La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 205-212).
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III


Nicolas rentra vers quatre heures. Au dîner, Sophie raconta en riant comment elle avait été à la rencontre du prisonnier ; elle parlait de la terreur qui lui faisait voir des espions partout, de la conduite bizarre de l’homme échappé… Quelque chose dans le ton de sa voix rappelait à la mère les fanfaronnades d’un ouvrier qui a achevé un travail difficile et dont la perfection l’enchante.

Maintenant, Sophie était vêtue d’une robe grise légère et flottante, qui tombait des épaules jusqu’aux pieds en plis harmonieux, vaporeuse et simple. Elle paraissait plus grande que dans l’autre costume ; ses yeux semblaient assombris et ses mouvements plus calmes.

— Il faut que tu t’occupes d’une autre affaire, Sophie ! dit Nicolas après le dîner… Tu le sais, nous avons l’intention d’éditer un journal pour la campagne… mais, grâce aux dernières arrestations, les liens qui nous unissaient aux paysans sont rompus. Seule, Pélaguée sait comment trouver l’homme qui se chargera de la distribution du journal… Pars avec elle… le plus tôt possible…

— Bien ! dit Sophie en se remettant à fumer. Est-ce entendu, mère ?

— Pourquoi pas ? Allons !

— C’est loin ?

— À quatre-vingts kilomètres environ…

— Parfait !… Il faut que je joue du piano… Supporterez-vous un peu de musique ?

— Ne me demandez rien, faites comme si je n’étais pas là ! dit la mère, en s’asseyant dans un coin du canapé recouvert de toile cirée. Elle voyait que le frère et la sœur, sans avoir l’air de faire attention à elle, la mêlaient toujours à leur conversation.

— Écoute, Nicolas, c’est du Grieg ! Je l’ai apporté aujourd’hui. Ferme la fenêtre !

Elle ouvrit le cahier et caressa doucement les touches de la main gauche. Les cordes se mirent à vibrer en sonorités moelleuses et épaisses. D’abord un profond soupir, puis une autre note se joignit aux premières, riche et frémissante d’ampleur. Les doigts de la main droite s’éveillèrent avec des résonances pleines de clarté, des cris pareils à ceux d’un oiseau effrayé ; ils se balancèrent, battirent des ailes sur le fond noir des notes basses qui chantaient, harmonieuses et mesurées, comme les vagues de la mer fatiguée par la tempête. En réponse à la chanson, des ondes lourdes d’accords graves pleuraient douloureusement, engloutissant les plaintes, les questions, les gémissements fondus dans un rythme angoissé. Parfois, en un essor désespéré, la mélodie sanglotait, languissante ; puis elle tombait, rampait, chancelait sur le torrent épais et glissant des basses, se noyait et disparaissait pour se faire de nouveau jour au travers du grondement égal et monotone ; elle s’élargissait, tintait et se dissolvait dans un puissant battement de notes humides qui l’éclaboussaient, soupirant sans se lasser, avec la même force et le même calme…

Au commencement, la musique ne toucha pas la mère, elle ne comprenait pas ; c’était pour elle comme un chaos sonore. Son ouïe ne pouvait saisir la mélodie dans la palpitation complexe de la foule des notes. À demi somnolente, elle regardait Nicolas, assis dans l’autre coin du canapé, les jambes repliées sous lui ; elle étudiait le profil sévère de Sophie, la tête courbée sous sa pesante toison de cheveux dorés. Le soleil se couchait, un rayon tremblant nimba d’abord la tête et l’épaule de Sophie, puis, glissant sur les touches du piano, il flotta sous les doigts de la musicienne. La mélodie remplissait la chambre, et le cœur de la mère s’éveillait sans qu’elle s’en doutât. Trois notes, vibrantes comme la voix de Fédia Mazine, se succédaient avec régularité et se soutenaient mutuellement à la même hauteur, comme trois poissons argentés dans un ruisseau… brillant dans le torrent des sons… Parfois une autre note encore se joignait à elles ; et toutes ensemble, elles chantaient une chanson ingénue, triste et caressante. Pélaguée commençait à les suivre et à en attendre le retour, elle n’écoutait qu’elles, les séparant du chaos inquiet des sons que peu à peu elle n’entendait plus…

Et soudain, du tréfonds obscur de son passé, monta le souvenir d’une humiliation depuis longtemps oubliée et qui ressuscitait maintenant avec une cruelle netteté.

