La Maison à vapeur/Deuxième partie/3

La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 230-244).

CHAPITRE III

le kraal.


La mort de ce malheureux nous avait vivement impressionnés, surtout dans les conditions où elle venait de se produire. Mais la morsure du serpent-fouet, l’un des plus venimeux de la péninsule, ne pardonne pas. C’était une victime de plus à ajouter aux milliers que font annuellement dans l’Inde ces redoutables reptiles[1].

On a dit, — plaisamment, je suppose, — qu’il n’y avait pas de serpents, autrefois, à la Martinique, et que ce sont les Anglais qui les y ont importés, lorsqu’ils ont dû rendre l’île à la France. Les Français n’ont pas eu à user de ce genre de représailles, quand ils ont abandonné leurs conquêtes de l’Inde. C’était inutile, et il faut convenir que la nature s’est montrée prodigue à cet égard.

Le corps de l’Indou, sous l’influence du venin, se décomposait rapidement. On dut procéder à son inhumation immédiate. Ses compagnons s’y employèrent, et il fut déposé dans une fosse assez profonde pour que les carnassiers ne pussent le déterrer.

Dès que cette triste cérémonie eut été achevée, Mathias Van Guitt nous invita à l’accompagner au kraal, — invitation qui fut acceptée avec empressement.

Une demi-heure nous suffit pour atteindre l’établissement du fournisseur. Cet établissement justifiait bien ce nom de « kraal », qui est plus spécialement employé par les colons du sud de l’Afrique.

C’était un grand enclos oblong, disposé au plus profond de la forêt, au milieu d’une vaste clairière. Mathias Van Guitt l’avait aménagé avec une parfaite entente des besoins du métier. Un rang de hautes palissades, percé d’une porte assez large pour livrer passage aux chariots, l’entourait sur ses quatre côtés. Au fond, au milieu, une longue case, faite de troncs d’arbres et de planches, servait d’unique habitation à tous les habitants du kraal. Six cages, divisées en plusieurs compartiments, montées sur quatre roues chacune, étaient rangées en équerre à l’extrémité gauche de l’enceinte. Aux rugissements qui s’en échappaient alors, on pouvait juger que les hôtes ne leur manquaient pas. À droite, une douzaine de buffles, que nourrissaient les gras pâturages de la montagne, étaient parqués en plein air. C’était l’attelage ordinaire de la ménagerie roulante. Six charretiers, préposés à la conduite des chariots, dix Indous, spécialement exercés à la chasse des fauves, complétaient le personnel de l’établissement.

Les charretiers étaient loués seulement pour la durée de la campagne. Leur service consistait à conduire les chariots sur les lieux de chasse, puis à les ramener à la plus prochaine station du railway. Là, ces chariots prenaient place sur des truks et pouvaient gagner rapidement, par Allahabad, soit Bombay, soit Calcutta.

Les chasseurs, Indous de race, appartenaient à cette catégorie de gens du métier qu’on appelle « chikaris ». Ils ont pour emploi de rechercher les traces des animaux féroces, de les débusquer et d’en opérer la capture.

Tel était le personnel du kraal. Mathias Van Guitt et ses gens y vivaient ainsi depuis quelques mois. Ils s’y trouvaient exposés, non seulement aux attaques des animaux féroces, mais aussi aux fièvres dont le Tarryani est particulièrement infesté. L’humidité des nuits, l’évaporation des ferments pernicieux du sol, la chaleur aqueuse développée sous le couvert des arbres que les vapeurs solaires ne pénètrent qu’imparfaitement, font de la zone inférieure de l’Himalaya une contrée malsaine.

Et cependant, le fournisseur et ses Indous étaient si bien acclimatés à cette région, que la « malaria » ne les atteignait pas plus que les tigres ou autres habitués du Tarryani. Mais il ne nous eût pas été permis, à nous, de séjourner impunément dans le kraal. Cela n’entrait pas, d’ailleurs, dans le plan du capitaine Hod. À part quelques nuits passées à l’affût, nous devions vivre à Steam-House, dans cette zone supérieure, que les buées de la plaine ne peuvent atteindre.

Nous étions donc arrivés au campement de Mathias Van Guitt. La porte s’ouvrit pour nous y donner accès.

