La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 15-19).
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III

Un dimanche, une quinzaine après la mort de son père, Pavel rentra ivre à la maison. Il arriva en chancelant dans la première pièce et cria à sa mère, en assénant un coup de poing sur la table, comme le faisait Mikhaïl :

— Le souper ?…

Pélaguée s’approcha, s’assit à ses côtés, et l’enlaçant, elle attira sur sa poitrine la tête de son fils. Il la repoussa, en posant le bras sur son épaule et dit :

— Vite, maman !

— Petit bêta, répondit-elle d’une voix triste et caressante.

— Moi aussi, je veux fumer… donne-moi la pipe du père… grogna-t-il en remuant péniblement sa langue rebelle.

C’était la première fois qu’il était ivre. L’alcool avait affaibli son corps, mais n’avait pas éteint sa conscience ; il se demandait :

— Je suis ivre ?… Suis-je ivre ?

Les caresses de sa mère le rendaient confus ; il était touché par la tristesse de son regard. Il avait envie de pleurer ; et, pour vaincre ce désir, il feignait d’être plus ivre qu’il l’était en réalité.

Et la mère caressait ses cheveux en désordre et couverts de sueur en disant doucement :

— Tu n’aurais pas dû faire cela…

Pavel commençait à avoir des nausées. Après une série de vomissements, il fut mis au lit par la mère, qui plaça un essuie-mains mouillé sur le front pâle. Il se remit un peu ; mais tout tournait autour de lui et sous lui ; ses paupières étaient pesantes ; il avait dans la bouche un goût répugnant et amer ; il regardait le visage de sa mère et avait des pensées sans suite.

— C’est encore trop tôt pour moi… les autres boivent sans être malades ; moi, j’ai des nausées. La douce voix de sa mère arrivait à ses oreilles, comme lointaine :

— Comment pourras-tu me nourrir, si tu te mets à boire ?

Il dit en fermant les yeux :

— Tous boivent…

Pélaguée soupira profondément. Il avait raison. Elle savait que les gens n’ont pas d’autre endroit que le cabaret pour y chercher du plaisir, qu’ils n’ont pas d’autre jouissance que l’alcool. Pourtant, elle répondit :

— Tu n’as pas besoin de boire ! Le père a assez bu pour toi… Et il m’a assez tourmentée… tu pourrais bien avoir pitié de ta mère.

En écoutant ces paroles mélancoliques et résignées, Pavel pensa à l’existence silencieuse et effacée de cette femme, toujours dans l’attente des coups de son mari. Les derniers temps, Pavel était resté peu à la maison, pour ne pas voir son père ; il avait un peu oublié sa mère ; tout en revenant à son état normal, il l’examinait.

Elle était grande et légèrement voûtée ; son corps pesant, brisé par un labeur incessant et par les mauvais traitements, se mouvait sans bruit, obliquement, comme si elle craignait de se heurter à quelque chose. Le large visage ovale, découpé par les rides et légèrement boursouflé, était illuminé par des yeux noirs à l’expression triste et inquiète, comme chez presque toutes les femmes du faubourg. Au front, une profonde balafre faisait un peu remonter le sourcil droit, il semblait que l’oreille droite aussi était plus haute que l’autre, ce qui donnait au visage un air craintif… Il y avait dans l’épaisse chevelure noire des mèches grises pareilles à des marques de coups terribles… Toute sa personne respirait la douceur, une résignation douloureuse.

Et le long de ses joues, des larmes coulaient lentement…

— Attends ! Ne pleure pas ! supplia Pavel à voix basse. Donne-moi à boire !

— Je vais t’apporter de l’eau avec de la glace…

Lorsqu’elle revint, il dormait. Elle resta immobile un instant, retenant sa respiration ; la cruche tremblait dans sa main, les morceaux de glace se heurtaient contre le métal. Puis, après avoir posé l’ustensile sur la table, Pélaguée se mit à genoux devant les saintes images et pria silencieusement. Les vitres des fenêtres tremblaient sous les ondes sonores de la vie obscure et ivre du dehors. Dans les ténèbres et l’humidité d’une nuit d’automne, un accordéon grinçait ; quelqu’un chantait à pleine voix ; on entendait des paroles viles et obscènes ; des voix de femmes résonnaient, alarmées ou irritées.


Dans le petit logis des Vlassov, la vie s’écoulait uniforme, mais plus calme et paisible qu’auparavant, différant ainsi de l’existence générale au faubourg. La maison était située à l’extrémité de la grand-rue, au sommet d’une courte descente très rapide, au bas de laquelle se trouvait un marais.

La cuisine occupait le tiers de la demeure ; une mince cloison qui n’arrivait pas jusqu’au plafond la séparait d’une petite chambre où couchait la mère. Le reste formait une pièce carrée, à deux fenêtres ; dans un angle, le lit de Pavel, dans l’autre, deux bancs et une table. Quelques chaises, une commode où l’on serrait le linge, une petite glace, une malle à habits, une horloge et deux images saintes, c’était tout.

