ne dénonçait la présence de l’animal, et, pour mon compte, je me demandais si nous ne manœuvrions pas en pure perte.

À ce moment, il n’était plus possible de se voir qu’à ceux qui occupaient un arc restreint de la circonférence, et il importait, cependant, de marcher avec un parfait ensemble.

Il avait donc été préalablement convenu qu’un coup de fusil serait tiré au moment où le premier de nous pénétrerait dans le bois.

Le signal fut donné par le capitaine Hod, qui était toujours en avant, et la lisière fut franchie. Je regardai l’heure à ma montre. Elle marquait alors huit heures trente-cinq.

Un quart d’heure après, le cercle s’étant resserré, on se touchait les coudes, et l’on s’arrêtait dans la partie la plus épaisse du taillis, sans avoir rien rencontré.

Le silence n’avait été troublé jusque-là que par le bruit des branches sèches qui, quelques précautions que l’on prît, s’écrasaient sous nos pieds.

En ce moment, un hurlement se fit entendre.

« La bête est là ! » s’écria le capitaine Hod, en montrant l’orifice d’une caverne, creusée dans un amoncellement de rocs que couronnait un groupe de grands arbres.

Le capitaine Hod ne se trompait pas. Si ce n’était pas le repaire habituel de la tigresse, c’était là du moins qu’elle s’était réfugiée, se sentant traquée par toute une bande de chasseurs.

Hod, Banks, Fox, Kâlagani, plusieurs des gens du kraal, nous nous étions approchés de l’étroite ouverture, à laquelle venaient aboutir les empreintes sanglantes.

« Il faut pénétrer là dedans, dit le capitaine Hod.

– Manœuvre dangereuse ! fit observer Banks. Il y a risque de blessures graves pour le premier qui entrera.

– J’entrerai, cependant ! dit Hod, en s’assurant que sa carabine était prête à faire feu.

– Après moi, mon capitaine ! répondit Fox, qui se baissa vers l’ouverture de la caverne.

– Non, Fox, non ! s’écria Hod. Ceci me regarde !

– Ah ! mon capitaine ! répondit doucement Fox, avec un accent de reproche, je suis en retard de sept !… »

Ils en étaient à compter leurs tigres dans un pareil moment !

« Ni l’un ni l’autre vous n’entrerez là ! s’écria Banks. Non ! Je ne vous laisserai pas…

– Il y aurait peut-être un moyen, dit alors Kâlagani, en interrompant l’ingénieur.

– Lequel ?

– Ce serait d’enfumer ce repaire, répondit l’Indou. L’animal serait forcé de déguerpir. Nous aurions moins de risques et plus de facilité pour le tuer au dehors.

– Kâlagani a raison, dit Banks. Allons, mes amis, du bois mort, des herbes sèches ! Obstruez-moi convenablement cette ouverture ! Le vent chassera les flammes et la fumée à l’intérieur. Il faudra bien que la bête se laisse griller ou se sauve !

– Elle se sauvera, reprit l’Indou.

– Soit ! répondit le capitaine Hod. Nous serons là pour la saluer au passage ! »

En un instant, des broussailles, des herbes sèches, du bois mort, — et il n’en manquait pas dans ce taillis, — tout un amas de matières combustibles fut empilé devant l’entrée de la caverne.

Rien n’avait bougé à l’intérieur. Rien n’apparaissait dans ce boyau sombre, qui devait être assez profond. Cependant, nos oreilles n’avaient pu nous tromper. Le hurlement était certainement parti de là.

Le feu fut mis aux herbes, et le tout flamba. De ce foyer se dégageait une fumée âcre et épaisse que le vent rabattit, et qui devait rendre l’air irrespirable au dedans.

Un second rugissement, plus furieux que le premier, éclata alors. L’animal se sentait acculé dans son dernier retranchement, et, pour ne pas être suffoqué, il allait être contraint de s’élancer au dehors.

Nous l’attendions, postés en équerre sur les faces latérales du rocher, à demi couverts par les troncs d’arbres, de manière à éviter le choc d’un premier bond.

Le capitaine, lui, avait choisi une autre place, et, il faut bien en convenir, la plus périlleuse. C’était à l’entrée d’une trouée du taillis, la seule qui pût livrer passage à la tigresse, lorsqu’elle essayerait de fuir à travers le bois. Hod avait mis un genou en terre, afin de mieux assurer son coup, et sa carabine était solidement épaulée ; tout son être avait l’immobilité d’un marbre.

Trois minutes s’étaient écoulées à peine depuis le moment où le feu avait été mis au tas de bois, qu’un troisième hurlement, ou plutôt, cette fois, un râle de suffocation, retentit à l’orifice du repaire. Le foyer fut dispersé en un instant, et un énorme corps apparut dans les tourbillons de fumée.

