Albin Michel (p. 208-223).

XVI

le trésor de jérusalem

Les fuyards d’Alhama et des villages pris par les Espagnols campaient en plein air, le long des remparts. Quelques-uns avaient dressé des tentes, d’autres faisaient du feu à côté de leurs chariots, d’autres montraient leurs guenilles et dépeignaient leur misère aux riches habitants de Grenade venus pour les secourir.

Almazan avait passé sa journée à soigner les malades. Il s’apprêtait à descendre la rue d’Elvire pour rentrer à l’Alhambra quand il aperçut Aboulfedia. Celui-ci, en le voyant, quitta précipitamment l’homme de petite taille avec qui il s’entretenait. Almazan reconnut cet homme à sa maigreur singulière et à ses mains couleur de cire. C’était Anan ben Josué, le savant rabbin de Grenade.

Plusieurs fois, il avait rencontré Aboulfedia dans l’Alhambra où le médecin juif venait voir Zoraya presque chaque jour. La favorite l’avait présenté à l’Émir comme une sorte de bouffon, dans la compagnie duquel elle se divertissait, et il amenait aussi la jeune Rébecca qui avait pris le titre de danseuse et Rodriguez qui était passé joueur de guzla.

Aboulfedia ne recherchait pas la compagnie d’Almazan. Il l’évitait même. Mais ce jour-là, il prit son ancien élève par le bras et il se mit à marcher à côté de lui. Ses petits yeux brillaient plus qu’à l’ordinaire sous son front énorme. Almazan ne put s’empêcher de le complimenter en souriant sur le changement qui avait dû s’opérer en lui. On le voyait souvent avec le rabbin Anan ben Josué. Or, ce rabbin, talmudiste célèbre, était un homme d’une extraordinaire pureté de mœurs. Du moment qu’il fréquentait Aboulfedia, c’est que celui-ci n’était pas aussi exclusivement attaché au plaisir qu’il l’avait prétendu.

— Tu n’es plus chrétien, dit Aboulfedia, et tu n’es pas encore mahométan. Mais moi je suis juif.

Almazan le regarda avec surprise. Il croyait Aboulfedia au-dessus de toute religion.

Aboulfedia secoua la tête.

— Regarde, dit-il.

Et il montrait du geste, par la porte d’Elvire, le lamentable cortège des réfugiés d’Alhama qui, sur des ânes, sur des mulets ou à pied, continuaient à affluer vers Grenade.

— La race arabe a fini son temps. Sa puissance n’est plus qu’apparente. La race juive va saisir à son tour le flambeau qui fera reculer les sauvages d’Espagne, de France et d’Angleterre.

— Comment serait-ce possible ? dit Almazan de plus en plus étonné. Comment ce peuple dispersé sur la terre…

Aboulfedia l’interrompit :

— Il n’y a de dispersion que celle de l’esprit et l’esprit juif est resté un, indivisible, inaltérable. Combien de sectes y a-t-il chez les chrétiens ? Combien d’hérésies ? Les inquisiteurs eux-mêmes n’arrivent pas à les dénombrer. Est-ce que toute l’Afrique du Nord et toute la Perse n’ont pas été couvertes de faux prophètes venus pour remplacer Mahomet, et qui ont trouvé des milliers de sectateurs ? Comme un bloc de diamant dont les facettes rayonnent de tous les côtés est demeurée la loi unique de Moïse. La loi est la force. Que les hommes soient dans un pays ou dans un autre, qu’importe ! La terre n’est pas tellement vaste. Ils se retrouveront quand l’appel retentira.

— L’appel du Messie ? interrompit Almazan. Ne m’as-tu pas expliqué à Séville que tu as cessé depuis longtemps de l’attendre ?

