Mercure de FranceTome 28, Octobre-Décembre (p. 583-590).


INTRODUCTION


L’Explorateur du Temps (car c’est ainsi que pour plus de commodité nous l’appellerons) nous exposait un mystérieux problème. Ses yeux gris et brillants étincelaient, et son visage, habituellement pâle, était rouge et animé. Dans la cheminée, la flamme brûlait joyeusement et la lumière douce des lampes à incandescence, en forme de lis d’argent, se reflétait dans les bulles qui montaient brillantes dans nos verres. Nos fauteuils, dessinés d’après ses modèles, nous embrassaient et nous caressaient au lieu de se soumettre à regret à nos séants, et c’était cette voluptueuse atmosphère d’après dîner où les pensées vagabondent gracieusement, libres des entraves de la précision. Et il nous expliqua la chose de cette façon — insistant sur certains points avec son index maigre — tandis que, renversés dans nos fauteuils, nous admirions son ardeur et son abondance d’idées pour soutenir ce que nous croyions alors un de ses nouveaux paradoxes.

— Suivez-moi bien soigneusement. Il va me falloir discuter une ou deux idées qui sont universellement acceptées. Ainsi, par exemple, la géométrie qu’on vous a enseignée dans vos classes est fondée sur un malentendu.

— Est-ce que ce n’est pas là entrer en matière avec une bien grosse question ? demanda Filby, personnage argumentatif à la chevelure rousse.

— Je n’ai pas l’intention de vous demander d’accepter quoi que ce soit sans cause raisonnable. Vous admettrez bientôt tout ce que je veux de vous. Vous savez, n’est-ce pas, qu’une ligne mathématique, une ligne de dimension nulle, n’a pas d’existence réelle. On vous a enseigné cela ? De même pour un plan mathématique. Ces choses sont de simples abstractions.

— C’est parfait, dit le Psychologue.

— De même, un cube, n’ayant que longueur, largeur et épaisseur, peut-il avoir une telle existence ?

— Ici, j’objecte, dit Filby ; certes, un corps solide existe. Toutes choses réelles…

— C’est ce que croient la plupart des gens. Mais, attendez un peu. Est-ce qu’il peut exister un cube instantané ?

— Je n’y suis pas, dit Filby.

— Est-ce qu’un cube peut avoir une existence réelle sans durer pendant un espace de temps quelconque ?

Filby devint pensif.

— Clairement, continua l’Explorateur du Temps, tout corps réel doit s’étendre dans quatre directions. Il doit avoir Longueur, Largeur, Épaisseur, et… Durée. Mais par une infirmité naturelle de la chair, que je vous expliquerai dans un moment, nous inclinons à négliger ce fait. Il y a en réalité quatre dimensions : trois que nous appelons les trois plans de l’Espace, et une quatrième : le Temps. Il y a cependant une tendance à établir une distinction factice entre les trois premières dimensions et la dernière, parce qu’il se trouve que notre conscience des choses se meut par intervalles dans une seule direction, au long de cette dernière dimension, du commencement jusqu’à la fin de notre vie.

— Ça, dit un très jeune homme qui faisait des efforts spasmodiques pour rallumer son cigare au-dessus de la lampe, ça… très clair… vraiment.

— Or, n’est-il pas très remarquable que cela soit négligé jusqu’à un tel point ? continua l’Explorateur du Temps avec un léger accès de bonne humeur. Voici réellement ce que signifie la Quatrième Dimension, quoique certaines gens qui en causent ne sachent pas ce qu’ils disent. Ce n’est qu’une manière différente d’envisager le Temps. Il n’y a aucune différence entre le Temps et l’une quelconque des trois dimensions de l’Espace, sinon que notre connaissance se meut au long d’elle. Mais quelques imbéciles ont saisi le mauvais sens de cette idée. Vous avez tous entendu ce qu’ils ont trouvé à dire à propos de cette Quatrième Dimension ?

— Non, pas moi, dit le Provincial.

