Albin Michel (p. 302-312).

XXII

l’autodafé

Dans la lumière rose du matin, la porte de la Santa Casa s’ouvrit et les cloches de Séville qui sonnaient à toute volée s’arrêtèrent en même temps. La foule, qui remplissait les rues et était suspendue aux fenêtres des maisons, frémit et devint un instant silencieuse. La mystérieuse tristesse qui plane sur les fêtes humaines parut plus lourde, plus angoissante, comme si l’âme désolée de tous les dimanches de l’année s’était concentrée en cette aurore.

Et le cortège s’organisa avec une lenteur solennelle. Almazan était revêtu du San-Benito de laine jaune sur lequel étaient grossièrement peintes des flammes et des figures ridicules de démons. Il portait sur la tête le bonnet rond, pyramidal, connu sous le nom de coroza et marqué d’une croix rouge. Comme ses pieds et ses jambes ne formaient, jusqu’aux genoux, que de vastes plaies purulentes, il était porté sur un brancard par deux Familiers de l’Inquisition. À sa droite, se tenait le dominicain chargé de l’assister et d’obtenir une confession tardive. Mais comme ce dominicain se rendait compte de la vanité de son effort, il proférait sans y penser, mécaniquement, ses invitations au repentir :

— Repentez-vous, mon frère, repentez-vous ! Confessez-vous à moi ! disait-il à demi-voix et comme s’il psalmodiait ces formules pour un pécheur absent.

Le bruit des chevaux, le murmure indistinct du peuple, les gémissements de quelques condamnés, les appels des Familiers chargés d’ordonner le cortège, le piétinement des confréries encombrant les rues voisines, le froissement des bannières et des armes faisaient une rumeur à la fois menaçante et triomphale. Mais Almazan sentait dans son âme une tranquillité si grande, qu’il lui semblait qu’aucune tempête ne pouvait la troubler.

Il vit passer les Charbonniers avec leurs longues piques, les Gardes attachés au Tribunal du Saint-Office, noirs de la tête aux pieds, avec des gardes d’épées et des étriers noirs, la confrérie de Saint-Pierre-Martyr portant une croix blanche, les Dominicains portant une croix noire, le Procureur fiscal précédé d’une croix rouge, les Frères de la Miséricorde, ceux de la Très Sainte Trinité, les moines mendiants, les Carmes, les Bénédictins, les Franciscains, les Augustins récollets, les Grands d’Espagne, les fonctionnaires de l’Inquisition et ceux qui étaient venus sans droit, avec un vêtement sombre et un grand cierge, poussés par l’orgueil de figurer comme processionnaires dans ce cortège de la mort.

Les condamnés n’étaient qu’au nombre d’une trentaine. Caricatures jaunies, maigries par l’air fétide des prisons, sous l’énorme coroza jaune, les yeux exorbités par la terreur, par la rage ou le désespoir, les membres disloqués par la torture, ils avaient l’air de fantoches abominables sortis d’un royaume de cauchemars. Ceux qui s’étaient repentis dans les supplices, joignaient les mains et tournaient vers le crucifix des Dominicains des visages hypocritement reconnaissants. Les courageux impénitents espéraient la mort avec ardeur et cherchaient des yeux le bûcher libérateur.

Derrière Almazan, entre deux Familiers était une femme de Triana, jeune et assez belle, que l’on allait brûler pour sorcellerie. Elle avait des seins lourds et mouvants que l’on voyait sous sa robe et une figure animale qui fit frissonner de convoitise les soldats de la Sainte-Hermandad. L’un d’eux laissa tomber sa hallebarde qui fit, sur les pavés, un fracas métallique.

La femme de Triana, comme si elle répondait à un appel, se dressa, se tordit, convulsée d’hystérie et d’une voix déchirante, jamais entendue, extrahumaine et singulièrement sonore, cria :

— Jésus-Christ ! Jésus-Christ ! sauve-moi !

Et le mystère du son de la voix troubla ceux qui l’entendirent au point que beaucoup regardèrent à droite et à gauche pour voir si Jésus-Christ n’allait pas apparaître.

Quelqu’un se précipita pour enfoncer un bâillon dans la bouche profératrice d’invocation. Mais à ce moment, au signal donné par la maîtrise de la Chapelle royale, tous les Ordres, toutes les Confréries, tous les Processionnaires entonnèrent le Miserere, Le cortège se mettait en marche.

