Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Rome et les Césars

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume II (p. 275-281).

ROME ET LES CÉSARS[1].

Vu à travers le prisme que jette toujours une société évanouie, l’Empire romain nous apparaît encore comme le plus monstrueux phénomène de la puissance des hommes. Après avoir, dans l’antiquité, conquis matériellement le monde, après l’avoir dominé par ses croyances au moyen âge, nous le retrouvons encore enseveli sous sa vieille poussière et murmurant son éternelle douleur. Il n’a plus à craindre pourtant la torche d’Alaric, ou le coup de pied du cheval barbare d’Attila ; on ne peut plus lui arracher ses provinces dispersées, et il n’a plus d’empereur qui réunisse dans sa main les nations assemblées sous le joug, car le moyen âge l’a battu en brèche, il lui a arraché sa gloire pierre à pierre, lui a substitué la sienne, a chassé Jupiter de Rome et y a fait entrer Jésus-Christ, les martyrs du christianisme ont remplacé ses héros.

Sacerdotale et liturgique sous les Étrusques, matérialiste et guerrière sous les Romains, spiritualiste et artistique sous les papes, que va-t-elle maintenant devenir ? et depuis le xvie siècle qu’a-t-elle fait ? Après avoir été la ruine des choses passées, sera-t-elle aussi éternellement la ruine de toute croyance, de toute foi, de tout amour ? restera-t-elle gisante au milieu des deux océans, entre l’Orient et l’Occident, reniée de sa mère, oubliée de sa fille ?

Hélas ! malgré sa sainteté, ses martyrs, ses papes, toute sa gloire chrétienne et toutes les splendeurs de son pompeux catholicieme, elle demeurera toujours romaine et impériale avant tout ; ce sera la terre du matérialisme ou plutôt du sensualisme artistique, car le sol ici est plus poète que tous les poètes du monde, et sa poussière porte les pas de l’histoire tout entière. Mais à travers la grande voix du moyen âge, qui retentit encore sur les marches du Vatican, j’entends toujours le dernier murmure de l’orgie impériale, les temples me font penser au paganisme, et le Tibre, qui murmure son onde dans ses joncs flétris, ne roule-t-il pas encore la cendre toute chaude de l’Empire ?

La nuit, quand la lune éclaire ces débris d’un autre monde, que le renard des marais pontins pousse son cri rauque dans Les rues silencieuses, que la grenouille coasse dans les thermes de Titus, ne doit-il pas s’élever souvent un long soupir du monde païen évanoui ? ne monte-t-il pas quelquefois jusqu’à nous un dernier écho des voluptés impériales ? le cirque est-il vide ? les lions ne rugissent-ils plus au bruit de la clameur du peuple en délire, qui s’en va jusqu’à Ostie ? les coupes d’or ne retentissent-elles plus, entrechoquées par les belles mains ivres ? Néron ne vient-il jamais reprendre les rênes de son char splendide, qui vole sur le sable d’or et dont les roues broient des hommes ? ses orgies titaniques, aux flambeaux humains, sont-elles bien finies ? et l’amoureuse Naples a-t-elle cessé de soupirer comme une femme endormie, dans les eaux bleues de son golfe d’Ischia, et sa terre chaude n’a-t-elle plus au crépuscule des parfums de fleur ?

Oh ! non, vous avez beau faire, le monde romain n’est pas mort ! il vit en vous, il vous obsède de ses souvenirs et de sa gloire éternelle ; ses empereurs vous font oublier ses papes, ses artistes ses fidèles ; l’art a plus de pouvoir que la foi, car la foi elle-même ici a quelque chose d’artiste, de théâtral et de superbe ; Michel-Ange efface Mino da Fiesole, et Raphaël Cimabué.

C’est que l’époque des Césars est en effet le plus bel acte, le plus somptueux, le plus sanglant de cette longue tragédie que Rome a jouée au monde ; il y a là deux ou trois hommes qui sont venus pour épuiser les dernières voluptés, pour vider le vin des coupes, pour chasser la vertu des cœurs et faire place, après, à des voluptés plus mâles, au vin du calice et aux vertus chrétiennes.