Une fois, son mari était rentré fort avant dans la nuit, complètement ivre ; il l’avait tirée par le bras, jetée à bas du lit et frappée à coups de pieds, en hurlant :

— Va-t’en, canaille, tu m’ennuies !… Va-t’en !

Pour échapper à ses coups, elle avait vite pris dans ses bras son enfant, alors âgé de deux ans, et, redressée sur les genoux, elle se protégeait avec le petit corps comme avec un bouclier. Pavel pleurait, se débattait, effrayé, nu, tiède.

— Va-t’en ! criait Mikhaïl de sa voix rugissante.

Elle avait sauté sur ses pieds et courût à la cuisine ; alors, ayant jeté une camisole sur ses épaules et enveloppé l’enfant dans un châle, sans mot dire, sans plainte, ni prière, nu-pieds, elle était sortie dans la rue. On était au mois de mai ; la nuit était fraîche ; la poussière de la rue se collait à ses pieds, pénétrant sa peau et la glaçant. L’enfant pleurait et se débattait. Elle découvrit son sein, serra son fils contre elle ; et, chassée par la peur, elle s’en alla dans la rue obscure, en chantonnant pour endormir le petit. Le jour allait se lever. Pélaguée avait honte à l’idée que quelqu’un pourrait la rencontrer demi-nue. Elle descendit au bord du marais, s’assit à terre sous un groupe compact de jeunes trembles… Elle resta là longtemps, enveloppée par la nuit, les yeux dilatés fixés sur les ténèbres, chantant craintivement pour bercer son enfant endormi et son cœur outragé. Soudain, un oiseau noir et silencieux s’envolant au-dessus de sa tête avait pris son essor dans le ciel et avait réveillé la mère. Toute tremblante de froid, elle se leva et rentra chez elle, allant au-devant de la terreur coutumière, des coups et des outrages incessants…

Pour la dernière fois, un accord sonore, indifférent et froid soupira et se figea.

Sophie se retourna et demanda à mi-voix à son frère :

— Cela te plaît ?

— Oui, beaucoup ! répondit-il en tressaillant comme s’il sortait d’un rêve, beaucoup…

Un arpège doux et harmonieux s’égrena sous les doigts de Sophie.

Dans la poitrine de la mère, l’écho des souvenirs chantait et tremblait. Elle aurait voulu que la musique continuât. Une pensée germait en elle.

— Voilà des gens qui vivent tranquillement… le frère et la sœur… amicalement… Ils font de la musique… Ils ne jurent pas, ils ne boivent pas d’eau-de-vie, ils ne se querellent pas pour des stupidités… Ils ne songent pas à s’offenser mutuellement, comme c’est le cas chez tous les gens de condition obscure…

Sophie fumait une cigarette ; elle fumait beaucoup, presque sans s’arrêter.

— C’était le morceau favori du pauvre Kostia ! dit-elle en aspirant vivement la fumée, et elle plaqua de nouveau un accord triste et faible. Comme j’aimais le lui jouer ! Il était subtil, il n’y avait rien qu’il ne comprît… Il était accessible à tout…

— C’est de son mari sans doute, qu’elle parle ! se dit la mère. Et elle sourit…

— Combien de bonheur cet homme m’a donné ! continua Sophie à voix basse, accompagnant ses pensées par de légers accords. Comme il savait vivre !… Constamment la joie, une joie enfantine, vivante, éclatait en lui…

— Enfantine ! répéta la mère au-dedans d’elle-même.

— Oui ! dit Nicolas en tourmentant sa petite barbiche, une âme chantante…

Sophie jeta sa cigarette allumée, se tourna vers la mère, et lui demanda :

— Ce tapage ne vous ennuie pas ?

— Je vous ai dit de ne rien me demander, répondit la mère avec un léger mécontentement, qu’elle ne parvint pas à cacher ; je ne comprends rien… Je suis là à écouter, à penser…

— Non, il faut que vous compreniez ! répliqua Sophie. Une femme, surtout si elle est triste, ne peut pas ne pas comprendre la musique…

Elle frappa les touches avec force ; un cri violent retentit comme si quelqu’un eût appris une de ces terribles nouvelles qui frappent au cœur et arrachent des plaintes poignantes. Des voix jeunes palpitèrent, effrayées et déconcertées et s’enfuirent rapides on ne sait où ; de nouveau, une voix sonore et irritée résonna, couvrant tout le reste… Sans doute un malheur était arrivé, mais excitait la colère… non les gémissements. Puis une autre voix énergique et caressante survint et se mit à chanter une chanson belle et naïve qui persuadait et entraînait. Sourdes et offensées, les voix des basses grondaient…