Des injures, des vociférations éclataient sur le passage d’Almazan. On lui montrait le poing. Il y avait des femmes qui essayaient de l’atteindre en crachant vers lui. Les soldats de la Sainte-Hermandad contenaient le peuple avec le bois des lances étendues. Un enfant parvint à passer entre eux et avec une baguette pointue lui piqua la joue.

C’est qu’Almazan était pour ce peuple pire qu’un hérétique ou même qu’un sorcier, Il était l’homme qui avait déclaré à plusieurs reprises durant son procès que s’il avait servi Abul Hacen à Grenade et aidé les Maures à défendre Malaga, c’était parce qu’il estimait la civilisation arabe bien supérieure à celle de l’Espagne où l’intolérance de l’Église et la cupidité des rois étendaient une ombre chaque jour plus épaisse. Il s’était glorifié d’avoir défendu sous l’égide du Croissant, les arts, la philosophie, la science. Il était un renégat, fier de l’être.

Almazan considéra avec surprise les visages de tant d’hommes furieux et il lui sembla que ces visages ne lui étaient pas inconnus. Il se demanda où il les avait déjà vus et il fit la remarque qu’ils avaient tous une certaine parenté, un air de famille, qu’ils se ressemblaient. Il avait vu quelque part, récemment, cette mâchoire carrée, ce cou épais et ces yeux que la haine remplissait de nuit. Il se souvint. Ces hommes ressemblaient au Christ fixé dans le plafond de la chambre de tourment. Ils étaient tournés vers lui avec la même stupidité aveugle. Il allait, suivi par les clameurs de cent mille Christs aussi avides que l’autre de souffrance. Mais à présent, il n’y avait plus de fumée de brasero, il n’y avait plus de tentation de trahir. Le soleil de la mort venait de se lever, dissipant en lui la crainte, le désir de la vengeance, les remords. Ce peuple ne pouvait plus l’effrayer. Il avait même pitié de lui.

Il s’exaltait intérieurement au milieu du tumulte. Il revoyait le passé depuis les jours de sa jeunesse. Sa vie était bien ainsi. Il avait chéri l’esprit et il était tombé dans le piège de la chair. Il avait livré la bataille que chaque homme doit livrer en lui-même et il avait été vaincu. Mais qu’importait ! l’expérience demeurait acquise pour son âme. Il avait d’autres vies à vivre et il triompherait dans celles-là. Il allait franchir la porte de feu qui y conduisait.

Au tournant d’une rue, la partie du cortège où il était s’arrêta. Une planche d’un chariot qu’il n’avait pas vu, devant lui, avait cédé et les livres entassés sur ce chariot s’étaient répandus dans la rue et l’obstruaient.

C’étaient des livres arabes et hébreux qui étaient condamnés comme lui à être brûlés publiquement. Des Familiers de l’Inquisition, jetant leur bâton d’ébène et d’argent, les prenaient à pleins bras et les lançaient en tas dans le chariot. Almazan distingua de délicates enluminures, des caractères que de savants calligraphes avaient mis des années à reproduire sur le parchemin. Il lut des titres sur les reliures d’or :

— « L’alchimie du bonheur », de Gazali. « Le guide des égarés », de Maïmonide. Ah ! le poète Attar, le mystique Ibn Arabi et Khayam et tous les autres ! C’était un peu de leur pensée qui l’accompagnait à travers les rues Mauresques de la catholique Séville, dans sa promenade vers la mort ; et il les remercia tous intérieurement.

À une fenêtre d’un hôtel neuf, blanche sur l’ombre de l’architecture massive, il y avait une silhouette de femme, au milieu d’un cadre de gaze dorée et de velours byzantins aux reflets mauves. L’unique regard qu’Almazan jeta de ce côté lui permit de voir les armes de la famille des Cardenas sur le fronton de la porte et la silhouette de la femme qui se penchait un peu, et le voile en tissu lamé d’argent qui s’écartait comme deux pétales blancs et un ovale de chair tendre entre ces pétales, comme la pulpe printanière de la fleur et des prunelles où l’or était rouillé, embué, éteint.