— Le Messie n’est pas nécessaire. Moïse avait prévu la dispersion et il avait donné au peuple élu le moyen d’y remédier. Ah ! Mahomet prétendait ne pas faire de miracles. Il en a fait cependant un bien grand quand il a envoyé secrètement Abou Bekr, le véridique, en Égypte, pour y acheter tout ce que possédait un petit marchand d’un bazar du Caire. Comment avait-il pu deviner ? Il était peut-être magicien comme tous les prophètes et il ne proscrivait la magie que pour en mieux user. Tu n’as pas l’air de me comprendre. Tu te demandes si mon esprit n’est pas quelque peu égaré. Tu as bien entendu parler de l’arche d’Israël, du Saint des Saints qui contenait les tables de la Loi et pour lequel Moïse fit bâtir le temple. Derrière les cinq colonnes d’or et le voile couleur de pourpre et d’hyacinthe reposait le Tabernacle que, seuls, les prêtres qui avaient atteint la troisième initiation pouvaient approcher. Car Moïse avait enfermé en lui la force de la vie dont il connaissait le secret, le pouvoir attractif qui mène le monde, ce que les alchimistes ont appelé l’Azoth, d’autres l’Éther, ce dont tout homme possède une parcelle, ce qu’il n’est donné qu’à quelques prophètes de multiplier et de condenser. Tant que les Juifs ont possédé le Tabernacle, ils ont résisté aux calamités. C’est à la famille des Hillel qu’incomba la tâche de le garder lorsque l’empereur Titus brûla Jérusalem, lorsque Adrien en chassa les habitants. Depuis longtemps, à cause des guerres et des pillages, on l’avait enlevé du Temple et remplacé par une imitation de Tabernacle dont les Romains avides firent des lingots d’or. Les Hillel le gardèrent fidèlement à Alexandrie pendant plusieurs siècles. Mais la ville juive d’Alexandrie fut pillée par ordre de l’évêque Cyrille et ils furent obligés de s’enfuir dans les déserts qui sont au sud de la Thébaïde. Qu’arriva-t-il alors ? Les Hillel furent-ils massacrés par une tribu pillarde ? Cachèrent-ils leur trésor dans des rochers sauvages, ensevelis ensuite par le simoun, et ne purent-ils le retrouver ? On ne sait. La race juive cessa d’être en possession de l’héritage de Moïse. Pendant plusieurs siècles, il n’y a plus de trace de cet héritage. Et cela jusqu’au moment où, par sa connaissance dans la magie, Mahomet apprend que le Saint des Saints a été acheté par un marchand du Caire aux conducteurs d’une caravane venant du Sud et où il envoie Abou Bekr le Véridique pour le racheter à ce marchand.

Mais le Talisman ne fut pas enfermé dans le sanctuaire de la Caaba. Il fut confié aux guerriers pour la conquête. Okba et Abderame l’ont possédé. Ils s’en sont servis pour vaincre. Car la force ineffable que Moïse a enclose dans l’or est aveugle et elle obéit à ceux qui communiquent avec elle par la foi. Tant que les Arabes ont cru en elle, ils ont été les maîtres du monde. Maintenant leur cœur s’est fermé et la force s’est endormie dans l’inertie du métal. Mais suppose que les légitimes possesseurs du trésor réalisent leur désir millénaire de le retrouver. Car si les Juifs chérissent l’or d’un invincible et cupide amour, c’est qu’ils savent, consciemment ou non, que le génie de leur prophète, la vitalité de leur race, leur âme éternelle est quelque part, dans un bloc d’or verdi par le temps. Suppose que le Talisman reprenne sa place dans le Temple reconstruit de Jérusalem, au milieu du peuple demeuré sans alliage et que le reniement n’a pas altéré. Ce peuple pourra alors reprendre sa mission. C’est lui qui régnera sur l’univers.

Almazan était stupéfait d’entendre Aboulfedia s’exprimer avec cette passion. Il allait lui demander les causes d’un tel changement quand celui-ci s’arrêta. Ils étaient arrivés au milieu d’une étroite ruelle, devant la porte d’une maison sordide. Des cris et une sorte de zézaiement continu s’en échappaient.

Le visage d’Aboulfedia prit une couleur terreuse et la colère fit trembler ses lèvres.

— Ils ont recommencé à le tourmenter, bégaya-t-il. Ils vont voir !

Il allait s’élancer dans la maison, quand par la porte entre-bâillée, jaillit une forme noire et velue qui traînait une chaîne et ne cessait de siffler et de jacasser.

Aboulfedia reçut la forme dans ses bras et la couvrit de caresses. C’était un singe de grande taille.

— Que t’ont-ils fait encore ? dit Aboulfedia en le berçant. Ils ont le vice dans la peau.

Dans le patio de la maison, au milieu de linges qui pendaient, Almazan vit le pâle Rodriguez et l’inquiétante Rébecca qui souriaient de façon trouble.

— Je lui apprends la danse, reprit Aboulfedia en montrant le singe. Aimes-tu la danse, Almazan ? C’est un art sublime qui est en décadence, comme toute chose. Vois-tu, une fillette dansant nue avec un singe, il n’y a pas de spectacle plus propre à élever l’esprit. Je te montrerai cela, un de ces jours.

Et il quitta brusquement Almazan.