C’était bien la tigresse.

« Feu ! » cria Banks.

Dix coups de fusil éclatèrent, mais nous pûmes constater plus tard qu’aucune balle n’avait touché l’animal. Son apparition avait été trop rapide. Comment l’eût-on pu viser avec quelque justesse au milieu des volutes de vapeur qui l’enveloppaient ?

Le capitaine Hod attendait l’animal. (Page 264.)

Mais, après son premier bond, si la tigresse avait touché terre, ce n’avait été que pour reprendre un point d’appui et s’élancer vers le fourré par un autre bond plus allongé encore.

Le capitaine Hod attendait l’animal avec le plus grand sang-froid, et, le saisissant pour ainsi dire au vol, il lui envoya une balle qui ne l’atteignit qu’au défaut de l’épaule.

Dans la durée d’un éclair, la tigresse s’était précipitée sur notre compagnon, elle l’avait renversé, elle allait lui fracasser la tête d’un coup de ses formidables pattes…

Tandis que nous admirions ce fauve… (Page 266.)

Kâlagani bondit, un large couteau à la main.

Le cri qui nous échappa durait encore, que le courageux Indou, tombant sur le fauve, le saisissait à la gorge au moment où sa griffe droite allait s’abattre sur le crâne du capitaine.

L’animal, détourné par cette brusque attaque, renversa l’Indou d’un mouvement de hanche, et s’acharna contre lui.

Mais le capitaine Hod s’était relevé d’un bond, et, ramassant le couteau que Kâlagani avait laissé tomber, d’une main sûre il le plongea tout entier dans le cœur de la bête.

La tigresse roula à terre.

Cinq secondes au plus avaient suffi aux diverses péripéties de cette émouvante scène.

Le capitaine Hod était encore à genoux quand nous arrivâmes près de lui. Kâlagani, l’épaule ensanglantée, venait de se relever.

« Bag mahryaga ! Bag mahryaga ! » criaient les Indous, — ce qui signifiait : la tigresse est morte !

Oui, bien morte ! Quel superbe animal ! Dix pieds de longueur du museau à l’extrémité de la queue, taille à proportion, des pattes énormes, armées de longues griffes acérées, qui semblaient avoir été affûtées sur la meule de l’aiguiseur !

Tandis que nous admirions ce fauve, les Indous, très rancuniers et à bon droit, l’accablaient d’invectives. Quant à Kâlagani, il s’était approché du capitaine Hod.

« Merci, capitaine ! dit-il.

– Comment ! merci ? s’écria Hod. Mais c’est bien moi, mon brave, qui te dois des remerciements ! Sans ton aide, c’en était fait de l’un des capitaines du 1er escadron de carabiniers de l’armée royale !

– Sans vous, je serais mort ! répondit froidement l’Indou.

– Eh ! mille diables ! Ne t’es-tu pas élancé, le couteau à la main, pour poignarder cette tigresse, au moment où elle allait me fracasser le crâne !

– C’est vous qui l’avez tuée, capitaine, et cela fait votre quarante-sixième !

– Hurrah ! hurrah ! crièrent les Indous ! Hurrah pour le capitaine Hod ! »

Et, en vérité, le capitaine avait bien le droit de porter cette tigresse à son compte, mais il paya Kâlagani d’une bonne poignée de main.

« Revenez à Steam-House, dit Banks à Kâlagani. Vous avez l’épaule déchirée d’un coup de griffe, mais nous trouverons dans la pharmacie de voyage de quoi soigner votre blessure. »

Kâlagani s’inclina en signe d’acquiescement, et tous, après avoir pris congé des montagnards de Souari, qui n’épargnèrent pas leurs remerciements, nous nous dirigeâmes vers le sanitarium.

Les chikaris nous quittèrent pour retourner au kraal. Cette fois encore, ils y revenaient les mains vides, et si Mathias Van Guitt avait compté sur cette « reine du Tarryani », il lui faudrait en faire son deuil. Il est vrai que, dans ces conditions, il eût été impossible de la prendre vivante.

Vers midi, nous étions arrivés à Steam-House. Là, incident inattendu. À notre extrême désappointement, le colonel Munro, le sergent Mac Neil et Goûmi étaient partis.

Un billet, adressé à Banks, lui disait de ne pas s’inquiéter de leur absence, que sir Edward Munro, désireux de pousser une reconnaissance jusqu’à la frontière du Népaul, voulait encore éclaircir certains doutes relatifs aux compagnons de Nana Sahib, et qu’il serait de retour avant l’époque à laquelle nous devions quitter l’Himalaya.

À la lecture de ce billet, il me sembla qu’un mouvement de contrariété, presque involontaire, échappait à Kâlagani.

Pourquoi ce mouvement ? Je me trompais, sans doute.