Mathias Van Guitt paraissait être très particulièrement flatté de notre visite.

Le venimeux reptile s’élançait sur le colonel. (Page 229.)

« Maintenant, messieurs, nous dit-il, permettez-moi de vous faire les honneurs du kraal. Cet établissement répond à toutes les exigences de mon art. En réalité, ce n’est qu’une hutte en grand, ce que, dans la péninsule, les chasseurs appellent un « houddi ».

Tout en parlant, le fournisseur nous avait ouvert les portes de la case, que ses gens et lui occupaient en commun. Rien de moins luxueux. Une première chambre pour le maître, une seconde pour les chikaris, une troisième pour les charretiers ; dans chacune de ces chambres, et pour tout mobilier, un lit de camp ; une quatrième salle, plus grande, servant à la fois de cuisine et
Au plus profond de la forêt… (Page 230.)

de salle à manger. La demeure de Mathias Van Guitt, on le voit, n’était qu’à l’état rudimentaire et méritait justement la qualification de houddi. Un huttier dans sa hutte, rien de plus.

Après avoir visité l’habitation de « ces bimanes appartenant au premier groupe des mammifères, » nous fûmes conviés à voir de plus près la demeure des quadrupèdes.

C’était la partie intéressante de l’aménagement du kraal. Elle rappelait plutôt la disposition d’une ménagerie foraine que les installations confortables d’un jardin zoologique. Il n’y manquait, en effet, que ces toiles peintes à la détrempe, suspendues au-dessus des tréteaux, et représentant avec des couleurs violentes un dompteur en maillot rose et en frac de velours, au milieu d’une horde bondissante de ces fauves, qui, la gueule sanglante, les griffes ouvertes, se courbent sous le fouet d’un Bidel ou d’un Pezon héroïque ! Il est vrai, le public n’était pas là pour envahir la loge.

À quelques pas étaient groupés les buffles domestiques. Ils occupaient, à droite, une portion latérale du kraal, dans laquelle on leur apportait quotidiennement leur ration d’herbe fraîche. Il eût été impossible de laisser ces animaux errer dans les pâturages voisins. Ainsi que le dit élégamment Mathias Van Guitt, « cette liberté de pacage, permise dans les contrées du Royaume-Uni, est incompatible avec les dangers que présentent les forêts himalayennes. »

La ménagerie proprement dite comprenait six cages, montées sur quatre roues. Chaque cage, grillagée à sa face antérieure, était divisée en trois compartiments. Des portes, ou plutôt des cloisons, mobiles de bas en haut, permettaient de repousser les animaux d’un compartiment dans l’autre pour les besoins du service. Ces cages contenaient alors sept tigres, deux lions, trois panthères et deux léopards.

Mathias Van Guitt nous apprit que son stock ne serait complété que lorsqu’il aurait encore capturé deux léopards, trois tigres et un lion. Alors, il quitterait le campement, gagnerait la station du railway la plus rapprochée, et prendrait la direction de Bombay.

Les fauves, que l’on pouvait facilement observer dans leurs cages, étaient magnifiques, mais particulièrement féroces. Ils avaient été trop récemment pris pour être déjà faits à cet état de séquestration. Cela se reconnaissait à leurs rugissements effroyables, à leurs brusques allées et venues d’une cloison à l’autre, aux violents coups de patte qu’ils allongeaient à travers les barreaux, faussés en maint endroit.

À notre arrivée devant les cages, ces violences redoublèrent encore, sans que Mathias Van Guitt parût s’en émouvoir.

« Pauvres bêtes ! dit le capitaine Hod.

— Pauvres bêtes ! répéta Fox.

— Croyez-vous donc qu’elles soient plus à plaindre que celles que vous tuez ? demanda le fournisseur d’un ton assez sec.

— Moins à plaindre qu’à blâmer… de s’être laissé prendre ! » riposta le capitaine Hod.