Isabelle périssait d’ennui. Son pouvoir sur Abul Hacen était d’autant plus grand, car l’ennui donne aux femmes le mystérieux attrait d’une profonde pensée.

Personne, dans Grenade, ne savait jouer pour elle de la darboukah. Il n’y avait qu’à Constantinople qu’il y avait des musiciennes et des danseuses convenables. Ah ! Le Grand Seigneur était bien heureux ! Quelle tristesse c’était de vivre dans un petit royaume isolé !

Elle avait obtenu d’Abul Hacen qu’il enverrait l’Émir de la Mer lui-même, sur la plus grande galère de la flotte d’Almeria, acheter six danseuses célèbres qu’avait instruites le vieux professeur Chosraï de Damas. La flotte attendrait le retour de Daoud pour ravager les ports espagnols.

Ce qui était plus grave, c’est qu’il fallait qu’Isabelle attendît de même. Aussi, Aboulfedia fut-il accueilli par des cris de joie quand il annonça que le lendemain, il ferait danser un singe savant, habillé de différents costumes, avec la jeune Rébecca.

Quelques esclaves fidèles et quelques eunuques furent invités et on décida que le spectacle serait donné dans le Jardin du Cyprès où il y avait une pelouse assez large, bordée de lys.

Le singe était d’humeur vagabonde et il était enfermé dans un coffre de bois très épais, recouvert de clous de cuivre, que portaient Rodriguez et Rébecca. Il n’y avait pas de trous à ce coffre pour que l’animal respirât, aussi se mit-il à bondir avec allégresse, dès qu’on ouvrit le couvercle. Aboulfedia était chargé d’une extraordinaire quantité de robes de toutes couleurs et il demanda une pièce où il pourrait habiller le singe, ce qui était long et compliqué.

Isabelle lui fit prendre possession d’une salle de repos qui donnait sur le jardin et qui communiquait avec ses appartements, situés au premier étage, par un petit escalier tapissé de mosaïques orange.

Les danses de Rébecca et du singe eurent un grand succès. Rodriguez, assis, les jambes croisées, sous la glycine qui avait vu quelque temps auparavant la chute des deux épouses rivales, jouait de la guzla, serré à la taille dans un pourpoint qui faisait valoir ses hanches larges comme celles d’une femme.

À chaque danse, il allait mettre un nouveau pourpoint, tour à tour bleu indigo, mauve passé au rouge de Chine, car, prétendait Aboulfedia, le musicien devait avoir un costume en harmonie avec celui des danseurs.

Dès que la guzla s’arrêtait, Aboulfedia, suivi de sa troupe, rentrait dans la salle de repos pour le changement des costumes. Ce changement était anormalement prolongé. La première fois, Isabelle s’impatienta et alla entr’ouvrir la porte. Mais quand on fut arrivé à la quatrième danse, ayant appris qu’un singe a autant de coquetterie qu’une femme, elle se résigna et fit apporter des sorbets pour attendre le dernier ballet dont les costumes étaient chinois.

Le soir commençait doucement à tomber. Les sorbets furent bus. Le temps passa. Personne ne sortait de la salle de repos et cette salle dégageait même une curieuse impression de silence. À la fin Isabelle se décida à y aller et ce fut avec stupéfaction qu’elle la trouva vide. Les costumes étaient répandus sur le sol dans le plus grand désordre, à côté de la guzla de Rodriguez. Mais le coffre aux clous de cuivre avait été emporté.

Isabelle gravit l’escalier, parcourut ses appartements, alla jusqu’à la piscine et jusqu’aux étuves. Il n’y avait personne. Quelle mystérieuse raison avait poussé Aboulfedia à repartir avec son éphèbe efféminé, sa fillette aux airs de garçon et son singe danseur, au milieu d’une représentation qu’il avait organisée ?

Isabelle redescendit dans le jardin. Elle cherchait vainement le mot de l’énigme. Elle leva les yeux au ciel et elle aperçut sur la balustrade de la terrasse, dans la masse violette que faisait la glycine, un mandarin chinois qui la regardait, à quatre pattes et qui se mit à jacasser et à gesticuler. C’était le singe qui était revêtu de son costume du dernier ballet.

Isabelle fit un geste et, comme s’il s’envolait, il gagna un eucalyptus qui épandait ses branches d’argent au-dessus du jardin et des terrasses rouges de l’Alhambra.

Les esclaves et les eunuques commencèrent à rire bruyamment et c’est à ce moment qu’Abul Hacen parut.

Le visage de l’Émir était grave.

