La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 212-215).
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IV


Quatre jours plus tard, la mère et Sophie se montrèrent à Nicolas pauvrement vêtues de robes d’indienne usée, le bâton à la main, la besace à l’épaule. Ce costume faisait paraître Sophie plus petite et donnait une expression sévère à sa physionomie.

— On dirait que tu as passé ta vie à aller de monastère en monastère ! lui dit Nicolas.

En prenant congé de sa sœur, il lui serra la main énergiquement. Une fois de plus, la mère nota cette simplicité et ce calme. Ces gens ne prodiguaient pas les baisers ni les démonstrations affectueuses, et pourtant, ils étaient sincères entre eux, si pleins de sollicitude pour les autres. Là où Pélaguée avait vécu, les gens s’embrassaient beaucoup, se disaient souvent des mots tendres, ce qui ne les empêchaient pas de se mordre comme des chiens affamés.

Les voyageuses traversèrent la ville, gagnèrent la campagne et s’engagèrent sur la large route battue, entre deux rangées de vieux bouleaux.

— Ne serez-vous pas fatiguée ? demanda la mère à Sophie.

— Vous croyez que je n’ai pas l’habitude de marcher ? Vous vous trompez…

Gaîment, avec un sourire, comme si elle parlait d’espiègleries enfantines, Sophie se mit à raconter ses exploits de révolutionnaire. Elle avait vécu sous un faux nom, se servant d’un passeport truqué ; elle s’était déguisée pour échapper aux espions, avait transporté dans différentes villes des quintaux de brochures interdites. Elle avait organisé l’évasion de camarades exilés, les avait accompagnés à l’étranger. Une fois, elle avait installé chez elle une imprimerie clandestine ; lorsque les gendarmes, prévenus du fait, étaient survenus pour perquisitionner, elle s’était habillée en servante un instant avant leur arrivée et était sortie, croisant les inquisiteurs sur le seuil. Sans manteau, un petit fichu sur la tête et une burette à pétrole à la main, elle avait traversé la ville d’une extrémité à l’autre par un froid rigoureux, en plein hiver. Une autre fois, s’étant rendue chez des amis, dans une ville lointaine, elle montait déjà l’escalier qui conduisait à leur demeure, lorsqu’elle vit qu’on y perquisitionnait. Il était trop tard pour sortir de la maison ; elle sonna alors avec audace à l’étage au-dessous de celui où elle voulait aller, et entrant chez des inconnus, sa valise à la main, elle leur expliqua franchement sa situation.

— Vous pouvez me livrer si vous voulez, mais je ne crois pas que vous le fassiez, avait-elle dit avec conviction.

Très effrayés, ces gens ne fermèrent pas l’œil de toute la nuit, pensant qu’à chaque instant on allait venir frapper chez eux. Cependant, ils ne livrèrent pas Sophie ; le matin venu, ils se moquèrent des gendarmes avec elle. Une autre fois, costumée en religieuse, elle avait pris place dans le même compartiment et sur la même banquette qu’un espion chargé de la suivre, et qui, pour se vanter de son habileté, lui raconta comment il accomplissait sa besogne. Il était sûr que Sophie était dans le train, en seconde classe ; à chaque arrêt, il sortait, et disait en revenant à la pseudo-religieuse :

— Je ne la vois pas… elle est couchée probablement. Eux aussi se fatiguent… ils ont une vie si pénible… dans le genre de la nôtre !…

La mère riait en écoutant ces histoires et regardait Sophie avec des yeux affectueux. Grande et maigre, la jeune femme marchait d’un pas ferme et léger ; ses pieds étaient solides et bien formés. Il y avait dans sa démarche, dans ses paroles, dans le timbre même de sa voix hardie, quoique un peu sourde, dans toute sa silhouette élancée, une belle santé morale, une audace joyeuse, un besoin d’air et d’espace, et ses yeux se posaient sur toutes choses avec une expression de joie juvénile.

— Voyez quel joli sapin ! s’écria-t-elle, en montrant un arbre à la mère, qui s’arrêta pour le regarder, mais le sapin n’était pas plus haut ni plus fourni que les autres.

— Oui, c’est un bel arbre ! répéta-t-elle en souriant.

— Une alouette !

— Les yeux gris de Sophie étincelèrent joyeusement. Parfois, d’un mouvement souple, elle se baissait et cueillait une fleur dont elle caressait avec amour les pétales tremblants, d’un léger effleurement de ses doigts minces et agiles. Et elle chantonnait doucement.

En route elles croisaient des piétons, des paysans juchés sur leur charrette, qui leur disaient :

— Que la paix soit avec vous !

Un beau soleil printanier brillait ; l’abîme bleu du ciel étincelait ; des deux côtés de la route s’étendaient de sombres forêts de bois résineux, des champs d’un vert cru ; les oiseaux chantaient, l’air tiède et embaumé caressait doucement les joues.

Tout cela rapprochait la mère de la femme à l’âme et aux yeux clairs ; et elle se serrait involontairement contre elle, s’efforçant de marcher du même pas. Mais parfois, il y avait dans les paroles de Sophie quelque chose de trop vif, de trop sonore, qui semblait superflu à Pélaguée ; il lui venait alors des pensées inquiétantes :

— Elle ne plaira pas à Rybine…

Un instant après, Sophie parlait de nouveau simplement, cordialement, et la mère la regardait avec amour.

— Comme vous êtes encore jeune ? soupira-t-elle.

— Oh ! j’ai déjà trente-deux ans ! dit Sophie.

Pélaguée sourit.

— Ce n’est pas ce que je veux dire… à vous voir, on vous croirait plus âgée… Mais quand on regarde vos yeux, quand on vous entend, on est tout étonné, on dirait une jeune fille… Vous avez une vie agitée et pénible, dangereuse… et pourtant votre cœur est souriant…

— Je ne sens pas que ma vie soit pénible, je ne puis m’en figurer une qui soit plus intéressante et meilleure que celle-ci…

— Qui vous récompensera de vos peines ?

— Nous sommes déjà récompensés ! répondit Sophie d’un ton qui sembla plein de fierté à la mère. Nous nous sommes organisé une vie qui nous satisfait, que peut-on souhaiter de plus ?

La mère lui jeta un coup d’œil et baissa la tête, en se répétant :

— Elle ne plaira pas à Rybine…

Aspirant à pleins poumons l’air tiède, les deux femmes marchaient d’un pas lent, mais soutenu. Il semblait à Pélaguée qu’elle allait en pèlerinage. Elle se rappela son enfance et le pur bonheur qui l’animait lorsque, les jours de fête, elle quittait son village pour se rendre à quelque monastère lointain, vers une image miraculeuse.

De temps à autre, Sophie chantait de sa belle voix des chansons nouvelles qui parlaient de l’amour ou du Ciel ; ou bien elle se mettait soudain à déclamer des vers célébrant les champs et les bois, le Volga, et la mère écoutait et souriait ; sans le vouloir, elle hochait la tête au rythme de la poésie, dont la mélodie la charmait.

Dans son cœur, tout était paisible, tiède et doux, comme un vieux petit jardin par un soir d’été.