S’il est vrai qu’un long jeûne s’impose quelquefois aux carnassiers dans les pays tels que le continent africain, où sont rares les ruminants dont ils font leur unique nourriture, il n’en est pas de même dans toute cette zone du Tarryani. Là abondent les bisons, les buffles, les zébus, les sangliers, les antilopes, auxquels lions, tigres et panthères donnent incessamment la chasse. En outre, les chèvres, les moutons, sans parler des « raïots » qui les gardent, leur offrent une proie assurée et facile. Ils trouvent donc, dans les forêts de l’Himalaya, à satisfaire aisément leur faim. Aussi, leur férocité, qui ne désarme jamais, n’a-t-elle pas d’excuse.

C’était principalement de chair de bison et de zébu que le fournisseur nourrissait les hôtes de sa ménagerie, et aux chikaris revenait le soin de les ravitailler à de certains jours.

On aurait tort de croire que cette chasse soit sans dangers. Bien au contraire. Le tigre lui-même a beaucoup à redouter du buffle sauvage, qui est un animal terrible, lorsqu’il est blessé. Plus d’un chasseur l’a vu déraciner à coups de cornes l’arbre sur lequel il avait cherché refuge. Sans doute, on dit bien que l’œil du ruminant est une véritable lentille grossissante, que la grandeur des objets se triple à ses yeux, que l’homme, sous cet aspect gigantesque, lui impose. On prétend aussi que la position verticale de l’être humain, en marche, est de nature à effrayer les animaux féroces, et que mieux vaut les braver debout qu’accroupi ou couché.

Je ne sais ce qu’il y a de vrai dans ces observations, mais il est certain que l’homme, même quand il se redresse de toute sa taille, ne produit aucun effet sur le buffle sauvage, et si son arme vient à lui manquer, il est à peu près perdu.

Il en est ainsi du bison de l’Inde, à tête courte et carrée, aux cornes sveltes et aplaties vers leur base, au dos gibbeux, — cette contexture le rapproche de son congénère d’Amérique, — aux pattes blanches depuis le sabot jusqu’au genou, et dont la taille, mesurée de la naissance de la queue à l’extrémité du museau, compte parfois quatre mètres. Lui aussi, s’il est peut-être moins farouche, lorsqu’il paît en troupe dans les hautes herbes de la plaine, devient terrible à tout chasseur qui l’attaque imprudemment.

Tels étaient donc les ruminants plus particulièrement destinés à nourrir les carnassiers de la ménagerie Van Guitt. Aussi, afin de s’en emparer plus sûrement et presque sans danger, les chikaris cherchaient-ils de préférence à les prendre dans des trappes, d’où ils ne les retiraient que morts ou peu s’en fallait.

D’ailleurs, le fournisseur, en homme qui savait son métier, ne dispensait que très parcimonieusement la nourriture à ses hôtes. Une fois par jour, à midi, quatre à cinq livres de viande leur étaient distribuées, et rien de plus. Et même, — ce n’était certes pas pour ce motif « dominical » ? — les laissait-on jeûner du samedi au lundi. Triste dimanche de diète, en vérité ! Aussi, lorsque, après quarante-huit heures, arrivait la modeste pitance, c’était une rage impossible à contenir, un concert de hurlements, une redoutable agitation, des bonds formidables, qui imprimaient aux cages roulantes un mouvement de va-et-vient à faire craindre qu’elles ne se démolissent !

Oui, pauvres bêtes ! serait-on tenté de répéter avec le capitaine Hod. Mais Mathias Van Guitt n’agissait pas ainsi sans raison. Cette abstinence dans la séquestration épargnait des affections cutanées à ses fauves et haussait leur prix sur les marchés de l’Europe.

Cependant, on doit aisément l’imaginer, tandis que Mathias Van Guitt nous exhibait sa collection, plutôt en naturaliste qu’en montreur de bêtes, sa bouche ne chômait pas. Au contraire. Il parlait, il contait, il racontait, et comme les carnassiers du Tarryani faisaient le principal sujet de ses redondantes périodes, cela nous intéressait dans une certaine mesure. Aussi, ne devions-nous quitter le kraal que lorsque la zoologie de l’Himalaya nous aurait livré ses derniers secrets.

« Mais, monsieur Van Guitt, dit Banks, pourriez-vous m’apprendre si les bénéfices du métier sont en rapport avec ses risques ?

