La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 125-129).
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XXI


La vie s’écoulait rapide, les jours étaient bariolés et divers… Chacun d’eux apportait quelque chose de nouveau, qui ne troublait plus la mère. De plus en plus souvent, des inconnus arrivaient la nuit ; ils conversaient à mi-voix avec André, d’un air soucieux ; puis, très tard, ils s’en allaient par les ténèbres, prudents, sans faire de bruit, le col relevé, la visière de leur casquette rabattue. Et l’on sentait que chacun d’eux retenait son excitation, que tous auraient voulu chanter et rire, mais qu’ils n’en avaient pas le loisir ; ils étaient toujours pressés. Les uns, ironiques et graves, les autres franchement joyeux, vibrants de jeunesse, d’autres encore, pensifs et silencieux, ils avaient tous, aux yeux de la mère, quelque chose d’opiniâtre et d’assuré. Pour elle, toutes ces figures, si différentes fussent-elles, se fondaient en un seul visage, maigre, calme, résolu, un clair visage au regard profond, caressant et sévère, comme celui de Jésus à Emmaüs.

La mère les comptait, et se les représentait entourant Pavel comme d’une foule ; ainsi il devenait moins visible aux yeux des ennemis.

Un soir, une jeune fille alerte, aux cheveux bouclés, arriva de la ville ; elle apportait un paquet à André ; en sortant, elle dit à la mère, avec un regard joyeux et étincelant :

— Au revoir, camarade !

— Au revoir ! répondit la mère, en réprimant un sourire.

Et, après avoir reconduit la jeune fille, elle revint à la fenêtre et regarda sa « camarade » s’en aller par la rue, trottinant, fraîche comme une fleur printanière, légère comme un papillon.

— « Camarade ! » se dit la mère, lorsque la jeune fille eut disparu. Ah ! ma chérie ! que Dieu te donne un bon camarade pour la vie entière !

Elle remarquait que souvent ceux qui venaient de la ville avaient quelque chose d’enfantin sur leurs traits ; elle souriait alors avec condescendance ; mais, en même temps, un étonnement joyeux la touchait en face de cette foi, dont elle sentait de plus en plus la profondeur ; leurs rêves du triomphe de la justice la charmaient et la réchauffaient ; quand ils en parlaient, elle soupirait sans le vouloir, en proie à un chagrin inconnu. Mais ce qui l’émouvait surtout, c’était leur simplicité, leur si beau et si généreux oubli de soi-même.

Elle comprenait déjà bien des choses lorsque ses hôtes discutaient de la vie ; elle sentait qu’ils avaient, en effet, trouvé la vraie source du malheur des hommes, et elle s’accoutumait à approuver leurs opinions. Mais, au fond de son âme, elle ne croyait pas qu’ils pourraient transformer l’existence à leur idée, ni qu’ils auraient suffisamment de force pour attirer tous les ouvriers à eux. Chacun veut être rassasié le jour même, personne ne veut remettre son dîner, ne fût-ce que d’une semaine, s’il peut le manger à l’instant. Ceux qui prendraient cette voie lointaine seraient peu nombreux ; les yeux ne verraient pas tous qu’elle menait au royaume légendaire de la fraternité des hommes. Et c’est pourquoi tous ces braves gens, malgré leur barbe et leur visage souvent fatigué, étaient des enfants à ses yeux.

— Mes chéris ! pensait-elle en hochant la tête.

Ils vivaient tous maintenant d’une vie bonne, sérieuse et intelligente ; tous parlaient du bien ; et désireux d’enseigner aux gens ce qu’ils savaient, ils le faisaient sans s’épargner. La mère comprenait qu’on pouvait aimer une existence pareille, malgré ses dangers ; et avec un soupir, elle regardait en arrière, là où son passé s’allongeait en une étroite bande, sombre et plate. Sans qu’elle s’en doutât, la conscience d’être indispensable à cette nouvelle vie lui venait peu à peu ; autrefois, elle ne s’était jamais sentie utile à qui que ce fût ; et maintenant, elle voyait nettement que beaucoup de gens avaient besoin d’elle ; c’était une sensation nouvelle et agréable, qui lui faisait redresser la tête.

Elle introduisait régulièrement des brochures à la fabrique, avec le sentiment du devoir accompli ; elle avait imaginé toutes sortes de ruses très habiles ; les agents de police, habitués à la voir, ne faisaient plus attention à elle. À plusieurs reprises cependant, on la fouilla, mais toujours le lendemain du jour où les feuillets avaient été distribués. Lorsqu’elle n’avait rien de compromettant sur elle, elle savait exciter les soupçons des gardiens et des espions ; ils l’arrêtaient, la palpaient. Alors elle feignait d’être outragée, se querellait avec les agents ; puis, après les avoir confondus, elle s’en allait, fière de son adresse. Le jeu commençait à lui plaire.

