Albin Michel (p. 241-247).


XII

DE LA DIFFICULTÉ DE SE CRÉER UNE OPINION POLITIQUE


Smiley, en son home, monologue :

— Deux heures et demie, si j’en crois la pendule qui, depuis que j’ai dissipé trente-neuf francs pour l’acquérir, s’obstine à me signaler avec un tic-tac déplorable la fuite fatale du temps. Aussi joli que fugitif, le temps. C’est le 2 avril, et le soleil est, cette année, tellement en avance qu’on pourrait carrément se figurer que c’est le 3. Séduite — ce mot convient-il pour une femme si Vénus-de-Médicis ? — enfin, disons : séduite par cette solaire précocité, ma bien-aimée Gabrielle-aux-lourds-cheveux est allée se balader sous les ombrages naissants du jardin du Luxembourg, côté de la fontaine (de Médicis, elle aussi). Elle a de la chance, Gabrielle. Moi, non. Elle n’est pas électeur, elle. Moi, si. Je suis électeur ou, plutôt, je le veux être. Voilà quelque quinze ans que je jouis, pour ainsi parler, de mes droits politiques et je ne les ai pas encore exercés. J’ai eu tort : mon médecin, justement, me recommande l’exercice. Dans quelques jours on doit élire des députés, ou des conseillers municipaux, ou des sénateurs, je ne sais pas bien. Mais ce détail est totalement dénué d’intérêt. L’important est que, pour la première fois de ma vie, je donne ma voix dans une élection. À qui la donnerai-je ? c’est pour en décider que je suis resté seul chez moi, devant ce tas de prospectus, de brochures, de professions de foi. Il y en a de toutes les couleurs : « noisette, amande, figue et raisins secs », ainsi que jaspine Anatole France qui se connaît comme personne en nuances de « mendiants ». Et je vais avaler tout ça, consciencieusement. Ah ! mais… sapristi ! voilà qu’on carillonne. Un créancier, peut-être ? J’en ai des flottes. Je n’ouvre pas. On carillonne encore. Un débiteur, peut-être ? Je n’en ai pas. Zut ! J’ouvre tout de même.

À la porte deux mains tendues ; derrière elles : Lauban.

— Ah ! mon cher Jimmy, quel bonheur de te trouver là ! Je suis terriblement embêté.

— Moi aussi, dit Smiley, je me prépare à faire acte d’électeur ; il urge que je me forme une opinion politique, et ça m’embête. Mais je voterai, et je suis content.

— Ah ! souffle Maurice, interloqué.

— Remets-toi.

Lauban se « remet », dans un fauteuil que Smiley, astucieux lui désigne près de la cheminée, sous la pendule, espérant qu’elle signalera, au visiteur, aussi, la fugacité funeste du temps.

— Tu ne peux pas t’imaginer ! reprend Maurice.

S’il répète, toujours la même chose, pense Smiley, ce n’est pas aujourd’hui que j’aurai le loisir de déterminer mon orientation politique ! et, poliment, il concède :

— Non, je ne m’imagine pas.

— Eh bien ! c’est épouvantable à dire, Mlle Girard m’a menti.

— Ça t’étonne qu’elle t’ait trompé ?

— Ah ! pardon ! rectifie Lauban, je suppose encore qu’elle ne m’a pas trompé.

— Alors ?

— Elle m’a menti. Entre mentir et tromper, il y a, en amour, une nuance.

— En amour aussi ! Noisette, amande, figue et raisins secs.

Smiley ne peut s’empêcher de sourire doucement.

— Ne souris pas comme ça, Jimmy, supplie Maurice.

— Pourquoi ?

— Parce que, mon bon vieux, quand ton hideux sourire voltige — quelle horreur ! — sur tes traits décharnés, tu ressembles au valet de pied de Gaëtane, et si tu savais…

— Soit. Et, alors, en amour, elle t’a menti souvent ?

— Une fois, hier.

Et tu te plains !

Maurice pousse un soupir véritablement bien long ; il ne tiendra aucun compte de la pendule.

La voix lente :

— Je sortais du Trocadéro, fait-il.

— Sors en vite, conseille Smiley : il y a là des courants d’air meurtriers.

— Je remarque une grosse youpine assez plaisante, ma foi, malgré son épaisseur. Je la suis, et…

Alors, patati, patata. Maurice révèle à Jimmy que la youpine, entrée chez Gaëtane, y est restée ; que lui y est entré mêmement, mais qu’on l’a fourré dehors. Il tient à préciser ; on m’a expulsé « comme un pet de lapin ».

— Comme un pet de lapin ! parfaitement ! Or, ça se passait avant-hier. Hier, je vais coucher avec Mlle Girard et, entre deux engagements, je lui parle de sa visiteuse. Elle me répond ; « Connais pas ». J’insiste : « une grande plume noire, de grands pieds, ton odeur. — Connais pas. »

Une pause. Puis ;

— Eh bien, mon vieux Jim, ton opinion ?

— J’attends que tu sois parti pour m’en créer une, explique le votant.

— Ne plaisante pas, vieux, j’ai du chagrin. Tu ne sais pas ce que m’a suggéré ce saligaud de Maugis ? Que Gaëtane était aussi pour femmes. C’est pourquoi, par moments, je me demande si cette juive… Tu me comprends ?

— Sans peine.

— Ton opinion là-dessus ?

— Mon coco, en ça comme en politique, je veux bien essayer de m’en créer une. Pour l’instant, j’en manque.

— Alors, il faudra que je revienne ?

— Oui, un de ces jours, en passant.

Et Smiley se lève pour reconduire son ami ; mais l’autre ne bouge pas ; il recommence à seriner la rencontre de la juive, la plume noire de la juive, l’odeur de la juive. Pour l’arrêter, Smiley se voit obligé de lui dire :

— Vlan ! ça y est ! j’ai une opinion : elles marchent.

— La youpine et Mlle Gi…

— Fait’ment.

Cette fois Lauban se dresse. Contre toute prévision, il n’étale aucun désespoir ; sa physionomie n’apparaît point déconfite ; même

— ces poètes naïfs sont si compliqués ! — on pourrait présumer que…

— Merci, Jimmy, sourit-il sataniquement. À présent que j’ai ton avis, je sais ce qu’il me reste à faire.

— Tu vas rompre ? Pour ça ?… Espèce de moule !

Mais Lauban se cambre, les pouces aux entournures du gilet. Sur sa cravate et ses cheveux passe comme un souffle de gloire :

— Ah ! non, que je ne suis pas une moule ! Ah ! fichtre, non, que je ne romprai pas ! Maintenant moins que jamais, mon vieux Jim. Je vais m’arranger pour — puisque Gaëtane et la juive marchent — les induire à marcher…

— Devant toi ?

— Voui. Et avec le prince Jean, encore !

— Une partie carrée, quoi ?

— Royale ! Ah ! Claudine ! oh ! Rézi ! ah ! Youpine en ménage !

— Excellente idée ! concède Smiley. Mais tout ça ne m’apprend pas pour qui je dois voter.