Pavel essayait de vivre comme les autres. Il faisait tout ce qui convient à un jeune homme ; il s’acheta un accordéon, une chemise à plastron empesé, une cravate voyante, des caoutchoucs et une canne. En apparence, il ressemblait à tous les adolescents de son âge. Il allait à des soirées, apprenait à danser le quadrille et la polka ; le dimanche, il rentrait ivre. Le lendemain matin, il avait mal à la tête, la fièvre le consumait, son visage était blême et abattu.

Un jour, sa mère lui demanda :

— Eh bien, tu t’es amusé hier soir ?

Il répondit avec une sombre irritation :

— Je me suis ennuyé atrocement ! Mes camarades sont tous comme des machines… J’aime mieux aller à la pêche ou m’acheter un fusil.

Il travaillait avec zèle ; jamais il n’était mis à l’amende ou ne chômait. Il était taciturne. Ses yeux bleus, grands comme ceux de sa mère, avaient une expression de mécontentement. Il ne s’acheta pas de fusil et n’alla pas à la pêche ; mais il abandonna la voie battue que suivaient ses camarades, fréquenta de moins en moins les soirées, et, bien qu’il continuât de sortir le dimanche, il rentrait sobre. Pélaguée l’examinait sans mot dire et voyait le visage basané de Pavel devenir de plus en plus décharné, le regard toujours plus grave et les lèvres se serrer avec une sévérité bizarre. Il semblait souffrir de quelque maladie ou de quelque colère mystérieuse. Auparavant, ses camarades lui faisaient des visites, mais, comme il n’était jamais à la maison, ils cessèrent de venir. La mère voyait avec plaisir que son fils n’imitait pas les jeunes gens de la fabrique ; mais lorsqu’elle remarqua cette obstination à s’éloigner du torrent obscur de la vie monotone, un sentiment de vague inquiétude envahit son âme.

Pavel apportait des livres ; au début, il essaya de les lire en cachette. Parfois, il copiait quelque chose sur un morceau de papier.

— Tu n’es pas bien, mon fils ? lui demanda un jour Pélaguée.

— Si, je suis bien ! répondit-il.

— Tu es tellement maigre ! soupira-t-elle.

Il garda le silence.

Ils parlaient peu et ne se voyaient guère. Le matin, le jeune homme prenait son thé en silence et s’en allait au travail ; à midi, il venait dîner ; à table, on n’échangeait que des paroles insignifiantes ; et ensuite il disparaissait de nouveau jusqu’au soir. Puis, la journée finie, il se lavait avec soin, soupait et lisait ses livres. Le dimanche, il s’en allait dès le matin pour ne rentrer que tard dans la nuit. La mère savait qu’il se rendait en ville, fréquentait le théâtre ; mais personne ne venait de la ville pour le voir. Il lui semblait que, plus les jours passaient, moins son fils lui adressait la parole ; et, en même temps, elle remarquait que, de plus en plus, il employait des mots nouveaux, incompréhensibles pour elle, tandis que les grossières expressions coutumières disparaissaient de ses discours.

Il attacha plus de soin à la propreté de son corps et de ses vêtements ; il se mouvait avec plus d’adresse et d’aisance ; il devint plus simple d’apparence, plus doux ; il inquiétait sa mère. Il la traitait d’une manière nouvelle, faisait son lit lui-même le dimanche, en général, sans phrases, sans ostentation, il s’efforçait de lui alléger la besogne. Personne n’agissait ainsi dans le faubourg…

Un jour, il rapporta un tableau qu’il accrocha au mur, et qui représentait trois personnages aux traits empreints de décision, de courage.

— C’est le Christ ressuscité se rendant à Emmaüs ! expliqua le jeune homme.

Le tableau plut à Pélaguée, mais elle pensa :

— Tu honores le Christ et tu ne vas pas à l’église…

Puis, d’autres tableaux encore vinrent orner les murs, le nombre des livres augmenta sur le beau rayon qu’un menuisier, un camarade de Pavel, avait placé. La chambre prenait un aspect agréable.

Le jeune homme disait souvent « vous » à sa mère et l’appelait « maman ». Parfois, il lui adressait quelques brèves paroles :

— Mère, ne soyez pas inquiète, je vous en prie, je reviendrai tard ce soir…

Et sous ces mots, elle sentait qu’il y avait quelque chose de fort et de sérieux, qui lui plaisait.

Mais son anxiété grandissait sans cesse, et comme elle ne s’en expliquait pas avec Pavel, c’était devenu comme un pressentiment de quelque chose d’extraordinaire qui lui étreignait de plus en plus le cœur. Parfois elle pensait :

— Les autres vivent comme des créatures humaines, mais lui, il est comme un moine… Il est trop sérieux… Ce n’est pas de son âge…

Elle se demandait :

— Peut-être a-t-il une amie ?

Mais, pour être aimé des demoiselles, il faut de l’argent, et il lui donnait presque tout son salaire.

C’est ainsi que passèrent les semaines, les mois, presque deux ans, d’une vie bizarre et silencieuse, pleine de pensées, de craintes confuses sans cesse croissantes.