Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 87-94).

CHAPITRE IX


E t chaque soir, pendant une semaine, comme les autres, il fit son métier. Mais la passivité n’était pas possible à cette nature insurgée. Amer et contenu, sa rage seule l’empêchait de tomber dans le découragement.

La matinée du jeudi lui plut, parce que ce jour-là passa plus vite que les autres. Le reste du temps, l’après-midi le voyait désemparé, ne sachant où mener sa vie.

Il écrivit à la vieille Hortense ; puis il fit des vers, des vers qui eussent, comme jadis, épouvanté sa mère. Ils étaient aux couleurs de sa nouvelle existence. Des clowns y dialoguaient avec le destin. Le public y jouait le rôle des Augustes. Des chevaux y écartelaient tout le beau monde des loges. Celui qui portait Irénée, devenu ailé, sortait par le vitrage et chargeait avec les nuages d’orage. Ou bien la Mort, déguisée en pitre, engageait tous les squelettes cachés de l’assistance, cet ossuaire, à rejeter leurs peaux pour sautiller sur la piste, aux sons de l’accordéon.

Il erra deux fois du côté du manège, et n’y entra pas. Il boudait le Cirque et tout ce qui touchait au Cirque. Il se demanda s’il ne tenterait pas de retourner chez Mme Maletier, fit le projet d’aller voir Albertine, et n’y alla point.

Le samedi soir, comme il descendait aux écuries, venant de mettre son costume, à peu près un quart d’heure avant la représentation, il se trouva face à face avec Johny John.

« Hello, boy… » Un grand rire ; une main qui s’abat sur son épaule et la secoue.

What is the matter ? Vous n’avez pas l’air d’être un heureux garçon !

Ce beau petit cosaque aux yeux bleus, certes, ce n’est pas un fellow comme tous ceux qu’on voit dans la vie foraine. Il s’agit sans doute de ne pas le laisser se décourager, sans quoi, comme il est venu, tout à coup, un soir, il s’en ira sans laisser de ses nouvelles.

— Vous savez, lad, je vous ai regardé faire ! C’est réellement bon, votre travail. Maintenant que vous avez subi l’épreuve, nous allons penser à de nouvelles choses. La semaine prochaine, le programme change. Mais vous, vous restez. Seulement vous passerez en numéro trois, avec trente francs au lieu de vingt. Et pendant ce temps-là, nous allons établir une nouvelle performance avec Dick comme second cosaque. Je l’aurais fait plus tôt si l’imbécile n’avait eu ce coup à la jambe qui le rend boiteux. Mais il sera guéri en temps. À partir de lundi, nous travaillerons au manège.

Que de nouvelles à la fois ! Le cow-boy ne laisse pas au petit le temps de respirer.

— Est-ce que vous savez que je fonde de grands espoirs sur vous ?

Irénée haussa les épaules, ironique, parfaitement désabusé.

— Sur moi, vraiment ?

— Écoutez ! Vous êtes brave, vous êtes souple, et vous voilà entraîné. Il n’y a que vous qui ferez convenablement les choses auxquelles je pense depuis longtemps. Moi, je suis trop gros, trop vieux, et Dick n’est pas assez beau. Il faut être beau, vous le savez, pour certains numéros à cheval, exactement comme pour travailler avec les lions.

— Ah !…

— Oui. Ce sont les lois du cirque. Well ! Je sais que vous viendrez plus vite qu’un autre à bout de l’affaire à laquelle je pense. C’est une suite de tours vraiment prodigieux.

— Quels tours ?

— Vous le saurez. C’est vous qui devez faire ça.

— Je suppose, fit Irénée, toujours amer, que n’importe qui peut les faire, ces tours !

— Non, garçon ! Dick refuse, si vous voulez la vérité.

— Oh ! Oh ! très dangereux, alors ?

— Très dangereux. Mais ce sera trois cents francs par représentation.

Un silence passa. Le grand Américain et le petit Français se regardèrent dans le blanc des yeux. Irénée, dégrisé, désormais, se sentait aussi fort que l’autre. S’il acceptait ce marché-là, ce serait pour l’argent.

— Vous hésitez ?… dit enfin Johny John. Vous m’avez raconté un soir que vous étiez un casse-cou, un fou, un fils de famille à la dérive.

— Je suis tout ça…

— Alors, vous n’avez pas peur, je pense ? Avec votre audace on ne se fait jamais de mal, même s’il y a des chutes.

— Peur ? répéta Irénée.

Et, dans ses yeux de sirène, il y avait un petit rire amusé.

Et soudain, à cause de ce mot, le goût du risque reflua, lame de fond, dans son être tout jeune, aimanté depuis l’enfance vers l’aventure.

