Albin Michel (p. 231-239).


XI

PORTE DE BOIS


Un jeudi, et, plaisir jovidical, festival au Trocadéro.

On y célébrait Saint-Saëns retour des Canaries avec le troisième acte de Géhoubliéça, drame exotico-lyrique. Du beau monde et aussi — ne négligeons pas ces mammifères rongeurs, parfois utiles — un lot important de castors. Emmi ces élégances, Lauban s’épanouissait, cravate rouge à pois jaunes (Maugis installé non loin de lui, décréta : « Tu vaux ton besant d’or ! ») et bleuets à la boutonnière : il ne se refusait plus rien.

À la sortie, il esquiva Maugis, et le hasard de la cohue un instant le plaqua derrière un dito féminin dont il reconnut le fumet. Pas d’erreur ; c’était l’odeur de Gaëtane. En dépit du proverbe : « Pas de fumet sans feu », ce n’était que son odeur, et rien de plus. Si la personne, dont Maurice frôla (très peu, poliment) les hanches, apparaissait, côté verso, presque aussi grassouillette que Mlle  Girard, elle était à coup sûr plus petite encore que la maîtresse du prince Jean. Du reste extrêmement brune : un poil plume de corbeau. Quand on fait tant que d’avoir du poil de cette couleur-là, on exubère : on en a partout. Personnellement, cette luxuriance pilaire me dégoûte, mais on doit lui reconnaître des avantages : elle adoucit les frottements, tient chaud en hiver (en été aussi), et enfin il est de jeunes mâles qu’elle ne rebute pas :

— Moi, par exemple, se dit sincèrement Maurice, en redoublant de politesse frôleuse.

L’inconnue se retourna, l’air indigné, aperçut son vis-à-vis, ou, pour mieux dire, son vis-à-dos, et sourit. Elle avait l’indignation moins drue que le poil et très courte, comme la taille. D’ailleurs, de forts jolies dents qu’elle tenait à montrer peut-être. Et, pour témoigner qu’il les avait vues, le vis-à-dos luisit des yeux et salua. Le tout ne dura pas une demi-minute. L’odeur de Gaëtane s’éloigna comme si de rien n’avait été. Maurice avait espéré probablement qu’elle allait passer la nuit sur la place, car il serra les poings d’étonnement et de dépit.

— La rosse ! la v’là qui fiche le camp !

D’un ongle méditatif, il racla l’un des coins de sa bouche humide et lascive.

— Ce nez gentiment crochu, cette lippe en auvent, ce teint de cuir sur lequel Astaroth se serait oublié… c’est une youpine. Je n’ai jamais marché avec une youpine. Si je la suivais ?

Il la suivit.

Moulée dans de la soie noire, une grande plume noire sur son chapeau à la Rubens, la youpine soignait son allure. Elle balançait la croupe, branlait la tête et la plume noire flottait. De temps en temps elle découvrait assez ses demi-bottes pour qu’on remarquât qu’elle avait le pied abondant. Du 39 ou du 40.

— Dommage qu’il ne pleuve pas, pensait Lauban ; elle m’exhiberait ses jambes. Si elles sont en proportion…

Le poète, certains jours, prisait fort les gigots bien copieux. Affriolé, il hâta le pas et, comme l’inconnue atteignait l’avenue d’Eylau, il l’accosta :

— Madame ! D’une main il soulevait son chapeau, de l’autre il tâtait sa cravate. Et il attendit !

— Monsieur ? dit avec simplicité la youpine. Et elle attendit aussi. Un rien embarrassé, le poète chatouilla ses bleuets :

— Il fait, énonça-t-il, une journée superbe. Permettez-moi…

— De vous offrir un déjeûner sur l’herbe ? interrompit la dame. Non, merci.

— La vérité est que je vous trouve…

— Délicieuse ?

— Oui… et que…

Maurice cherchait une formule pudique pour exprimer qu’il souhaitait des impudicités. Mais, comme par un fait exprès, il ne trouvait que des assemblages de mots honteux, qu’il lui parut préférable de réserver pour une autre fois. Cependant, il suppléait à son silence par des regards effrontément fixes et par de petits gestes déshabilleurs. La youpine ne semblait pas s’en offusquer. Elle paraissait plutôt amusée et, riant, émit cette supposition :

— Vous êtes peintre ?

