La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 129-133).
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XXII


Un dimanche, lorsque la mère, revenant de l’épicerie, ouvrit la porte d’entrée et parut sur le seuil, elle fut envahie par une joie subite, pareille à une pluie d’été : elle avait entendu résonner dans la chambre la forte voix de Pavel.

— La voilà ! s’écria le Petit-Russien.

La mère remarqua la rapidité avec laquelle son fils se tourna vers elle ; elle vit son visage s’illuminer d’un sentiment qui promettait de grandes choses.

— Te voilà revenu… à la maison ! chuchota-t-elle, toute déconcertée par la surprise, et elle s’assit.

Pavel se pencha vers elle, très pâle ; de petites larmes lumineuses brillaient au coin de ses yeux et ses lèvres frémissaient. Pendant un instant, il garda le silence ; Pélaguée le considérait sans mot dire.

Le Petit-Russien passa devant eux en sifflotant, tête baissée, et sortit.

— Merci, maman ! dit Pavel d’une voix basse et profonde, en lui serrant la main de ses doigts tremblants. Merci, chérie !

Joyeusement émue par l’expression du visage de son fils et les accents de sa voix, elle lui caressait les cheveux et, réprimant les battements de son cœur, elle dit doucement :

— Que Dieu soit avec toi !… Pourquoi me remercier ?…

— De ce que tu nous aides à accomplir notre grande œuvre ! Merci ! reprit-il. C’est un grand bonheur pour l’homme quand il peut dire de sa mère qu’elle lui est parent par l’esprit aussi…

Elle ne répondit pas ; le cœur épanoui, elle aspirait avec avidité les paroles de Pavel, le contemplait, ravie ; il lui semblait si lumineux, si proche…

— Je me taisais, maman… je voyais bien que des choses dans ma vie te froissaient… j’avais pitié de ton âme, et je ne pouvais rien faire, je ne savais pas comment m’y prendre !… Je croyais que jamais tu ne te joindrais à nous, que tu n’adopterais jamais nos opinions… mais que tu continuerais à tout supporter en silence, comme tu l’as fait toute ta vie… Cela m’était pénible !…

— André m’a fait comprendre bien des choses ! dit-elle, désireuse de rappeler le Petit-Russien à son fils.

— Il m’a raconté tout ce que tu faisais ! reprit Pavel en riant.

— Iégor aussi. Nous sommes du même village… André voulait même m’apprendre à lire…

— Et tu as eu honte et tu t’es mise à étudier toute seule, en cachette…

— Ah ! il m’a espionnée ! s’écria-t-elle avec embarras. Et, agitée par l’excès de joie qui remplissait son cœur, elle proposa à Pavel :

— Il faut l’appeler ! Il est sorti pour ne pas nous gêner. Il n’a pas de mère…

— André ! cria Pavel, en ouvrant la porte d’entrée. Où es-tu ?

— Ici, je vais fendre du bois…

— Tu as bien le temps, viens !

— Oui…

Mais il ne rentra pas immédiatement et, sur le seuil de la cuisine, il déclara d’un air affairé :

— Il faut dire à Vessoftchikov qu’il apporte du bois, il n’en reste plus beaucoup. Vous voyez comme la prison a fait du bien à Pavel… Au lieu de punir les révoltés, le gouvernement les engraisse…

La mère se mit à rire, son cœur tressaillit doucement ; elle était comme grisée de bonheur ; mais déjà un sentiment de prudence lui faisait désirer de voir son fils calme comme il l’était toujours. Son âme trop heureuse voulait que la première joie de sa vie se repliât d’un coup dans son cœur pour rester pour toujours aussi forte et aussi vive. Comme si elle eût craint que son bonheur ne s’amoindrît, elle se hâta de le recouvrir, tel l’oiseleur qui a pris par hasard un oiseau merveilleux.

— Tu n’as pas encore mangé, allons dîner, Pavel ! proposa-t-elle.

— Non. Le surveillant m’a appris hier qu’on avait décidé de me libérer et depuis lors je n’ai eu ni faim ni soif… La première personne que j’ai rencontrée ici, c’est le vieux Sizov, raconta-t-il à André. En me voyant, il a traversé la rue pour me dire bonjour… je l’ai engagé à être plus prudent, puisque je suis un homme dangereux, sous la surveillance de la police ! — Cela ne fait rien, m’a-t-il répondu. Et sais-tu ce qu’il m’a demandé au sujet de son neveu ? — Fédor s’est-il bien conduit en prison ? — Qu’entendez-vous par bien se conduire quand on est en prison ? — Eh bien, ne pas bavarder au sujet des camarades ! Quand je lui ai appris que Fédor est un garçon honnête et intelligent, il s’est caressé la barbe en me déclarant fièrement : — Nous autres Sizov, nous n’avons pas de coquins dans la famille…

— Il n’est pas bête, ce vieillard, dit André en secouant la tête. Nous parlons souvent ensemble… c’est un brave homme ! Fédia sera-t-il bientôt libéré ?

— Ces jours-ci, probablement… Je crois qu’on relâchera tout le monde. On n’a point de preuves contre nous, sauf les dépositions d’Isaïe ; et que pouvait-il savoir ?

La mère allait et venait, et contemplait son fils. André écoutait le jeune homme, debout devant la fenêtre, les bras croisés derrière le dos. Pavel arpentait la chambre à grands pas. Il avait laissé pousser sa barbe, qui bouclait sur ses joues en petits anneaux noirs et fins et atténuait la vigueur de son teint basané. Ses yeux cernés avaient un regard sombre.

— Asseyez-vous ! dit la mère en servant le dîner.

Tout en mangeant, André mit la conversation sur Rybine. Quand il eut achevé de raconter ce qui était arrivé, Pavel fit, d’une voix pleine de regrets :

— Si j’avais été là, je ne l’aurais pas laissé partir ainsi ! Qu’emporte-t-il avec lui ? Un sentiment de révolte et des idées embrouillées !…

— Hé ! s’écria André en riant, quand un homme a quarante ans, qu’il a lui-même longtemps lutté contre les doutes et les soupçons de son âme, il est difficile de le transformer…

Ils discutèrent en employant des termes que la mère ne comprenait pas. Le dîner était achevé qu’ils continuaient encore à se bombarder sans pitié de paroles savantes. Parfois, ils s’exprimaient plus simplement :

— Nous devons suivre notre voie, sans nous en écarter d’un seul pas… déclara Pavel avec fermeté.

— Et nous heurter en chemin à des dizaines de millions d’hommes qui nous considèrent comme des ennemis…

La mère écoutait ; elle put saisir que Pavel n’aimait pas les paysans, tandis qu’André prenait leur défense et trouvait qu’il fallait leur enseigner le bien à eux aussi. Elle comprenait mieux André, il lui semblait qu’il avait raison ; chaque fois qu’il disait quelque chose à Pavel, elle tendait l’oreille et retenait sa respiration, attendant avec impatience la réponse de son fils, afin de savoir si le Petit-Russien ne l’avait pas offensé. Mais ils discutaient sans se fâcher.

De temps en temps, Pélaguée demandait à son fils :

— C’est bien comme ça, Pavel ?

Et il répondait en souriant :

— Oui !

— Ainsi vous, monsieur, disait le Petit-Russien d’un ton malicieux, vous avez bien mangé et vous n’avez pas mâché suffisamment et il vous est resté un morceau dans la gorge… Vous vous gargarisez…

— Ne dîtes pas de bêtises, conseillait Pavel.

— Moi ! Je suis aussi sérieux qu’à un enterrement !…

La mère riait en hochant la tête…