Mercure de FranceTome 28, Octobre-Décembre (p. 590-595).

II

LA MACHINE


L’objet que l’Explorateur du Temps tenait à la main était une espèce de mécanique en métal brillant, à peine plus grande qu’une petite horloge, et très délicatement faite. Elle comprenait aussi diverses parties en ivoire et d’autres d’une substance cristalline et transparente.

Il me faut tâcher maintenant d’être extrêmement clair car ce qui suit — à moins que son explication ne soit acceptée est une chose absolument incroyable. Il prit l’une des petites tables octogonales qui se trouvaient dans tous les coins de la pièce et il la plaça devant la cheminée, avec deux de ses pieds sur le devant de foyer. Sur cette table il plaça son mécanisme. Puis, il approcha une chaise et s’assit.

Le seul autre objet sur la table était une petite lampe à abat-jour dont la brillante clarté éclairait en plein la machine. Il y avait aussi là environ une douzaine de bougies, deux dans des appliques, de chaque côté de la cheminée, et plusieurs autres dans des candélabres, de sorte que la pièce était brillamment illuminée. Je m’assis moi-même dans un fauteuil bas, tout près du feu, et je l’attirai en avant de façon à me trouver presque entre l’Explorateur du Temps et le foyer. Filby s’était assis derrière lui, regardant par-dessus son épaule. Le Docteur et le Provincial l’observaient par côté et de droite ; le Psychologue, de gauche ; le Très Jeune Homme se tenait derrière le Psychologue. Nous, étions tous sur le qui-vive ; et il me semble impossible que, dans ces conditions, nous ayons pu être dupes de quelque supercherie.

L’Explorateur du Temps nous regarda tour à tour, puis il considéra sa machine.

— Eh bien ? dit le Psychologue.

— Ce petit objet n’est qu’un modèle, dit l’Explorateur du Temps en posant ses coudes sur la table et joignant ses mains au-dessus de l’appareil. C’est le projet que j’ai fait d’une machine pour voyager à travers le Temps. Vous remarquerez qu’elle a un air singulièrement louche, et que cette barre scintillante a un aspect bizarre, comme en quelque sorte irréel — il indiqua la barre avec son doigt. — Voici encore ici un petit levier blanc, et là, en voilà un autre.

Le Docteur se leva et examina curieusement la chose.

— C’est admirablement construit, dit-il.

— J’ai mis deux ans à la faire, répondit l’Explorateur du Temps. Puis lorsque nous eûmes tous imité le Docteur, il continua : — Il vous faut maintenant comprendre nettement que ce levier, si on appuie dessus, envoie la machine glisser dans le futur et cet autre renverse le mouvement. Cette selle représente le siège de l’explorateur du temps. Tout à l’heure, je presserai le levier et la machine partira. Elle s’évanouira, passera dans les temps futurs et ne reparaîtra plus. Regardez-la bien. Examinez aussi la table et rendez-vous compte qu’il n’y a ici aucune supercherie. Je n’ai pas envie de perdre ce modèle et m’entendre dire ensuite que je suis un charlatan.

Il y eut un silence d’une minute peut-être. Le Psychologue fut sur le point de me parler, mais il se ravisa. Alors l’Explorateur du Temps avança son doigt vers le levier.

— Non, dit-il tout à coup. Donnez-moi votre main.

Et se tournant vers le Psychologue, il lui prit la main et lui dit d’étendre l’index. De sorte que ce fut le Psychologue qui, lui-même, mit en route pour son interminable voyage le modèle de la Machine du Temps. Tous nous vîmes le levier s’abaisser. Je suis absolument sûr qu’il n’y eut aucun artifice. On entendit un petit sifflement et la flamme de la lampe fila. Une des bougies de la cheminée fut éteinte et la petite machine tout à coup oscilla, tourna sur elle-même, devint indistincte, fut perçue comme un fantôme pendant une seconde peut-être, comme un tourbillon de cuivre scintillant faiblement, puis elle disparût… Sur la table il ne restait plus que la lampe.

Pendant un moment chacun resta silencieux. Puis Tilby déclara qu’il était damné.

Le Psychologue revint de sa stupeur, et tout à coup regarda sous la table. À cela, l’Explorateur du Temps éclata de rire gaiement.

— Eh bien ? dit-il du même ton interrogatif que le Psychologue. Puis se levant, il alla vers le pot à tabac sur la cheminée et commença à bourrer sa pipe en nous tournant le dos.

