Œuvres de jeunesse (Flaubert)/La Main de fer

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume II (p. 271-274).

LA MAIN DE FER[1].

(CONTE PHILOSOPHIQUE.)
Maintenant j’éprouve que les hommes sont esclaves du destin et obéissent aux décrets des fées qui président à leur naissance.
(Chant de mort de Raghenard Lodbrog.)

I

C’était dans Saragosse, la ville espagnole aux souvenirs d’Orient, Saragosse, l’antique cité des califes, jadis si forte et si pleine de vie, et qui maintenant reste plongée dans ses rêves du passé et dort d’ennui et de lassitude sous son beau soleil du Midi. Où est-il le temps où les cavaliers arabes faisaient piaffer leurs chevaux sur les dalles de tes quais ? où les fraîches odalisques erraient la nuit dans tes jardins ? et où l’encens de la mosquée du prophète se mêlait aux parfums des roses qui couvrent tes terrasses ? Non, tout est morne et désert ; à peine si, lorsque la lourde cloche d’airain vibre sous les aiguilles gothiques, à peine, dis-je, si quelque fidèle vient s’agenouiller sur la pierre de tes cathédrales ; quelques femmes, il est vrai, de temps en temps, des jeunes filles, et puis des enfants et des vieillards, mais des hommes ? oh ! jamais.

Pourtant il se trouve parfois un cœur jeune et vierge qui vient se nourrir de la foi, et plus souvent encore quelque âme blasée et flétrie qui vient se rajeunir dans l’amour céleste, se vivifier dans les croyances, se sanctifier dans la prière. Celui-là qui prend Dieu comme un amour de jeunesse et la foi comme une passion, celui-là s’y livre tout entier, il s’agenouille avec délices, il prie avec ardeur, il croit par instinct ; la messe des morts n’est plus pour lui une grotesque psalmodie, le chant des prêtres cesse d’être vénal, l’église est quelque chose de saint, l’espérance est pour lui palpable et positive, il est heureux, car il croit. Que faut-il de plus pour le bonheur ? une croyance, il y a tant de gens qui n’en ont pas !

II

Tel était Manoello. Il était beau, riche, grand seigneur et religieux ; la chose est bizarre, mais c’est possible. Il était triste, mais sans avoir rien de sombre ni de fantasque ; sa mélancolie avait quelque chose d’évangélique et de doux, sans ce chagrin âpre et brutal qu’impriment chez les poètes le désespoir et le malheur. Il y avait de la noblesse dans ses paroles, de la fierté dans ses gestes et de la poésie dans son regard, car il était né poète sans le savoir ; enfant, il aimait à cueillir des roses, à écouter la mer qui se brise sur les rochers, et couché sur la plage, il s’endormait avec bonheur au bruit des vagues qui le berçaient mollement comme un chant de nourrice.

Plus tard il aima une belle enfant de 15 ans, mais cet amour passa bientôt comme celui de la mer, des coquilles et des roses.

Un jour, il avait 19 ans alors, il entra dans une église, il prêta l’oreille. C’étaient des sons graves et sonores qui s’élevaient dans la nef, sublimes et majestueux ; c’était l’orgue, et puis des cris purs et plaintifs, et, au loin, la voix gracieuse et frêle d’un enfant, qui se mariait avec l’encens, comme deux parfums ! Le soleil, pénétrant à travers les vitraux dorés, jetait sur tout cela un jour mystique et azuré qui lui remplit l’âme d’une douce rêverie de foi et d’amour. Cette rêverie fut sa jeunesse, il prit dès lors Dieu comme une autre passion ; elle passa comme les autres !

De ce jour on vit Manoello dans la cathédrale ; il y venait le matin, n’en sortait que le soir et passait ses jours dans la méditation et la prière. On savait peu de choses sur sa personne et sur son genre de vie : il vivait retiré avec ses parents, il était riche, et voilà tout. Il paraissait sans désirs, sans passions de jeunesse, sans amours de femmes ; son indifférence pour elles les excitait davantage à lui faire des avances, et jamais pour aucune d’elles un regard aimable, une douce parole. Plus d’une pourtant vint souvent, au sortir de la messe, lui offrir l’eau bénite, avec un sourire apprêté et qui renfermait toute une pensée de jalousie et de désirs, et jamais pour ces pauvres jeunes filles un tendre soupir, un pressement de main langoureux ! son regard de plomb leur faisait baisser les yeux, et son front pâle les intimidait comme celui d’un vieillard.

Aussi on le haïssait, en revanche, on déchirait sa réputation dans les salons et dans les cercles de la haute société, sa tristesse passait pour des remords et son indifférence pour un dédain vaniteux ; le peuple le haïssait aussi, son laconisme et ses hauteurs semblaient l’insulter. S’il faisait l’aumône à un pauvre, il accompagnait cela d’un regard si froid et si paisible que le mendiant voyait sans peine que la pièce d’or sortait de la bourse mais non du cœur, de l’habitude mais non de l’âme.

Jamais la jeunesse de Saragosse ne l’avait vu s’enivrer avec elle, dans une splendide orgie : jamais on ne l’avait vu faire blanchir d’écume sa cavale andalouse aux courses du Prado, ni applaudir au théâtre à une danse de volupté. Il aimait, à la vérité, sa famille, son Dieu, sa patrie ; eh ! qu’est-ce que tout cela fait au peuple, en vérité, lui qui maintenant n’a plus ni Dieu, ni famille, ni patrie ?

(Inachevé.)




  1. Février 1837.