Vessoftchikov ne fut pas repris à la fabrique ; il s’embaucha comme ouvrier chez un marchand de bois ; du matin au soir il accompagnait dans le faubourg des chargements de poutres, de bois de chauffage, de planches. La mère le voyait presque chaque jour. Une paire de chevaux noirs avançaient leurs jambes tremblantes sous la tension, fortement appuyées sur le sol ; c’étaient de vieilles bêtes osseuses ; leur tête s’agitait triste et fatiguée, leurs yeux ternes clignotaient de lassitude. Derrière eux, s’allongeait une poutre trépidante et mouillée ou un tas de planches dont les extrémités résonnaient avec fracas ; et à côte, sans tenir les rênes marchait le grêlé, sale, déguenillé, chaussé de lourdes bottes, la casquette sur l’oreille, gauche et équarri comme une bûche qu’on n’a pas encore façonnée. Il secouait la tête, les yeux à terre, pour ne rien voir. Ses chevaux marchaient aveuglément sur les gens, sur les charrettes qui venaient en sens inverse ; autour du jeune homme voltigeaient, comme des bourdons, des cris de colère ; des invectives furieuses. Sans lever la tête, sans répondre, il sifflait d’une manière assourdissante, aiguë, et grommelait sourdement à ses chevaux :

— Eh bien, prends, prends !…

Chaque fois qu’on se rassemblait chez André pour lire une brochure, le dernier numéro d’un journal étranger, Vessoftchikov venait, s’asseyait et écoutait sans mot dire une heure ou deux. La lecture terminée, les jeunes gens discutaient longuement ; mais le grêlé ne prenait jamais part à la controverse ; il s’en allait le dernier. Quand il restait seul avec André, il lui posait des questions, d’un air morne.

— Qui est le plus coupable de tous ?

— C’est celui qui a dit le premier : C’est à moi ! Cet homme est mort il y a des milliers d’années, il est donc inutile de se fâcher contre lui ! disait le Petit-Russien en plaisantant, mais ses yeux avaient une expression inquiète.

— Mais les riches et les puissants ? Et ceux qui les défendent ont-ils raison ?

Le Petit-Russien se prenait la tête entre les mains, tortillait sa moustache et parlait longuement de la vie des hommes, avec des paroles simples et claires. Mais il ressortait toujours de ses propos que tous les hommes en général étaient fautifs, ce qui ne satisfaisait pas le grêlé. Les lèvres épaisses fortement pincées, celui-ci hochait la tête et déclarait d’un ton méfiant qu’il n’en était pas ainsi, et s’en allait mécontent et sombre.

Il s’écria une fois :

— Non… il doit y avoir des coupables… ils sont là ! Je te le dis, il faut que nous labourions à fond la vie tout entière, sans pitié, comme un champ couvert de mauvaises herbes…

— C’est ce qu’Isaïe le pointeur a dit une fois en parlant de vous ! observa la mère.

— Isaïe ? demanda Vessoftchikov, après un instant de silence.

— Oui ! Quel méchant homme ! Il surveille et épie tout le monde, il questionne… il s’est mis à venir souvent dans notre rue, il regarde nos fenêtres…

— Vos fenêtres ! répéta Vessoftchikov.

La mère était déjà couchée et ne pouvait pas voir sa physionomie. Mais elle comprit qu’elle avait trop parlé ; lorsque le Petit-Russien s’écria vivement, d’un ton conciliant :

— Peu importe ! qu’il vienne dans cette rue et qu’il regarde chez nous ! Il a des loisirs et il se promène.

— Non, attends ! s’exclama le jeune homme d’une voix sourde. Le voilà, le coupable !

— Coupable de quoi ? demanda André, d’être bête ?

Mais le grêlé ne répondit pas et s’en alla.

Le Petit-Russien marchait de long en large, lentement, avec lassitude, traînant doucement ses pieds minces comme des pattes d’araignée. Il avait enlevé ses bottes, comme toujours, pour ne pas faire de bruit ni déranger la mère. Mais elle ne dormait pas.

— J’ai peur de lui ! dit-elle, avec inquiétude, après le départ du grêlé. On dirait un poêle chauffé à blanc, il ne donne pas de chaleur, mais il brûle…

— Oui ! répondit le Petit-Russien, appuyant sur les mots. C’est un gamin irascible. Ne lui parlez jamais d’Isaïe, petite mère… Cet Isaïe est vraiment un espion… il est même payé pour ça…

— Ce n’est pas étonnant ! Son meilleur ami est un gendarme !

— Vessoftchikov finira par l’égorger ! reprit André avec inquiétude. Là, voyez-vous quels sentiments messieurs les commandants de notre vie font naître dans les rangs inférieurs !… Quand tous ceux qui ressemblent au grêlé prendront conscience de leur situation humiliante et qu’ils perdront patience… mon Dieu, qu’arrivera-t-il ? Le ciel sera éclaboussé de sang, et la terre écumera comme si une mousse rouge la recouvrait.

— C’est terrible, mon André ! articula fébrilement la mère.

— Nos ennemis n’auront que ce qu’ils méritent… Et pourtant, petite mère, chaque gouttelette de leur sang aura été lavée à l’avance par les lacs de larmes du peuple…

Il se mit soudain à rire et ajouta :

— C’est juste, mais ce n’est pas consolant…