— Monsieur, répondit le fournisseur, ils étaient autrefois très rémunérateurs. Cependant, depuis quelques années, je suis obligé de le reconnaître, les animaux féroces sont en baisse. Vous pourriez en juger par les prix courants de la dernière cote. Notre principal marché, c’est le jardin zoologique d’Anvers. Volatiles, ophidiens, échantillons des familles simiennes et sauriennes, représentants des carnassiers des deux mondes, c’est là que j’expédie consuétudinairement… »

Le capitaine Hod s’inclina devant ce mot.

« … les produits de nos aventureuses battues dans les forêts de la péninsule. Quoi qu’il en soit, le goût du public semble se modifier, et les prix de vente arriveront à être inférieurs aux prix de revient ! Ainsi, dernièrement, une autruche mâle ne s’est vendue que onze cents francs, et, la femelle, huit cents seulement. Une panthère noire n’a trouvé acquéreur qu’à seize cents francs, une tigresse de Java à deux mille quatre cents, et une famille de lions, — le père, la mère, un oncle, deux lionceaux pleins d’avenir, — à sept mille francs en bloc !

— C’est vraiment pour rien ! répondit Banks.

— Quant aux proboscidiens… reprit Mathias Van Guitt.

— Proboscidiens ? dit le capitaine Hod.

— Nous appelons de ce nom scientifique les pachydermes auxquels la nature a confié une trompe.

— Les éléphants alors !

— Oui, les éléphants, depuis l’époque quaternaire, les mastodontes dans les périodes préhistoriques…

— Je vous remercie, répondit le capitaine Hod.

— Quant aux proboscidiens, reprit Mathias Van Guitt, il faut renoncer à en opérer la capture, si ce n’est pour récolter leurs défenses, car la consommation de l’ivoire n’a pas diminué. Mais, depuis que des auteurs dramatiques, à bout de procédés, ont imaginé de les exhiber dans leurs pièces, les imprésarios les promènent de ville en ville, et le même éléphant, courant la province avec la troupe ambulante, suffit à la curiosité de tout un pays. Aussi les éléphants sont-ils moins recherchés qu’autrefois.

— Mais, demandai-je, ne fournissez-vous donc qu’aux ménageries de l’Europe ces échantillons de la faune indoue ? »

— Vous me pardonnerez, répondit Mathias Van Guitt, si à ce sujet monsieur, je me permets, sans être trop curieux, de vous poser une simple question. »

Je m’inclinai en signe d’acquiescement.

« Vous êtes Français, monsieur, reprit le fournisseur. Cela se reconnaît non seulement à votre accent, mais aussi à votre type, qui est un mélange agréable de gallo-romain et de celte. Or, comme Français, vous devez n’avoir que peu de propension pour les voyages lointains, et, sans doute, vous n’avez pas fait le tour du monde ? »

Ici, le geste de Mathias Van Guitt décrivit un des grands cercles de la sphère.

« Je n’ai pas encore eu ce plaisir ! répondis-je.

— Je vous demanderai donc, monsieur, reprit le fournisseur, non pas si vous êtes venu aux Indes, puisque vous y êtes, mais si vous connaissez à fond la péninsule indienne ?

— Imparfaitement encore, répondis-je. Cependant, j’ai déjà visité Bombay, Calcutta, Bénarès, Allahabad, la vallée du Gange. J’ai vu leurs monuments, j’ai admiré…

– Eh ! qu’est cela, monsieur, qu’est cela ! » répondit Mathias Van Guitt, détournant la tête, tandis que sa main, fébrilement agitée, exprimait un dédain suprême.

Puis, procédant par hypotypose, c’est-à-dire se livrant à une description vive et animée :

