Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 82-86).

CHAPITRE VIII


D emain soir ! »

Il le savait. Il ne dormirait pas cette nuit.

Le long rêve de son enfance et de presque toutes les enfances allait se réaliser.

Aux sons guillerets d’une musique passée de mode, les rideaux s’écarteraient. Et, dans l’apothéose des lumières, regardé par des milliers d’yeux, il entrerait à plein galop sur la piste, héros presque surnaturel qui susciterait du haut en bas du cirque un battement de cœur universel. Il serait « Dimitri, cosaque du Don », comme disait l’affiche, personnage de légende que jamais plus n’oublieraient les enfants présents, pas plus que les grandes personnes, du reste.

« Un numéro comme ça !… »

Il n’avait pas pu obtenir de voir cette affiche, et ne savait exactement à quel moment de la soirée il passerait. Mais on lui avait recommandé d’être habillé dès huit heures, prêt à monter à cheval.

« C’est drôle que le costume fait pour Dick m’aille si bien ! Un peu trop large, mais j’aime mieux ça. Ce qu’on se sent bien, dans un costume comme ça, tout de même ! Et quelle allure ! »

Tout seul dans cette nouvelle chambre d’hôtel à bon marché (un autre hôtel situé plus près du cirque), subitement il se rendit compte qu’il n’avait personne à qui faire part de son ivresse.

Personne ! Et tant de choses à raconter ! Et toutes ces merveilles dans le cœur !

Rien. Moins de dix-sept ans, et pas un proche, pas un ami. Demain soir, nul ne palpiterait pour lui quand il bondirait sur la piste. Nul ne l’embrasserait quand il sauterait de son cheval…

Il avait voulu cette vie. Il secoua sa tête redressée, une espèce de satisfaction âpre essaya de durcir son âme. Mais il retomba vite assis sur sa chaise, pauvre petit qui a le cœur bien gros.

« Je m’habituerai… Il faudra bien… » De nouveau la géographie dansa devant ses yeux. Départ… Départ. Mais partout où il irait, il serait aussi seul que ce soir.

Il fit un grand effort pour retenir ses larmes. Pourquoi ? Personne ne le voyait ! Cependant il trouvait lâche de se laisser attendrir ainsi sur lui-même. Il voulait être un homme. N’était-il pas responsable de tout cela ?

Responsable, libre, seul.

Il se leva pour marcher de long en large.

« Allons ! Je vais me coucher tout simplement, et tâcher de dormir. Ne compliquons pas ! Ne compliquons pas ! »

L’orchestre, du haut de la tribune, venait d’attaquer le morceau d’ouverture, fantaisie sur le Petit Duc. Le cirque se remplissait avec bruit. Derrière les rideaux de velours bleu, dans les coulisses, tout un carnaval piétinait ; et, dans les écuries, parés de leurs oripeaux, les chevaux s’agaçaient, sentant l’heure de la représentation.

Parmi cette nervosité, la main à la bride de son cheval, impatient, Irénée en costume, longue houppelande, bottes, bonnet de fourrure, se laissait gagner par les battements de cœur.

Il y avait de tout dans son émotion. Espérant voir Johny John, seul visage qui lui fût un peu familier dans cette cohue, en vain le cherchait-il des yeux. Il n’y avait autour de lui que des gens qu’il n’avait jamais vus. Et chacun, âprement, n’était occupé que de soi-même.

Au bout de quelques secondes, le bariolage diminua. Trois pitres multicolores restaient dans un coin à essayer des acrobaties sur le dos les uns des autres. Le speaker des clowns, en habit bleu, livrée spéciale du cirque, parlait à voix basse avec un jeune homme de l’administration. Dans le bar, à deux pas, certains buvaient et riaient.

À peu près seul avec son cheval, Dimitri, cosaque du Don, attendit. Il se disait qu’on le ferait passer vers le milieu de la première partie. Ne sachant encore rien de sa nouvelle carrière, il n’avait pas l’idée de regarder sur cette petite affiche, encadrée comme celle des mairies, où l’ordre des numéros est indiqué.

Il se prépara, non sans amusement, à voir défiler devant lui les numéros qui précéderaient le sien, car le cirque, pour lui, ne cessait pas encore d’être le cirque, c’est-à-dire un lieu magique. Et même là, derrière ces rideaux clos qui, à un moment, s’écarteraient pour le laisser passer, il ne pouvait encore croire que lui, le petit Derbos, il fût devenu vraiment l’un des héros de l’impressionnante féerie.

Le régisseur de piste, en habit bleu (couleur de la maison), cheveux blancs et belle moustache française, posa le doigt sur l’une des trois sonneries électriques qui commandent la représentation.

Le cirque s’alluma. L’équipe des employés, également en livrée bleue, ceux qu’on appelle « écuyers » et les autres, en petite tenue kaki, dits « hommes de piste », poussèrent les rideaux et se rangèrent des deux côtés de l’entrée ou barrière. Un air de galop éclatait. La représentation commençait.

Le régisseur de piste écarta le rideau, fit un signe d’impatience :

— Allons, le cosaque ?…

Irénée n’eut que le temps de sauter en selle. Le cheval semblait reconnaître son air ; il bondissait déjà. Le champ qu’il avait pris dans la coulisse fit entrer Irénée en ouragan aux yeux du public.

Comment ! C’était lui, le numéro 1 du programme ?

Pendant qu’il faisait son premier tour au galop de charge, froidement, calmement, il constata que toute son ivresse d’enfant venait de tomber, chute vertigineuse.

On le faisait passer en premier numéro. C’était juste. Il n’était qu’un débutant. Mais, comme public, il avait des loges et des fauteuils vides, et, parmi les places déjà occupées, des gens encore debout, en proie aux ouvreuses, et qui ne le regardaient pas.

Il venait de se mettre debout sur la selle. Morne comme un terrassier qui pioche ou un menuisier qui rabote, il exécuta son numéro point par point ; et, tandis qu’il pendait, traîné, la tête en bas. « Voilà ! Je suis en train, se disait-il, désespéré, de gagner mon billet de vingt francs ! »

Les rideaux se rouvrirent. Il fonça comme s’il courait se jeter dans un précipice. C’était fini. Il s’en rendait parfaitement compte : ce numéro n’était qu’un éclair. Les gens n’avaient même pas le temps de comprendre ce qu’ils voyaient.

Ainsi la perspective exacte se rétablissait-elle dans sa tête. Entre faire une chose et la regarder faire, il y a des abîmes.

En ces quelques minutes, il venait de se dégonfler de toute l’importance qu’il s’était attribuée.

— Mais voyons !… Allez saluer !… lui cria le régisseur, furieux.

Est-ce qu’on applaudissait ?… Oui, un peu, machinalement. Il sauta de cheval et courut à pied saluer comme il put. Il figurait un cavalier barbare, on ne lui demandait pas d’être gracieux. D’ailleurs, personne ne le regardait plus.

En montant se déshabiller, il titubait dans les marches. En passant, il avait failli heurter le numéro suivant, composé de trois personnages en habit et haut de forme. Son cheval avait disparu, ramené par Dick à l’écurie.