Un regard unique ! À peine si son cierge frémit dans sa main et si sur sa tête trembla le coroza pyramidal, le bonnet grotesque de l’impénitent endurci.

Et dans les vociférations humaines, la clameur de bronze des cloches qui s’étaient remises à sonner, Almazan perçut un murmure de syllabes qu’aucune bouche n’articulait, qu’aucune âme consciente ne formulait mentalement, mais qui étaient dites pourtant :

— J’ai été le parfum terrestre de ta vie. Quand ton esprit voulait s’élancer vers le ciel, je te faisais tomber sur le lit où tu jouissais de moi. J’ai été ton plaisir et ta douleur, la forme impudique du corps humain, l’apparition sous les citronniers, les mystères des jardins de l’Alhambra, le poison des nuits qu’enflammait la guerre. J’ai désiré tellement reposer dans tes bras ! Quelque chose en toi m’élevait et je cherchais à le détruire. Rien n’a pu m’ôter le goût des étoffes fastueuses, des matières rares et de la débauche secrète et j’étais triste parce que mon haleine n’arrivait pas à ternir le diamant de ton esprit. Tu as été ce que j’ai eu de meilleur et je ne sais pas pourtant si je t’ai aimé. Adieu, mon amour !

Almazan aperçut le Quemadero sur la place de San Fernando où le cortège débouchait. C’était un large échafaud carré d’où émergeaient des croix, des piloris, des potences et des poteaux et qui renfermait dans ses flancs de maçonnerie un monde de bourreaux, avec les clous pour crucifier, les cordes pour flageller, les épées pour trancher les poignets, les fagots pour alimenter les bûchers.

Autour du Quemadero les messes s’achevaient. Sur les autels improvisés brillaient les chandeliers d’argent, les ciboires d’or et il y avait des éclatements de métaux et de pierres sur les surplis étincelants, sur les mitres des évêques aux gemmes symboliques.

On voyait des visages de dominicains exaltés par l’ardeur de la prière. Quelques-uns étaient là depuis deux jours, frappant parfois la terre avec leur front, suppliant Dieu de sauver les âmes de ceux qui allaient être brûlés. Et il y avait sur leurs traits une douleur tragique et sincère, comme s’ils sentaient cette cause désespérée et perdue par avance. Une grande bannière verte avec un crêpe noir était plantée en terre pour attester le deuil de l’Église à cause des pécheurs qui allaient mourir impénitents. Mais dans ces désespoirs ecclésiastiques, aucun pardon ne se faisait jour.

Des estrades couvertes de religieux et de fonctionnaires du Saint Office entouraient le Quemadero. Mais toute la place avec ses autels, ses poteaux de supplice, et sa multitude de spectateurs était en quelque sorte orientée vers le large balcon de l’hôtel du duc de Medina Cœli. Là se tenaient le roi Ferdinand et la reine Isabelle, entourés de la cour, et devant eux défilèrent les condamnés.

Almazan put contempler la géniale reine Isabelle, avec son cou large et court, sa stature massive, son visage plein au teint olivâtre, pareille à cette sombre, cette aride terre d’Espagne dont elle extrayait avidement l’or, où elle promenait le fer, symbole féminin de la race tyrannique, avare, destructrice et fanatique. Et le Christ de la chambre de tourment était encore dans cette face inanimée qui regardait torturer et brûler ses sujets avec une si parfaite sérénité.

En face du balcon royal était une estrade plus haute que les autres. Et sur cette estrade qu’entourait une triple rangée de hallebardiers vêtus de blanc, au milieu du Procureur fiscal, des membres du Tribunal du Saint Office, au-dessus de toute une superposition de dignitaires, de fonctionnaires, de commissaires, de Familiers nobles, d’Alcades, il y avait un trône qui dominait. Sur ce trône était assis le grand Inquisiteur, Thomas de Torquemada, tout petit sous sa mitre et son camail à plis, comme une goutte microscopique de poison violet, au sommet de l’édifice magnifique de l’Église.

Le grand Inquisiteur regardait à terre quand Almazan passa. Sa mitre faisait une ombre. Il n’y avait pas de visage.

Les formalités mortuaires et religieuses se déroulèrent avec une lenteur sacrée.