— C’est simplement ceci : l’Espace, tel que nos mathématiciens l’entendent, est censé avoir trois dimensions, qu’on peut appeler Longueur, Largeur et Épaisseur, et il est toujours définissable par référence, à trois plans, chacun à angles droits avec les autres. Mais quelques esprits philosophiques se sont demandé pourquoi exclusivement trois dimensions — pourquoi pas une quatrième direction à angles droits avec les trois autres ? — et ils ont même essayé de construire une géométrie à quatre Dimensions. Le Professeur Simon Newcomb exposait celle-ci il y a quatre ou cinq semaines à la Société Mathématique de New-York. Vous savez comment sur une surface plane qui n’a que deux dimensions on peut représenter la figure d’un solide à trois dimensions, et de là, ils soutiennent que par des images de trois dimensions ils pourraient en représenter une de quatre s’il leur était possible de se rendre compte de la perspective de la chose. Vous comprenez ?

— Je pense que oui, murmura le Provincial, et fronçant les sourcils il tomba en d’introspectives réflexions, ses lèvres s’agitant comme celles de quelqu’un qui répète des paroles mystiques. Oui, je crois que j’y suis, maintenant, dit-il au bout d’un moment, et sa figure s’éclaira d’une façon tout à fait transitoire.

— Bien ! je n’ai pas de raison de vous cacher que depuis un certain temps je me suis occupé de cette géométrie des Quatre Dimensions. J’ai obtenu quelques résultats curieux. Par exemple, voici une série de portraits de la même personne, à huit ans, à quinze ans, à dix-sept ans, un autre à vingt-trois ans et ainsi de suite. Ils sont évidemment les sections, pour ainsi dire, les représentations sous trois dimensions d’un être à quatre dimensions, qui est fixe et inaltérable.

— Les hommes de science, continua l’Explorateur du Temps, après la pause requise pour une convenable assimilation de ses derniers mots, savent parfaitement que le Temps n’est qu’une sorte d’Espace. Voici un diagramme scientifique bien connu : cette ligne, que mon doigt suit, indique les mouvements du baromètre. Hier, il est monté jusqu’ici, hier soir il est descendu jusque là, puis ce matin il s’élève de nouveau, et doucement il arrive jusqu’ici. À coup sûr, le mercure n’a tracé cette ligne dans aucune des dimensions de l’Espace généralement reconnues ; il est cependant certain que cette ligne a été tracée, et nous devons donc en conclure qu’elle fut tracée au long de la dimension du Temps.

— Mais, dit le Docteur en regardant fixement brûler la houille, si le Temps n’est réellement qu’une quatrième dimension de l’Espace, pourquoi l’a-t-on toujours considéré et le considère-t-on encore comme différent ? Et pourquoi ne pouvons-nous pas nous mouvoir çà et là dans le Temps, comme nous nous mouvons çà et là dans les autres dimensions de l’Espace ?

L’Explorateur du Temps sourit :

— Êtes-vous bien sûr que nous pouvons nous mouvoir librement dans l’Espace ? Nous pouvons aller à gauche et à droite, en avant et en arrière assez librement, et on l’a toujours fait, j’admets que nous nous mouvons librement dans deux dimensions. Mais que direz-vous du mouvement de haut en bas et de bas en haut ? Il me semble que la gravitation nous limite singulièrement là.

— Pas précisément, dit le Docteur, il y a les ballons.

— Mais avant les ballons, et si l’on excepte les bonds spasmodiques et les inégalités de surface, l’homme n’a pas la moindre capacité du mouvement vertical.

— Toutefois, il peut se mouvoir quelque peu de haut en bas et de bas en haut.

— Plus facilement, beaucoup plus facilement de haut en bas que de bas en haut.

— Et vous ne pouvez nullement vous mouvoir dans le Temps ; il vous est impossible de vous éloigner du moment présent.

— Mon cher ami ; c’est là justement ce qui vous trompe. C’est là justement où le monde entier est dans l’erreur. Nous nous éloignons incessamment du moment présent. Nos existences mentales, qui sont immatérielles et n’ont pas de dimensions, se déroulent au long de la dimension du Temps avec une vélocité uniforme, du berceau jusqu’à la tombe, de la même façon que nous voyagerions vers en bas si nous commencions nos existences cinquante kilomètres au-dessus de la surface de la terre.