Nous nous regardions tous avec étonnement.

— Dites donc, est-ce que tout cela est sérieux ? dit le Docteur. Croyez-vous sérieusement que cette machine est en train de voyager dans le Temps ?

— Certainement, dit notre ami, en se baissant vers la cheminée pour enflammer une allumette. Puis il se retourna, en allumant sa pipe, pour regarder en face le Psychologue. — Celui-ci, pour bien montrer qu’il n’était en rien troublé, prit un cigare et essaya de l’allumer sans l’avoir coupé. — Bien plus, j’ai ici, dit-il en indiquant le laboratoire, une grande machine presque terminée, et quand elle sera complètement montée j’ai l’intention de faire moi-même avec elle un petit voyage.

— Vous prétendez que votre machine voyage dans l’avenir ? demanda Filby.

— Dans les temps à venir ou dans les temps passés ; ma foi je ne sais pas bien lesquels.

Un instant après, le Psychologue eut une inspiration.

— Si elle est allée quelque part, ce doit-être dans le passé.

— Pourquoi ? demanda l’Explorateur du Temps.

— Parce que je présume qu’elle ne s’est pas mue dans l’Espace, et si elle voyageait dans l’avenir elle serait encore ici dans ce moment, puisqu’il lui faudrait parcourir ce moment-ci.

— Mais, dis-je, si elle voyageait dans le passé elle aurait dû être visible quand nous sommes entrés tout à l’heure dans cette pièce ; de même aussi jeudi dernier ; et le jeudi d’avant et ainsi de suite.

— Objections sérieuses, remarqua d’un air d’impartialité le Provincial, en se tournant vers l’Explorateur du Temps.

— Pas du tout, répondit celui-ci. Puis s’adressant au Psychologue : Vous qui êtes un penseur, vous pouvez expliquer cela. C’est du domaine de l’inconscient, de la perception affaiblie.

— Certes oui, dit le Psychologue en nous rassurant. C’est là un point très simple de psychologie. J’aurais dû y penser ; c’est assez évident et cela soutient merveilleusement le paradoxe. Nous ne pouvons pas plus voir ni apprécier cette machine, que nous ne pouvons voir les rayons d’une roue lancée à toute vitesse ou un boulet lancé à travers l’espace. Si elle s’avance dans le Temps cinquante fois ou cent fois plus vite que nous, si elle parcourt une minute pendant que nous parcourons une seconde, l’impression produite sera naturellement un cinquantième ou un centième de ce qu’elle serait si la machine ne voyageait pas dans le Temps. C’est bien évident.

Il passa sa main à la place où la machine avait été.

— Comprenez-vous ? dit-il en riant.

Nous restâmes assis, les yeux fixés sur la table vide, jusqu’à ce que notre ami nous eût demandé Ce que nous pensions de tout cela.

— Ça me semble assez plausible ce soir, dit le Docteur ; mais attendons jusqu’à demain, attendons le bon sens matinal.

— Voulez-vous voir la machine elle-même ? demanda notre ami.

Il prit en même temps une lampe, et nous entraîna au long du corridor qui menait à son laboratoire. Je me rappelle très vivement la lumière tremblotante, la silhouette de sa grosse tête étrange, la danse des ombres, notre défilé à sa suite, tous ahuris mais incrédules ; et comment aussi nous aperçûmes dans le laboratoire une machine beaucoup plus grande que le petit mécanisme que nous avions vu disparaître sous nos yeux. Elle comprenait des parties de nickel, d’ivoire ; d’autres avaient été limées ou sciées dans le cristal de roche. L’ensemble était à peu près complet, sauf les barres de cristal torse qui restaient inachevées sur un établi, à côté de quelques esquisses et plans ; et j’en pris un pour le mieux examiner : il semblait être de quartz.

— Voyons ! dit le Docteur, parlez-vous tout à fait sérieusement ? ou bien n’est-ce qu’une supercherie, comme ce fantôme que vous nous avez fait voir à Noël dernier ?

— J’espère bien, dit notre ami, en élevant la lampe, explorer le Temps sur cette machine. Est-ce clair ? Je n’ai jamais été si sérieux de ma vie.

Aucun de nous ne savait comment prendre cela.

Je rencontrai le regard de Filby par-dessus l’épaule du Docteur ; et il eut un solennel clignement de paupières.