L’autre saisit la palette au bond :

— Vous l’avez deviné !

— Et, comme je suis délicieuse…

— Je désirerais vous peindre.

— En pied ?

— Ma foi !

— Vous faites surtout le nu, peut-être ?

— En effet, je…

— Eh bien, non ! Je répugne au portrait comme au déjeuner sur l’herbe. Tous mes regrets, monsieur.

Un petit salut ironique. La plume noire voltigea.

— Du moins, implora Lauban, vous me permettrez de vous admirer de loin… de vous suivre ?

— Tant que ça vous fera plaisir. Mais je vous préviens charitablement que si vous comptez découvrir mon adresse, vous allez vous…

— Taper ?

— C’est comme vous dites. Je ne rentre pas chez moi.

Or, furieux au fond que la youpine n’eût pas instantanément chuté dans ses bras, il s’attacha à ses pas, moins par concupiscence que par colère.

De plus en plus balancée sur ses demi-bottes de plus en plus dévoilées (du 40 ou du 41), elle foula le Rond Point de Longchamp et — quel culot ! — et s’aventura dans la rue des Belles-Feuilles.

— Voilà bien ma veine ordinaire ! ragea Lauban in petto. Mlle  Girard m’a prévenu qu’elle s’absentait aujourd’hui. Je ne dois aller chez elle que demain, et je ne me soucie pas de passer devant sa porte. Le grand escogriffe ou la femme de chambre pourraient me reconnaître, et croire que j’espionne. Demi-tour !

Il exécuta le demi-tour. Ensuite, il se ravisa, et, haussant les épaules, se remit à marcher derrière la youpine. Bientôt, celle-ci s’arrêta : tiens ! Elle étendit la main. Pourquoi ? Pour sonner. Où ? À la porte de Gaëtane !

Stupéfié, le poète se sentit une envie folle de lui crier :

— Vous faites erreur ! Il ne se peut pas que vous alliez-là… Là, c’est chez ma maîtresse, pour ainsi dire chez moi.

Mais il ne cria rien du tout. Les lèvres pincées, il passa devant la grande plume noire et vit soudain les demi-bottes (du 41 ou du 42) s’enfourner dans le vestibule.

— Nom de nom ! pensa-t-il, ça, c’est un comble !

Puis il entendit la porte se refermer. Il fit quatre ou cinq pas sur l’avenue Victor Hugo, s’adossa contre un platane, tira son mouchoir, s’essuya le front, piaffa quelques minutes, alluma une cigarette dont il chiqua la moitié. Il songea :

— Cette Juive est, sans doute, quelque cabotine et, en somme, je ne vois rien d’extraordinaire à ce qu’elle fréquente Mlle  Girard dont elle a justement l’odeur : elle doit lui chiper ses flacons d’essences — je comprends ça. Ce que je ne comprends pas, c’est que, Gaëtane absente, cette youpine ne se retire pas. Ne serait-elle pas absente, Gaëtane ? On peut projeter une partie, et puis, crac ! au dernier moment une conjoncture quelconque vous oblige à rester chez vous… C’est la vie, ça. Nom de nom ! je vais en avoir le cœur net.

Il piqua droit sur l’hôtel.

— Drr…

Apparition du grand escogriffe.

Mme  Ga…

— Madame n’est pas là, monsieur.

— Vous en êtes sûr ?

Geste à la fois affirmatif et narquois du domestique.

— Je sais, en effet, qu’elle avait l’intention de sortir, murmura Lauban. Toutefois…

Le domestique osa l’interrompre :

— Madame aura donné suite à ses intentions…

Maurice, crispé, eût donné, lui, vingt-cinq francs de bon cœur pour voir tomber raide mort un esclave aussi sinistre.

— Veuillez, lui adjoignit-il durement, me conduire dans le hall. J’attendrai que ma… que votre maîtresse rentre.

Mais le larbin, goguenard :

— Impossible, monsieur, Madame n’a pas laissé d’ordres pour ça.

Et, proférant cet irrespectueux refus, il commençait à clore lentement la porte au nez du poète qui, furibond, lui expectora :

— Abruti !

La porte continua de se clore. Aux trois quarts expulsé. Lauban eut un haut-le-corps menaçant.

— Vous ! vous aurez de mes nouvelles.

En silence, la porte acheva de l’éliminer.