Les rois prêtèrent le serment de fidélité à l’Église. Le porteur des Saints Évangiles fit trois fois le tour du Quemadero, précédé par le porteur de l’étendard de la Foi. Un majordome de la confrérie de Saint Pierre Martyr tira d’une cassette d’ébène les sentences des condamnés. Ceux-ci les écoutèrent agenouillés. Et il y eut d’autres messes, des prédications, des abjurations.

Et soudain un silence surnaturel plana sur la foule de la place et celle des rues qui y aboutissaient et qui étaient haletantes comme des gorges humaines. Alors les mères levèrent leurs enfants au-dessus d’elles pour leur montrer le châtiment des pécheurs et la plupart des hommes auraient désiré être bourreaux afin de clouer et de trancher, afin de transmettre la douleur.

Car le moment était venu pour les bourreaux de clouer des mains sur les piloris, de détacher les poignets avec les épées à deux tranchants, d’étrangler avec les garrots.

Une explosion de joie illimitée, un délire de cris s’éleva jusqu’au ciel et empêcha d’entendre les gémissements des suppliciés, en sorte qu’on ne voyait que leurs contorsions de douleur et ces grimaces étaient plus terribles par leur apparence de silence.

Un seul cri fut perçu, un seul cri alla très loin, comme porté par des ailes étranges : c’était le dernier cri de la sorcière de Triana dont le bâillon venait de se détacher.

— Jésus-Christ ! Jésus-Christ ! sauve-moi !

Et l’apparition de Jésus se matérialisa alors pour beaucoup d’yeux, et Almazan, dont le tour venait de gravir le Quemadero et d’être attaché au poteau du bûcher, pensa à l’autre Christ, celui qui ne recevait pas en holocauste la fumée de la chair grillée, à l’Essénien vêtu de blanc qui, selon la tradition, s’était écrié au moment de mourir :

— Ô mon Dieu, vous m’avez abandonné !

À côté de lui, le dominicain découragé répétait machinalement :

— Repentez-vous ! Confessez-vous à moi !

Les bourreaux saisirent Almazan des mains des Familiers, le hissèrent et voyant l’état de ses pieds, l’accrochèrent par des cordes avec assez de soin pour qu’il n’eut pas à reposer sur ses jambes, lui épargnant ainsi une atroce douleur dernière.

Le cœur d’Almazan se brisa pour cette unique marque de pitié, que lui apportait la terre en fureur. Il aurait voulu remercier les bourreaux, mais ils s’étaient déjà accroupis à quelque distance pour le regarder brûler, ignorants de leur propre pitié.

Alors, comme s’il cherchait un point d’appui avant de s’élancer dans l’inconnu, Almazan jeta un regard sur la foule qui fixait sur lui ses milliers de regards.

Et dans ces quelques secondes, au milieu de l’extraordinaire paysage de flamme que formait la place San Fernando, tandis que commençaient à crépiter les bûches dans les flancs du Quemadero, il vit enfin le visage d’un homme dans le cercle hallucinant des mauvais Christs.

C’était Rosenkreutz tel qu’il l’avait vu en rêve à Malaga, avec un sac attaché à son dos par des courroies et un bâton à la main. Il était venu. L’homme n’abandonne pas l’homme. Il se tenait au premier rang et il lui faisait signe.

D’étroites colonnes de fumée se dressèrent autour d’Almazan comme des cierges noirs. Les estrades, les fenêtres et les balcons, les cavaliers alignés prirent autour de lui un aspect étrangement géométrique. Il regardait toujours Rosenkreutz qui agitait son bâton.

Il allait partir. Il gagnerait la France, puis l’Allemagne où il était né. Il s’arrêterait là où brille une lampe d’alchimiste, il frapperait aux portes des ghettos où de vieux rabbins sont penchés sur les mystères des livres. Partout il expliquerait les secrets de la Kabale, il étendrait la fraternité des intelligents et des purs.

Vers le ciel chargé d’une marée de sang, brusquement, comme une haleine nocturne, monta un tourbillon noir plein d’étincelles. Les houles humaines, les piloris, les rois magnifiques, les maisons et leurs miradors, les églises et leurs tours menaçantes et le soleil déclinant dans la pourpre, tout ce qui était le tableau varié et multiforme de l’univers disparut aux yeux d’Almazan.

C’était bien peu de chose. Il mourait tranquille. L’esprit invincible continuait sa route.

FIN