L’œuvre de Rome, c’est la conquête du monde. Quand le monde fut conquis, elle n’eut plus qu’à s’enivrer et à s’endormir ; gorgée de sang chaud, de vin, de voluptés, elle roule sur son or, elle chancelle et elle tombe épuisée. Vous ne rêverez rien de si terrible et de si monstrueux que les dernières heures de l’Empire, c’est là le règne du crime, c’est son apogée, sa gloire ; il est monté sur le trône, il s’y étale à l’aise, en souverain ; il se farde encore pour être plus beau, à aucune époque vous le verrez pareil ; Alexandre VI est un nain à côté de Tibère, et les imaginations de dix grands poètes ne créeraient pas quelque chose qui vaudrait cinq minutes de la vie de Néron. Nous remarquerons d’abord le crime grand, politique et froid, dans la personne de Sylla : il accomplit sa mission fatalement, comme une hache, puis il abdique la dictature et s’en va au milieu du peuple ; c’est là un orgueil plein de grandeur, ce sont là les crimes d’un homme de génie. J’aime encore Marius pleurant sur les ruines de Carthage ; mais Pompée, mais Caton, mais Brutus, que leurs têtes républicaines sont étroites à côté de ce large front de César, rendu chauve avant l’âge par les débauches de Rome et par ses pensées de géant ! Il avilit le Sénat, tue en Gaule des populations entières, fait entrer des Gaulois dans le Sénat, et est aimé des peuples vaincus attelés à son char de triomphe. On conspire contre lui et il pardonne, il voulait rétablir Corinthe et Carthage, il voulait conquérir l’Asie… mais il mourut… comme un homme, et l’Empire après lui agonisa dans un festin de cinq siècles.

Auguste l’imite dans ses crimes et dans sa clémence, et il demandait tout fier en mourant : « Ai-je bien joué mon rôle ? » En effet, il n’y a plus de foi, les augures ne peuvent se regarder sans rire ; l’empereur se fait appeler Dieu par ses poètes, qui n’ont, eux, pour toute religion que l’intime conviction de Leur talent et du néant de la vie. Nous n’en sommes qu’au sentiment de Virgile et à la grâce ciselée d’Horace, ils sentent bien que la volupté ne va pas plus loin, et ils s’arrêtent à un point difficile à préciser, qui n’est ni le spiritualisme ni le matérialisme, ni le dogme ni la dialectique, mais qui est le point artistique humain par excellence ; ils s’arrêtent aux pensées morales, au sentiment de l’homme, à la satisfaction des sens, aux douces choses, au simple courant de la vie qui coule entre le rire et les pleurs pour arriver à la tombe, un soir d’été, après que la treille n’a plus de fruits, le cœur plus d’amour. Bientôt va venir le sensualisme excité‚ la débauche savante de Pétrone, l’inspiration fiévreuse d’Apulée, les soupirs amoureux de Tibulle, tandis que, de l’autre côté, Tacite écrit avec un style de bronze et que Juvénal fait retentir son hexamètre ronflant de colère. Attendez.

L’Orient et l’Occident ont lutté ensemble avec Auguste et Antoine, et l’Orient a été vaincu, Antoine s’est enfui sur sa galère pour rejoindre Cléopâtre, le vent a soufflé dans ses voiles de pourpre, les rames d’argent ont battu l’onde, la reine d’Égypte est tournée dans son palais ; une dernière fois elle veut essayer sur Octave les charmes de sa beauté orientale et la coquetterie de son désespoir, mais c’est en vain ; un matin on la trouve morte dans ses vêtements royaux, car elle avait craint d’être l’esclave d’Octave et de servir à son triomphe. Son empire est mort avec elle, Octave n’a que le cadavre de l’un et de l’autre.

Avec Tibère commence l’ère nouvelle voluptueuse ; le premier, il est atteint du malaise intime qui torture les entrailles de la société à ses vieux jours ; il se retire à Caprée, malade, fatigué de la vie et craignant la mort ; il convoite le bonheur, il aspire aux voluptés, mais le bonheur fuit devant lui et la volupté glisse dans ses mains.

Le pouvoir est alors si élevé que le vertige monte à la tête de ceux qui s’en emparent, et ils sont pris d’une manie insensée ; le monde étant à un seul homme, comme un esclave, il pouvait le torturer pour son plaisir, et il fut torturé en effet jusqu’à la dernière fibre.

