La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 12-15).
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II

C’est ainsi que vivait le serrurier Mikhaïl Vlassov, homme sombre, aux petits yeux méfiants et mauvais, abrités sous d’épais sourcils. C’était le meilleur serrurier de la fabrique et l’hercule du faubourg. Mais il était grossier envers ses chefs ; c’était pourquoi il gagnait peu ; chaque dimanche, il rossait quelqu’un ; tout le monde le craignait, personne ne l’aimait. À plusieurs reprises, on avait tenté de le rouer de coups, mais sans y parvenir. Quand Vlassov prévoyait une agression, il saisissait une pierre, une planche, un morceau de fer, et, solidement planté sur ses jambes écartées, attendait l’ennemi en silence. Son visage couvert depuis les yeux jusqu’au cou d’une barbe noire, ses mains velues excitaient la terreur générale. On avait surtout peur de ses yeux, perçants et aigus, qui vrillaient les gens comme une pointe d’acier ; quand on rencontrait leur regard, on se sentait en présence d’une force sauvage, inaccessible à la crainte, prête à frapper sans pitié.

— Eh donc ! allez-vous-en, canailles ! disait-il sourdement.

Dans l’épaisse toison de son visage, ses grosses dents jaunes brillaient, féroces. Ses adversaires reculaient tout en l’invectivant.

— Canailles ! leur criait-il encore, et ses yeux étincelaient de sarcasmes acérés comme une alène. Puis, redressant, la tête d’un air provocant, il suivait ses ennemis en criant de temps à autre :

— Eh bien, qui veut mourir ? Personne ne voulait.

Il parlait peu. Son expression favorite était « canaille ». Il qualifiait ainsi les chefs de la fabrique et la police ; il employait cette épithète en s’adressant à sa femme.

— Canaille, tu ne vois pas que mes pantalons sont déchirés ?

Quand son fils Pavel eut quatorze ans, l’envie vint un jour à Vlassov de le prendre aux cheveux une fois de plus. Mais Pavel, s’emparant d’un lourd marteau, fit brièvement :

— Ne me touche pas…

— Quoi ? demanda le père, se dirigeant vers l’enfant aux formes sveltes et élancées (on aurait dit une ombre tombant sur un bouleau).

— Assez ! dit Pavel, je ne te laisserai plus faire…

Et il secoua le marteau, tandis que ses grands yeux noirs s’élargissaient.

Le père le regarda, cacha ses mains velues derrière son dos, et dit en ricanant :

— C’est bien…

Puis il ajouta avec un profond soupir :

— Ah ! canaille !

Bientôt il déclara à sa femme :

— Ne me demande plus d’argent… pour vous nourrir, Pavel et toi.

— Tu boiras tout ? osa-t-elle demander.

Il frappa la table du poing et s’écria :

— Ce n’est pas ton affaire, canaille ! Je prendrai une maîtresse.

Il ne prit pas de maîtresse ; mais depuis ce moment-là jusqu’à sa mort, pendant deux ans environ, il ne regarda plus son fils et ne lui adressa pas une fois la parole.

Il avait un chien aussi gros et velu que lui-même. Chaque matin l’animal l’accompagnait jusqu’à la porte de la fabrique, où il l’attendait le soir. Les jours de fête Vlassov s’en allait au cabaret. Il marchait sans mot dire, et comme s’il eût cherché quelque chose, égratignant du regard les gens au passage. Toute la journée, le chien le suivait, tenant basse sa grosse queue épaisse. Quand Vlassov, ivre, rentrait à la maison, il soupait et donnait à manger au chien dans sa propre assiette. Il ne battait jamais l’animal, pas plus qu’il ne l’invectivait ou ne le caressait. Après le repas, si sa femme n’avait pas réussi à enlever le couvert au moment opportun, il jetait la vaisselle à terre, plaçait devant lui une bouteille d’eau-de-vie, et, le dos appuyé au mur, la bouche grande ouverte et les yeux fermés, il entonnait d’une voix sourde une chanson mélancolique. Les sons discordants s’embarrassaient dans ses moustaches, d’où tombaient des miettes de pain ; le serrurier lissait de ses gros doigts les poils de sa barbe et chantait. Les paroles de la chanson étaient incompréhensibles, traînantes, la mélodie rappelait le hurlement des loups en hiver. Il chantait tant qu’il y avait de l’eau-de-vie dans la bouteille ; puis il s’allongeait sur le banc ou posait sa tête sur la table et dormait ainsi jusqu’à l’appel de la sirène. Le chien se couchait à côté de lui.

Il mourut d’une hernie, après une longue agonie. Pendant cinq jours, noirci par la souffrance, il s’agita sans cesse dans son lit, les paupières closes, les dents grimaçantes. Parfois, il disait à sa femme :

— Donne-moi de l’arsenic… empoisonne-moi.

Elle fit venir le médecin, qui ordonna des cataplasmes, ajoutant qu’une opération était indispensable et qu’il fallait conduire le malade à l’hôpital le jour même.

— Va-t’en au diable… canaille… je mourrai bien tout seul ! répondit Vlassov.

Lorsque le docteur fut parti, sa femme en pleurs voulut l’exhorter à se soumettre à l’opération ; Mikhaïl lui déclara en la menaçant du poing :

— N’essaye pas… Si je guéris, tu le paieras cher !

Il mourut un matin, tandis que la sirène appelait les ouvriers au travail. On le coucha dans son cercueil ; il avait les sourcils froncés et la bouche ouverte. Il fut conduit à sa demeure dernière par sa femme, son fils, son chien, ainsi que par Danilo Vessoftchikov, vieux voleur ivrogne chassé de la fabrique, et par quelques miséreux du faubourg. La femme pleura un peu. Pavel avait les yeux secs. Ceux qui rencontraient le cortège funèbre s’arrêtaient et se signaient en disant :

— Sans doute, Pélaguée est bien contente de la mort de son mari.

Quelqu’un corrigea :

— Il n’est pas mort, il a crevé.

Après la descente du cercueil, les gens s’en retournèrent ; le chien resta, couché sur la terre fraîche, et flaira longtemps. Quelques jours plus tard il fut tué, on ne sait par qui.