« Oui, qu’est cela, si vous n’avez pas visité les ménageries de ces puissants rajahs, qui ont conservé le culte des animaux superbes dont s’honore le territoire sacré de l’Inde ! Alors, monsieur, reprenez le bâton du touriste ! Allez dans le Guicowar rendre hommage au roi de Baroda ! Voyez ses ménageries, qui me doivent la plupart de leurs hôtes, lions du Kattyvar, ours, panthères, tchitas, lynx, tigres ! Assistez à la cérémonie du mariage de ses soixante mille pigeons, qui se célèbre, chaque année, en grande pompe ! Admirez ses cinq cents « boulbouls », rossignols de la péninsule, dont on soigne l’éducation comme s’ils étaient les héritiers du trône ! Contemplez ses éléphants, dont l’un, voué au métier d’exécuteur des hautes-œuvres, a pour mission d’écraser la tête du condamné sur la pierre du supplice ! Puis, transportez-vous aux établissements du rajah de Maïssour, le plus riche des souverains de l’Asie ! Pénétrez dans ce palais où se comptent par centaines les rhinocéros, les éléphants, les tigres, et tous les fauves de haut rang qui appartiennent à l’aristocratie animalière de l’Inde ! Et quand vous aurez vu cela, monsieur, peut-être alors ne pourrez-vous plus être accusé d’ignorance à l’endroit des merveilles de cet incomparable pays ! »

Je n’avais qu’à m’incliner devant les observations de Mathias Van Guitt. Sa façon passionnée de présenter les choses ne permettait évidemment pas la discussion.

Cependant, le capitaine Hod le pressa plus directement sur la faune spéciale à cette région du Tarryani.

« Quelques renseignements, s’il vous plaît, lui demanda-t-il, à propos des carnassiers que je suis venu chercher dans cette partie de l’Inde. Bien que je ne sois qu’un chasseur, je vous le répète, je ne vous ferai pas concurrence, monsieur Van Guitt, et même, si je puis vous aider à prendre quelques-uns des tigres qui manquent encore à votre collection, je m’y emploierai volontiers. Mais, la ménagerie au complet, vous ne trouverez pas mauvais que je me livre à la destruction de ces animaux pour mon agrément personnel ! »

Mathias Van Guitt prit l’attitude d’un homme résigné à subir ce qu’il désapprouve, mais ce qu’il ne saurait empêcher. Il convint, d’ailleurs, que le Tarryani renfermait un nombre considérable de bêtes malfaisantes, généralement peu demandées sur les marchés de l’Europe, et dont le sacrifice lui semblait permis.

« Tuez les sangliers, j’y consens, répondit-il. Bien que ces suilliens, de l’ordre des pachydermes, ne soient pas des carnaires…

– Des carnaires ? dit le capitaine Hod.

– J’entends par là qu’ils sont herbivores ; leur férocité est si profonde, qu’ils font courir les plus grands dangers aux chasseurs assez audacieux pour les attaquer !

– Et les loups ?

– Les loups sont nombreux dans toute la péninsule, et très à redouter, quand ils se jettent en troupes sur quelque ferme solitaire. Ces animaux-là ressemblent quelque peu au loup fauve de Pologne, et je n’en fais pas plus de cas que des chacals ou des chiens sauvages. Je ne nie point, d’ailleurs, les ravages qu’ils commettent, mais comme ils n’ont aucune valeur marchande et sont indignes de figurer parmi les zoocrates des hautes classes, je vous les abandonne aussi, capitaine Hod.

– Et les ours ? demandai-je.

– Les ours ont du bon, monsieur, répondit le fournisseur en approuvant d’un signe de tête. Si ceux de l’Inde ne sont pas recherchés aussi avidement que leurs congénères de la famille des oursins, ils possèdent néanmoins une certaine valeur commerciale qui les recommande à la bienveillante attention des connaisseurs. Le goût peut hésiter entre les deux types que nous devons aux vallées du Cachemir et aux collines du Raymahal. Mais, sauf peut-être dans la période d’hibernation, ces animaux sont presque inoffensifs, en somme, et ne peuvent tenter les instincts cynégétiques d’un véritable chasseur, tel que se présente à mes yeux le capitaine Hod. »

Le capitaine s’inclina d’un air significatif, indiquant bien qu’avec ou sans la permission de Mathias Van Guitt, il ne s’en rapporterait qu’à lui-même sur ces questions spéciales.

« D’ailleurs, ajouta le fournisseur, ces ours ne sont que des animaux botanophages…

— Botanophages ? dit le capitaine.

— Oui, répondit Mathias Van Guitt, ils ne vivent que de végétaux, et n’ont
Il grimpe aux arbres. (Page 240.)

rien de commun avec les espèces féroces, dont la péninsule s’enorgueillit à juste titre.

— Comptez-vous le léopard au nombre de ces fauves ? demanda le capitaine Hod.