Ses prunelles d’azur jetèrent des feux. Les narines de son nez court s’ouvrirent.

— J’accepte.

La période sombre était passée. Les séances au manège, entre Johny John et Dick, laissèrent bien loin les poèmes commencés. En rentrant les soirs, éreinté, le jeune Derbos n’avait que le temps de se jeter dans son lit, où il tombait endormi comme on meurt subitement.

Aux rares moments de loisir, à table, dans sa crémerie : « Après tout, quoi ? Je suis un pauvre type de cirque, rien de plus !… Et ensuite ? Cela vaut mieux qu’autre chose. Je préfère être du côté de la piste que du côté du public. »

Depuis qu’il ne boudait plus, il était redevenu ce petit psychologue qui, paradoxalement, veillait derrière sa nature d’enfant fou. Les mille détails de sa carrière nouvelle, en s’agglomérant, finissaient par dessiner dans son esprit une image exacte, points de tapisserie qui gagnent chaque jour sur le canevas incolore.

Passer en numéro trois dans le programme, c’est commencer à être un personnage. Il était à présent assez applaudi pour que l’orchestre jugeât bon de soutenir les battements de mains qu’il suscitait d’un trémolo sourd, ce qui « fait tumulte » et engage le public à rappeler plus chaleureusement le personnage qui vient de travailler devant lui.

La vanité enfantine d’Irénée connaissait donc enfin quelque satisfaction. D’autre part, les projets d’avenir de Johny John entretenaient en lui la belle palpitation sans laquelle il ne pouvait pas vivre. Il brûlait à présent de savoir ce que seraient ces tours qu’on lui ferait faire plus tard. En attendant, le numéro « Ivan et Dimitri » s’annonçait bien.

— Nous pourrons mettre ça en numéro 7 !… avait dit le régisseur.

Et c’était certainement une place enviable dans le programme, jusqu’au jour triomphal de finir la première partie, de commencer la seconde, ou de passer en avant-dernier numéro.

D’humbles figures de camarades sortent de l’ombre.

Il y a, dans la vie des cirques, un mélange de pathétique et d’ingénuité qui, peut-être, constitue le charme spécial de ce vieux divertissement dont nous ne sommes pas encore las.

À une époque où le cabotinage et le bluff triomphent plus grossièrement que jamais, voici tout un monde où le vrai courage, l’endurance et souvent le martyre sont les bases mêmes de l’existence.

Quand la musique se tait, au cours de la représentation, quand le public éprouve, dans ce silence subit, le serrement de cœur qu’il est venu chercher là, certes, à ce moment, beaucoup plus peut-être qu’on ne le croit, le Péril est entré sur la piste, fantôme invisible qui se mêle tragiquement aux pauvres fantoches en maillot chargés d’amuser notre soirée.

Car nombreux sont, parmi la troupe errante, ceux qui furent démolis par l’aventure.

Ce n’est pas en vain que l’appareil du cirque ressemble souvent aux gréements d’un navire. Que de naufrages dans l’ombre de ces amarres, de ces échelles, de ces filets suspendus au-dessus des têtes levées des spectateurs !

Le jeune Derbos ne pouvait regarder sans frisson, chaque soir, celui qui faisait, avec un autre et le « speaker des clowns », son entrée comique.

Le bon rire enfant du public grondait comme un tonnerre autour de ces pitreries. Vêtu d’un pantalon trop grand qu’il perdait toujours, d’une redingote crevée qui lui tombait aux pieds, son nez écrasé peint en rouge vif et sa mâchoire de prognathe en blanc pur, une perruque de chiendent sur la tête, Tom recevait les coups de pied, les seaux d’eau de savon ou les pots de mélasse sur la figure, se prenait les pieds dans les tapis, tombait, bégayait, pirouettait sous les gifles, pleurait, se ramassait, regardait tout le monde avec des yeux d’imbécile, en poussant des petits cris inarticulés.

Il n’était pas vieux. Jusqu’à vingt-huit ans, écuyer et bellâtre, il avait fait la belle voltige à cheval qui est la parure même des cirques. Une chute ! Le pied du cheval sur sa figure… En sortant de l’hôpital, après l’agonie, l’opération, des mois de souffrance, il se retrouvait sur ses pieds, un jour, nez aplati, mâchoire fracassée, se retrouvait avec une figure d’Auguste.

De ce jour, courageux comme on ne l’est que dans son milieu, bien triste aussi, peut-être, l’ancien beau garçon avait changé d’emploi.