— Mais la grande difficulté est celle-ci, interrompit le Psychologue, vous pouvez aller de-ci de-là dans toutes les directions de l’Espace, mais vous ne pouvez aller de-ci de-là dans le Temps.

— C’est là justement le germe de ma grande découverte. Mais vous avez tort de dire que nous ne pouvons nous mouvoir dans tous les sens du Temps. Par exemple, si je me rappelle très vivement quelque incident, je retourne au moment où il s’est produit. Je suis distrait, j’ai l’esprit absent comme vous dites. Je fais un saut en arrière pendant un moment. Naturellement, nous n’avons pas la faculté de demeurer en arrière pour une longueur quelconque de Temps, pas plus qu’un sauvage ou un animal n’a la faculté de se tenir en l’air six pieds au-dessus du sol. Mais l’homme civilisé est à cet égard mieux pourvu que le sauvage. Il peut s’élever dans un ballon en dépit de la gravitation, et pourquoi ne pourrait-il espérer que finalement il lui sera permis d’arrêter ou d’accélérer son impulsion au long de la dimension du Temps, même se retourner et voyager dans l’autre sens ?

— Oh ! ça, par exemple, commença Filby, c’est…

— Pourquoi pas ? demanda l’Explorateur du Temps.

— C’est contre la raison, dit, Filby.

— Quelle raison ? dit l’Explorateur du Temps.

— Vous pouvez par toutes sortes d’arguments démontrer que blanc est noir et noir est blanc, dit Filby, mais vous ne me convaincrez jamais.

— Peut-être bien, dit l’Explorateur du Temps, mais vous commencez à voir maintenant quel fut l’objet de mes investigations dans la géométrie des quatre Dimensions. Il y a longtemps que j’avais une vague idée d’une machine…

— Pour voyager à travers le Temps ! s’exclama le Très Jeune Homme.

— Qui voyagera indifféremment dans toutes les directions de l’Espace et du Temps, au gré de celui qui la dirige.

Filby se contenta de rire.

— Mais j’en ai la vérification expérimentale, dit l’Explorateur du Temps.

— Voilà qui serait fameusement commode pour un historien, suggéra le Psychologue. On pourrait retourner en arrière et vérifier par exemple les récits qu’on nous donne de la bataille de Hastings.

— Ne pensez-vous pas qu’une pareille chose attirerait l’attention ? dit le médecin. Nos ancêtres ne toléraient guère l’anachronisme.

— On pourrait apprendre le grec des lèvres mêmes d’Homère et de Platon, pensa le Très Jeune Homme.

— Dans ce cas, ils vous feraient coller certainement à votre premier examen. Les savants allemands ont tellement perfectionné le grec !

— C’est là qu’est l’avenir ! dit le Très jeune Homme. Pensez-donc ! On pourrait placer tout son argent, le laisser s’accumuler à intérêts composés et se lancer en avant !

— À la découverte d’une société édifiée sur une base strictement communiste, dis-je.

— De toutes les théories extravagantes ou fantaisistes… commença le Psychologue.

— Oui, c’est ce qu’il me semblait ; et aussi je n’en ai jamais causé jusqu’à…

— La vérification expérimentale, m’écriai-je. Est-ce que vous allez vérifier cela ?

L’expérience ! cria Filby qui se sentait la cervelle fatiguée.

— Eh bien ! faites-nous voir votre expérience, dit le Psychologue, bien que tout cela ne soit qu’une farce, vous savez !

L’Explorateur du Temps nous regarda tour à tour en souriant. Puis, toujours avec son léger sourire, et les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, il sortit lentement du salon, et nous entendîmes ses pantoufles traîner dans le long passage qui conduisait à son laboratoire.

Le Psychologue nous regarda :

— Je me demande ce qu’il va faire ?

— Quelque tour de passe-passe où d’escamotage, dit le Docteur, et Filby nous entama l’histoire d’un conjurateur qu’il avait vu à Burslem, mais avant même qu’il eût terminé sa préface, l’Explorateur du Temps revint, et l’anecdote de Filby en resta là.