— Sans contredit, monsieur. Ce félin est agile, audacieux, plein de courage, il grimpe aux arbres, et, par cela même, il est quelquefois plus redoutable que le tigre…

— Oh ! fit le capitaine Hod.

— Monsieur, répondit Mathias Van Guitt d’un ton sec, quand un chasseur
Quelques montagnards vinrent nous rendre visite. (Page 246.)

n’est plus assuré de trouver refuge dans les arbres, il est bien près d’être chassé à son tour !

— Et la panthère ? demanda le capitaine Hod, qui voulut couper court à cette discussion.

— Superbe, la panthère, répondit Mathias Van Guitt, et vous pouvez voir, messieurs, que j’en ai de magnifiques spécimens ! Étonnants animaux, qui, par une singulière contradiction, une antilogie, pour employer un mot moins usuel, peuvent être dressés aux luttes de la chasse ! Oui, messieurs, dans le Guicowar spécialement, les rajahs exercent les panthères à ce noble exercice ! On les amène dans un palanquin, la tête encapuchonnée comme un gerfaut ou un émerillon ! En vérité, ce sont de véritables faucons à quatre pattes ! Dès que les chasseurs sont en vue d’un troupeau d’antilopes, la panthère est déchaperonnée et s’élance sur les timides ruminants, que leurs jambes, si agiles qu’elles soient, ne peuvent dérober à ses terribles griffes ! Oui, monsieur le capitaine, oui ! Vous trouverez des panthères dans le Tarryani ! Vous en trouverez plus que vous ne le voudrez peut-être, mais je vous préviens charitablement que celles-là ne sont pas apprivoisées !

— Je l’espère bien, répondit le capitaine Hod.

— Pas plus que les lions, d’ailleurs, ajouta le fournisseur, assez vexé de cette réponse.

— Ah ! les lions ! dit le capitaine Hod. Parlons un peu des lions, s’il vous plaît !

— Eh bien, monsieur, reprit Mathias Van Guitt, je regarde ces prétendus rois de l’animalité comme inférieurs à leurs congénères de l’antique Lybie. Ici les mâles ne portent pas cette crinière qui est l’apanage du lion africain et ce ne sont plus, à mon avis, que des Samsons regrettablement tondus ! Ils ont d’ailleurs, presque entièrement disparu de l’Inde centrale pour se réfugier dans le Kattyawar, le désert de Theil, et dans le Tarryani. Ces félins dégénérés, vivant maintenant en ermites, en solitaires, ne peuvent se retremper à la fréquentation de leurs semblables. Aussi, je ne les place pas au premier rang dans l’échelle des quadrupèdes. En vérité, messieurs, on peut échapper au lion : au tigre, jamais !

— Ah ! les tigres ! s’écria le capitaine Hod.

— Oui ! les tigres ! répéta Fox.

— Le tigre, répondit Mathias Van Guitt en s’animant, à lui la couronne ! On dit le tigre royal, non le lion royal, et c’est justice ! L’Inde lui appartient tout entière et se résume en lui ! N’a-t-il pas été le premier occupant du sol ? N’est-ce pas son droit de considérer comme envahisseur, non seulement les représentants de la race anglo-saxonne, mais aussi les fils de la race solaire ? N’est-ce pas lui qui est le véritable enfant de cette terre sainte de l’Argavarta ? Aussi voit-on ces admirables fauves répandus sur toute la surface de la péninsule, et n’ont-ils pas abandonné un seul des districts de leurs ancêtres, depuis le cap Comorin jusqu’à la barrière himalayenne ! »

Et le bras de Mathias Van Guitt, après avoir figuré un promontoire avancé du sud, remonta au nord pour dessiner toute une crête de montagnes.

« Dans le Sunderbund, reprit-il, ils sont chez eux ! Là, ils règnent en maîtres, et malheur à qui tenterait de leur disputer ce territoire ! Dans les Nilgheries, ils rôdent en masse, comme des chats sauvages,

Si parva licet componere magnis !