Après qu’il avait arraché au monde romain sa gloire passée pour se l’attribuer, ses dieux pour se mettre à leur place, ses richesses pour les manger, ses sénateurs pour en faire des laquais, ses prêtres pour en faire des bouffons, et la capitale de l’empire pour l’honorer du spectacle de ses débauches, étonné alors que cela fût si superbe, et surpris lui-même, l’empereur eût pu s’écrier, dans l’étonnement d’un sensualisme atroce et regardant la patrie esclave à ses pieds : « Je ne savais pas que ma mère fût si belle ! »

Ils s’appelaient Caligula, Néron, Domitien ; des millions se mangent à leur table, on égorge des hommes pendant qu’ils s’enivrent, et la vapeur du sang se mêle à celle des mets. Le crime est une volupté comme Les autres, on entendait les cris des victimes égorgées dans le cirque pendant que la fanfare résonnait, que les esclaves chantaient. Néron disait aux bourreaux : « Faites en sorte qu’ils se sentent mourir », et, penché en avant sur les poitrines ouvertes des victimes, il regardait le sang battre dans les cœurs, et il trouvait, dans ces derniers gémissements d’un être qui quitte la vie, des délices inconnues, des voluptés suprêmes, comme lorsqu’une femme, éperdue sous l’œil de l’empereur, tombait dans ses bras et se mourait sous ses baisers.

Oh ! les cœurs atroces ! oh ! les âmes sublimes dans le crime ! Chaque jour ils redoublent, chaque jour ils inventent, leur esprit est un enfer qui fournit des tortures au monde, ils insultent à la nature dans leurs débauches ; bêtes fauves, ils se déguisent en bêtes fauves, ils assassinent leurs mères, ils épousent leurs valets, ils se font applaudir au théâtre.

La société se modèle sur l’empereur, les patriciens s’efforcent de l’imiter ; l’âme des hommes, en effet, n’est qu’une prostituée qui se donne à tous les vices, à tous les crimes. Quelque chose de cela palpite encore dans les pages de Suétone, dans les vers de Juvénal. Vous rappelez-vous la longue Maura, qui épuisa tant d’hommes en un jour ? Hamiltus qui corrompt les enfants ? et la noblesse entière, et la famille de l’empereur, et l’empereur lui-même, et sa femme, et ses sœurs, et son affranchi ? L’histoire alors est une orgie sanglante, dans laquelle il nous faut entrer, sa vue même enivre et fait venir la nausée au cœur.

Cela dure longtemps, trop longtemps pour le monde, quoique les empereurs s’usent vite sur ce trône de feu et que leur âme se fatigue vite à contenir tant de choses monstrueuses.

Comme la mort les emporte tous ! Après Néron, Galba ; après lui, Othon qui a au moins le cœur de mourir, « et alors le secret de l’Empire est divulgué »‚ dit Tacite ; et après Othon, Vitellius dont le règne ne fut qu’un long repas qui commença avec des applaudissements et qui finit avec du sang ; puis Vespasien et Titus. Mais Commode ranime la fête ; Pertinax et Didius Julianus, Sévère, Caracalla, Macrin, et nous voici à Héliogabale, le dernier de cette famille. L’Orient avait débordé dans Rome, in Tiberim defluxit orantes ; depuis longtemps les bouffons d’Antoine avaient chassé les bouffons italiens ; les prêtres de Cybèle arrivent, toutes les religions s’accumulent dans la Ville éternelle, avec tous les vices inventés ; la philosophie se débat mieux, la rhétorique pérore dans ses écoles, la société agonise au milieu de tous ces bruits. Elle voudrait bien se cacher la ruine qu’elle a dans le cœur, et farder ses rides avec le parfum de quelque croyance, c’est en vain, elle ne sait laquelle adopter. Son empereur veut introduire le culte des juifs et des chrétiens, il se fait juif lui-même, il est, comme la nature, tourmenté d’une grande douleur, et, comme le monde romain, il reste haletant de débauches et d’angoisses sur ses lits de fleurs, fanées moins vite que son âme.

Tout craquait donc au cœur du vieux monde : pouvoir civil, croyance religieuse, et l’âme et le corps ; tout tombait délabré, abîmé dans un immense dégoût. Il faudra, pour ranimer cette chair flétrie, pour remettre de la force dans les muscles de ce grand corps, le long ascétisme du moyen âge et les douleurs du monde chrétien. Alors reparaîtra, au xvie siècle, cette force, cette sève, ce nouvel empire invisible substitué à l’autre, et qui s’étale splendidement sur les toiles de Raphaël et se courbe sur le monde avec la coupole de Saint-Pierre.




  1. Août 1839.