Il y avait longtemps qu’il avait du remords d’avoir laissé entre les mains d’une femme l’inestimable héritage de ses aïeux. C’est vrai, son esprit positif lui faisait penser qu’il valait mieux mettre sa confiance dans le nombre de ses soldats et la solidité de ses alliances que dans la puissance d’un talisman. Mais est-ce qu’il n’y a pas des forces inconnues ? Beaucoup d’hommes sensés croient à la magie et Allah manifeste ses desseins comme il lui plaît.

Énorme serait cette magie-là ! Il n’en était pas moins vrai qu’il venait de donner audience à un derviche venu de la Mecque dont le vœu de toute la vie était de réciter sa prière devant l’antique talisman des Arabes. Ce derviche n’avait pas l’orgueil de demander à voir le talisman. Il était modeste et il repartirait satisfait s’il pouvait poser son front contre la pierre du mur qui abritait la merveilleuse relique.

Le derviche s’était promené dans Grenade et une centaine de gens pieux l’attendaient à la porte de la Loi. Abul Hacen pensa qu’il fallait faire quelques concessions à la religiosité qui engendre le sacrifice, si nécessaire dans ces temps difficiles. Sans donner de réponse définitive, il avait laissé le derviche dans la cour des Lions et il s’était rendu chez Isabelle, heureux d’avoir ce prétexte, vis-à-vis d’elle autant que de lui-même pour reprendre ce qu’il avait donné imprudemment.

Isabelle ne comprit pas tout d’abord de quoi il s’agissait. Un talisman ? La nuit où il avait failli devenir aveugle ? Ah ! oui, elle se souvenait. Il s’agissait d’un objet très vieux et très laid où elle jetait les babouches qu’elle ne portait plus. Cet objet avait été quelque temps dans sa chambre puis elle l’avait fait transporter là, dans cette salle de repos où elle l’avait vu, il n’y avait pas une heure dans cette salle de repos où il devait être encore, enseveli sous les robes d’un singe.

Abul Hacen s’élança dans la salle. La guzla sur laquelle il marcha rendit un son déchirant. Mais l’Arche sainte, la tombe divine où avaient reposé les Tables de la Loi, le Berceau d’or verdi dont les anses étaient portées par deux anges avec des visages d’une spiritualité si grande qu’on ne pouvait les regarder sans penser à Dieu, le Tabernacle miraculeux avait disparu.

Derrière le rusé, le courageux Aboulfedia, porté par Rodriguez et par Rébecca dans le coffre du singe, il était passé par le petit escalier tapissé de mosaïques orange, il avait traversé les corridors et les cours de l’Alhambra, pour revenir à ses possesseurs légitimes, les fidèles sectateurs de Moïse.

L’Alhambra, au crépuscule, s’emplit d’un tumulte extraordinaire. Personne ne savait ce qui avait été volé mais il fallait arrêter des voleurs. Des cavaliers partirent de tous les côtés à travers la ville, sans même savoir qui ils devaient poursuivre. Et ce n’est que beaucoup plus tard, dans la nuit, qu’Isabelle se rappela qu’Aboulfedia lui avait demandé, quelques jours auparavant, d’obtenir de l’Émir, pour un de ses coreligionnaires, un droit de passage sur la galère de l’émir Daoud qui allait mettre à la voile pour Constantinople.

Mais le vol, dont personne ne connaissait la valeur, perdit toute importance par le fait de l’événement qui survint.

Abul Hacen, occupé à donner des ordres pour qu’on se saisît d’Aboulfedia, avait, dans le premier moment, oublié le derviche qui l’attendait. Il y pensa tout d’un coup et revint dans la cour des Lions, plus décidé que jamais à se montrer respectueux vis-à-vis d’un saint homme.

On ne voyait pas la main droite du saint homme, cachée par sa robe. Elle jaillit soudain, armée d’un poignard vers l’Émir et elle traça un éclair au-dessus de sa tête. Mais l’Émir connut ce soir-là qu’Allah ne gardait aucun ressentiment contre lui.

Le derviche en faisant un pas en avant pour frapper, avait glissé sur une dalle et était tombé sur un genou. Il ne se releva pas. Un garde, croyant bien faire, lui porta un coup de cimeterre si violent qu’il le tua net, privant ainsi l’Émir de tout ce que la torture aurait pu lui apprendre sur le motif du crime et celui qui l’avait inspiré.