Sophie joua longtemps. La mère était troublée. Elle aurait voulu pouvoir demander de quoi parlait cette musique qui faisait naître en elle des images indistinctes, des sentiments, des pensées sans cesse changeants. Le chagrin et l’angoisse cédaient la place à des éclairs de joie paisible ; il semblait qu’une volée d’oiseaux invisibles tournoyaient dans la chambre, frôlant le cœur de leurs ailes délicates, chantant gravement quelque chose qui provoquait instinctivement la pensée par des paroles insaisissables, encourageant le cœur par de vagues espérances, l’emplissant de force et de fraîcheur.

Pélaguée ressentait un désir ardent de dire quelque chose de bon à ses deux compagnons. Elle souriait doucement, enivrée par la musique.

Cherchant des yeux ce qu’elle pourrait bien faire, elle s’en alla à la cuisine sur la pointe des pieds, pour préparer le samovar.

Son désir d’être utile ne s’éteignit pas ; il battait dans son cœur avec une régularité obstinée ; elle servit le thé avec un sourire embarrassé et ému, comme si elle eût enveloppé son âme avec de tièdes pensées de tendresse, qu’elle partageait également entre elle et ses compagnons.

— Nous autres gens du peuple, dit-elle, nous sentons tout, mais il nous est difficile de nous exprimer, nos idées sont flottantes ; nous sommes honteux de ne pouvoir dire ce que nous comprenons. Et souvent, en conscience, nous nous irritons contre nos pensées et aussi contre ceux qui nous les suggèrent, nous nous irritons contre eux et nous les chassons. La vie est agitée ; de tous côtés, elle nous frappe et nous meurtrit ; nous voudrions nous reposer… mais les pensées réveillent l’âme et lui ordonnent de regarder…

Nicolas écoutait en hochant la tête ; il essuyait ses lunettes d’un geste saccadé ; Sophie dévisageait la mère et oubliait sa cigarette éteinte. Elle était toujours assise au piano et en caressait de temps en temps les touches. L’accord se mêlait doucement aux discours de la mère, qui se hâtait de revêtir ses sentiments de paroles sincères et simples.

— Maintenant, je puis un peu parler de moi-même, des miens… parce que je comprends la vie, et j’ai commencé à comprendre quand j’ai pu comparer. Avant, je n’avais pas de points de comparaison. Dans notre classe, tous vivent de même. Maintenant, je vois comment les autres vivent, je me rappelle comment je vivais moi-même et il m’est dur de m’en souvenir… Enfin, on ne revient pas en arrière ; si même on le faisait, on ne retrouverait pas sa jeunesse…

Elle baissa la voix et continua :

— Peut-être que je dis des choses fausses ou inutiles, puisque vous savez tout vous-mêmes… mais, voyez-vous, c’est de moi que je parle… et c’est vous qui m’avez placée à côté de vous.

Des larmes de joyeuse reconnaissance tremblaient dans sa voix ; elle regarda ses hôtes avec des yeux souriants et reprit :

— Je voudrais vous ouvrir mon cœur pour que vous voyiez combien je vous veux de bien.

— Nous le voyons déjà ! dit Nicolas avec bonté. Et nous sommes heureux de vous avoir avec nous.

— Savez-vous ce qu’il me semble ? continua-t-elle, toujours à voix basse et en souriant, il me semble que j’ai trouvé un trésor, que je suis devenue riche, que je puis combler de cadeaux tout le monde… C’est peut-être seulement l’effet de ma bêtise…

— Ne parlez pas ainsi ! dit gravement Sophie.

Pélaguée ne pouvait apaiser son désir ; elle leur parla encore de ce qui était nouveau pour elle et lui semblait d’une importance inappréciable. Elle leur raconta sa pauvre existence pleine d’humiliations et de souffrance résignée ; parfois, elle s’interrompait ; il lui semblait qu’elle s’était éloignée d’elle-même, qu’elle parlait d’elle comme de quelqu’un d’autre…

Sans colère, avec des mots ordinaires et un sourire de compassion sur les lèvres, elle déroulait devant Nicolas et sa sœur l’histoire monotone et grise de ses tristes jours, dénombrant les coups reçus de son mari, étonnée elle-même de la futilité des prétextes qui les amenaient, étonnée de n’avoir pas su les éviter…