Vous comprendrez, dès lors, pourquoi ces félins superbes sont demandés sur tous les marchés de l’Europe et font l’orgueil des belluaires ! Quelle est la grande attraction des ménageries publiques ou privées ? Le tigre ! Quand craignez-vous pour la vie du dompteur ? Lorsque le dompteur entre dans la cage du tigre ! Quel animal les rajahs payent-ils au poids de l’or pour l’ornement de leurs jardins royaux ? Le tigre ! Qui fait prime aux bourses animalières de Londres, d’Anvers, de Hambourg ? Le tigre ! Dans quelles chasses s’illustrent les chasseurs indiens, officiers de l’armée royale ou de l’armée native ? Dans la chasse au tigre ! Savez-vous, messieurs, quel plaisir les souverains de l’Inde indépendante offrent à leurs hôtes ? On amène un tigre royal dans une cage. La cage est placée au milieu d’une vaste plaine. Le rajah, ses invités, ses officiers, ses gardes, sont armés de lances, de revolvers et de carabines, et pour la plupart montés sur de vaillants solipèdes…

— Solipèdes ? dit le capitaine Hod.

— Leurs chevaux, si vous préférez ce mot un peu vulgaire. Mais déjà ces solipèdes, effrayés par le voisinage du félin, son odeur sauvage, l’éclair qui jaillit de ses yeux, se cabrent, et il faut toute l’adresse de leurs cavaliers pour les retenir. Soudain, la porte de la cage est ouverte ! Le monstre s’élance, il bondit, il vole, il se jette sur les groupes épars, il immole à sa rage une hécatombe de victimes ! Si quelquefois il parvient à briser le cercle de fer et de feu qui l’étreint, le plus souvent il succombe, un contre cent ! Mais, au moins, sa mort est glorieuse, elle est vengée d’avance !

— Bravo ! monsieur Mathias Van Guitt, s’écria le capitaine Hod, qui s’animait à son tour. Oui ! cela doit être un beau spectacle ! Oui ! le tigre est le roi des animaux !

— Une royauté qui défie les révolutions ! ajouta le fournisseur.

— Et si vous en avez pris, monsieur Van Guitt, répondit le capitaine Hod, moi j’en ai tué, et j’espère, ne pas quitter le Tarryani avant que le cinquantième ne soit tombé sous mes coups !

— Capitaine, dit le fournisseur en fronçant le sourcil, je vous ai abandonné les sangliers, les loups, les ours, les buffles ! Cela ne suffit donc pas à votre rage de chasseur ? »

Je vis que notre ami Hod allait « s’emballer » avec autant d’entrain que Mathias Van Guitt sur cette question palpitante.

L’un avait-il pris plus de tigres que l’autre n’en avait tué ? quelle matière à discussion ! Valait-il mieux les capturer que les détruire ? quelle thèse à faire valoir !

Tous deux, le capitaine et le fournisseur, commençaient déjà à échanger des phrases rapides, et, pour tout dire, à parler à la fois, sans plus se comprendre.

Banks intervint.

« Les tigres, dit-il, sont les rois de la création, c’est entendu, messieurs, mais je me permettrai d’ajouter que ce sont des rois très dangereux pour leurs sujets. En 1862, si je ne me trompe, ces excellents félins ont dévoré tous les télégraphistes de la station de l’île Sangor. On cite également une tigresse qui, en trois ans, n’a pas fait moins de cent dix-huit victimes, et une autre qui, dans le même espace de temps, a détruit cent vingt-sept personnes. C’est trop, même pour des reines ! Enfin, depuis le désarmement des Cipayes, dans un intervalle de trois ans, douze mille cinq cent cinquante-quatre individus ont péri sous la dent des tigres.

— Mais, monsieur, répondit Mathias Van Guitt, vous semblez oublier que ces animaux sont omophages ?

— Omophages ? dit le capitaine Hod.

— Oui, mangeurs de chair crue, et même les Indous prétendent que, lorsqu’ils ont goûté une fois de la chair humaine, ils n’en veulent plus d’autre !

— Eh bien, monsieur ?… dit Banks.

— Eh bien, monsieur, répondit en souriant Mathias Van Guitt, ils obéissent à leur nature !… Il faut bien qu’ils mangent ! »

  1. En 1877, 1677 êtres humains ont péri par la morsure des serpents. Les primes payées par le gouvernement pour la destruction de ces reptiles indiquent qu’en cette même année, on en a tué 127,293.