Désormais, c’était une jeune fille en tutu, une « écuyère de grâce » qui voltigeait sur le cheval, tandis que lui, roulé par terre, faisait le singe pour la laisser souffler entre les figures de son numéro ; et sans doute cette écuyère tournait-elle autour du bouffon ridicule comme le spectre même de son brillant passé.

« Un bon jongleur, disaient les connaisseurs, fait des exercices toute sa vie, comme un violoniste. Rastelli, le plus fort du monde, travaille huit heures par jour. » Mais Irénée savait maintenant qu’à côté de tels virtuoses, bien des jongleurs sont des acrobates aux rotules brisées, que bien des femmes qui, couchées sur le dos, font manœuvrer une boule, miraculeusement, au bout de leurs pieds, sont des trapézistes dont les bras fracassés n’ont pu être raccommodés suffisamment pour leur permettre de recommencer le même travail.

Remarque-t-on comment l’acrobate, avant de commencer ses tours, vient lui-même, enveloppé d’un peignoir, donner à l’appareil le dernier tour d’écrou ?

Musique de foire, fanfreluches, saluts, sourires, public de gosses, innocence et gentillesse… mais la Mort, au cirque, est le personnage principal.

Comme les marins, c’est le danger que, sans le savoir, ils aiment, ceux qui ont choisi cette profession. Car ils l’aiment, cette profession, qui, depuis l’âge de cinq ou six ans, a pris leur vie.

Irénée fut présent quand on annonça la mort subite du grand paillasse blanc qui, la veille, avait fait son numéro.

Celui-là, peut-être, sentait venir la dernière culbute. Il avait dit aux camarades, peu de temps avant : « Surtout, en cas de mort, enterrez-moi avec mon costume et mon toupet. »

Ceux qui virent se former le cortège à la porte de l’hôtel quelconque où le nomade avait fini sa vie errante, ne se doutèrent pas que la petite foule qui, si triste, marchait derrière, avait fait rire le jour d’avant, ferait rire le jour d’après, et que, dans la voiture noire, c’était un grand pantin cassé qu’on menait vers la messe et vers la fosse, cadavre vêtu de clinquant et portant perruque.

Il ne ressuscite plus, le pantin. De plus en plus, les anciens costumes de parade font place à la tenue moderne, smoking ou chemise de tennis avec cravate à la mode. Le music-hall est en train de tuer le cirque. L’américanisation universelle du monde est passée aussi par là.

Leur sourire appris, leur salut naïf et maniéré, ce calme silence de leurs exercices, leurs bottines d’or et leurs maillots roses, tout cela participait de la vie muette, agile, qui fascine dans les ballets, vie qui se passe comme derrière une vitre ou dans l’eau, vie un peu surnaturelle, vie sans sexe et sans pesanteur, au milieu de laquelle l’entrée des employés en livrée semble soudain si lourdement humaine.

Il y a du ballet dans l’acrobatie, certes. Du reste, la première chose qu’on apprend au futur acrobate, c’est la danse.

Irénée déjà les aimait. Il vit tout de suite : ils étaient modestes, loyaux, bons camarades. À ces vertus qui ne sont plus de notre temps, ils ajoutaient cette étrange chasteté du saltimbanque, imposée et entretenue par un constant effort physique. Et l’habitude du danger perpétuel en commun les empêchait de tomber dans ces horreurs : la rosserie, la basse jalousie. Ils s’entendaient en bons enfants, comme soldats à la guerre. Qu’il fait bon vivre dans cette confrérie de toutes couleurs !

Irénée sut bientôt donner aux choses le nom qu’elles portent, et discerner la valeur respective des emplois. Le pourtour de la piste fut « la Banquette », les entrées du public « les vomitoires », et le « speaker des clowns », dans sa livrée bleue (qui parle avec les comiques et les fait valoir), un des personnages les plus considérables de la compagnie.

Et il apprit aussi comment un imprésario voyageur se promène dans tous les pays du monde, pour des agences, afin de découvrir des numéros qu’il envoie aux cirques, moyennant du dix pour cent, payé par les artistes, numéros acceptés chaque fois sans contrôle.

— Ivan et Dimitri seront gardés deux semaines, dit Johny John. Pendant ce temps, vous pourrez étudier au manège pour faire le jockey d’Epsom en haute voltige. J’ai un cheval parfait pour ça. Vous passerez en seconde partie. Vous vous appellerez James Love. C’est un nom qui vous ira bien. Et Dick reprendra vos premiers exercices cosaques sous un autre costume et une autre nationalité, pour le début de la représentation. De cette façon, vous serez tout entraîné pour commencer à travailler notre numéro, vous savez, notre terrible numéro…