Nicolas et Sophie l’écoutaient en silence, attentivement ; ils étaient écrasés par le sens profond de cette histoire d’un être humain que l’on traitait comme une bête, et qui pendant longtemps n’avait pas senti l’injustice de la situation, n’avait pas murmuré. Il leur semblait que des milliers de vies parlaient par la bouche de la mère ; tout était banal et quelconque dans cette existence, mais il y avait une quantité innombrable de gens sur la terre qui menaient ce genre de vie… Et, s’élargissant sans cesse sous leurs yeux, l’histoire de la mère prenait l’importance d’un symbole… Nicolas, accoudé à la table, soutenait sa tête dans la paume de ses mains ; il restait immobile, contemplant la mère au travers de ses lunettes avec des yeux clignotants d’attention. Sophie, appuyée au dossier de la chaise, frémissait, murmurant de temps à autre on ne sait quoi et hochant négativement la tête. Elle ne fumait plus ; son visage semblait encore plus maigre et pâle.

— Une fois, je me suis sentie malheureuse, il me semblait que ma vie n’était qu’un délire, dit-elle à voix basse. C’était en exil, dans une misérable bourgade de province, où je n’avais rien à faire, personne à qui penser, excepté moi-même… Par oisiveté, je me mis à additionner tous mes malheurs, à les passer en revue : je m’étais querellée avec mon père que j’aimais, on m’avait chassée du gymnase parce que je lisais des livres défendus ; puis vint la prison, la trahison d’un camarade qui m’était cher, l’arrestation de mon mari, de nouveau la prison et l’exil, la mort de mon mari… Et il me semblait alors que la créature la plus malheureuse de la terre, c’était moi… Mais tous mes malheurs juxtaposés et décuplés ne valent pas un mois de votre vie, mère… non ! Cette torture journalière pendant des années consécutives… Où les pauvres prennent-ils la force de souffrir ?

— Ils s’y habituent ! répliqua la mère en soupirant.

— Je croyais que je connaissais cette vie ! dit Nicolas pensif. Et quand ce n’est plus des impressions détachées, un livre qui en parle, mais un être humain en personne, c’est terrible ! Et les détails aussi sont terribles, les riens mêmes, les secondes qui forment les années…

La conversation se déroulait à mi-voix. La mère, plongée dans ses souvenirs, tirait du crépuscule de son passé les humiliations mesquines et journalières, elle composait un sombre tableau d’horreur muet et immense, où sa jeunesse se noyait. Tout à coup, elle s’écria :

— Oh ! ai-je assez radoté ! C’est le moment d’aller nous coucher ! Il est impossible de tout redire.

Nicolas s’inclina devant elle plus bas que de coutume et lui serra la main avec plus de force. Sophie l’accompagna jusqu’au seuil de sa chambre ; là, elle s’arrêta et dit à voix basse :

— Reposez-vous !… Bonne nuit !

Sa voix était chaleureuse. Ses yeux gris caressaient doucement le visage de Pélaguée… Celle-ci prit la main de Sophie et, la serrant entre les siennes, elle répondit :

— Merci à vous !…


IV


Quatre jours plus tard, la mère et Sophie se montrèrent à Nicolas pauvrement vêtues de robes d’indienne usée, le bâton à la main, la besace à l’épaule. Ce costume faisait paraître Sophie plus petite et donnait une expression sévère à sa physionomie.

— On dirait que tu as passé ta vie à aller de monastère en monastère ! lui dit Nicolas.

En prenant congé de sa sœur, il lui serra la main énergiquement. Une fois de plus, la mère nota cette simplicité et ce calme. Ces gens ne prodiguaient pas les baisers ni les démonstrations affectueuses, et pourtant, ils étaient sincères entre eux, si pleins de sollicitude pour les autres. Là où Pélaguée avait vécu, les gens s’embrassaient beaucoup, se disaient souvent des mots tendres, ce qui ne les empêchaient pas de se mordre comme des chiens affamés.

Les voyageuses traversèrent la ville, gagnèrent la campagne et s’engagèrent sur la large route battue, entre deux rangées de vieux bouleaux.

— Ne serez-vous pas fatiguée ? demanda la mère à Sophie.

— Vous croyez que je n’ai pas l’habitude de marcher ? Vous vous trompez…

Gaîment, avec un sourire, comme si elle parlait d’espiègleries enfantines, Sophie se mit à raconter ses