Comme Almazan se penchait sur l’homme pour s’assurer qu’il était mort, il le reconnut. Il crut le reconnaître, car les coups de talon dont lui avaient frappé le visage ceux qui étaient présents dans la cour des Lions, l’avaient en partie défiguré. C’était là le faux Santon qu’il avait tenté de poursuivre devant la grande mosquée, l’homme qui s’était introduit chez Al Birouni, le dominicain chassé jadis de l’Ordre par Thomas de Torquemada lui-même pour son indignité.

Ce bas espion du Saint Office avait dénoncé et fait brûler, en les accusant mensongèrement, des savants inoffensifs et désintéressés. Il y avait beaucoup de chances que ce fût lui qui eût empoisonné l’archevêque Carrillo, si toutefois l’archevêque n’était pas mort par sa propre imprudence. Il poursuivait dans Grenade une œuvre de trahison et de crime.

Almazan chercha sur ses traits, sous sa barbe arrachée, sous les caillots de sang, dans les prunelles déjà vitreuses, les stigmates du mal. Il n’y en avait pas. Il tenait un crâne ordinaire, une tête pitoyable d’homme atteint brusquement par la mort. Le masque du visage même avait pris une certaine grandeur tragique.

Et alors Almazan fut frappé par cette pensée. Ce délateur, cet espion, cet empoisonneur, avait tout de même fait le sacrifice de sa vie, car l’assassin de l’Émir, entre les murailles de l’Alhambra, n’avait aucune chance d’échapper. Il y avait des hommes que le mal fanatisait comme le bien fanatise et qui offraient à ce mal leur existence en holocauste.

Mais c’est que, peut-être, ce qui était le mal pour les uns ne l’était pas pour les autres. Il y avait deux versants qui ne communiquaient pas, deux royaumes extrêmement lointains et qui se touchaient, et des deux côtés, les habitants de ces mondes vivaient avec l’illusion que leur lumière était la seule véritable.

Cette pensée était odieuse à Almazan, mais devant le visage du mort il ne pouvait s’en détacher. Et ce mort n’était rien qu’un instrument, presque inconscient. Ce qui était plus terrible, c’est qu’il y avait des hommes d’une grande intelligence et qui étaient foncièrement mauvais. Mais le savaient-ils ? Étaient-ils animés par un clairvoyant amour du mal ou avaient-ils pris une voie différente qui était leur erreur mais où ils croyaient marcher dans la vérité ?

Il se rappela tout ce qu’il savait de Torquemada et ce qu’il avait lu à son sujet dans le cahier de son maître Carrillo.

« Des yeux clairs, miraculeusement profonds qui ne reflétaient ni la haine, ni la pitié, ni le désir, ni l’orgueil, mais une certitude étrange qui me fit frémir. »

— Toujours plus d’intelligence, toujours plus d’amour, disait Rosenkreutz. La rose et la croix !

Mais il pouvait y avoir des esprits arrivés à un haut degré de développement qui avaient pour idéal de diminuer l’intelligence et de tuer l’amour !

Almazan se mit à marcher avec agitation dans l’Alhambra rempli de tumulte. Il se laissa tomber sur un banc dans le jardin du cyprès. Les étoiles étaient rayonnantes et immuables comme les vérités qu’on ne peut pas atteindre.

Dans un arbre, le singe, en robe chinoise, se pencha et lui lança une pomme de pin.

Très haut, dans une gorge de la Sierra Nevada, Aboulfedia et le rabbin Anan ben Josué trouvèrent un groupe de leurs coreligionnaires qui les attendaient avec des chevaux reposés. Après avoir descendu au galop des pentes abruptes, ils en changèrent encore à La Calahorra. Ils coururent toute la nuit et toute la journée. Ils atteignirent enfin Almeria et ils ne s’arrêtèrent que sur le port.

Ils devaient s’embarquer immédiatement. C’était leur Unique chance de salut. Car un messager de Grenade pouvait arriver d’un instant à l’autre, apportant l’ordre à l’Alcaïde de la ville de se saisir d’eux et de leur précieux fardeau.

Une foule de mariniers, de bourgeois, de petits débitants encombrait le port. Ils s’informèrent auprès d’un softa de la galère dans laquelle devait partir l’Émir Daoud. Le softa rit de leur ignorance en leur montrant le bassin. À ce moment, du château des Sept-Tours partirent trois coups de coulevrines. La foule y répondit par des acclamations.

Depuis le matin, la galère de l’Émir attendait un vent favorable. Ce vent venait de se lever et la galère s’apprêtait à partir. Les voiles se déployaient, des étendards claquaient, des mahones pavoisées de banderoles sillonnaient le port.

Aboulfedia et le rabbin virent une de ces mahones qui se détachait d’un appontement du quai. Elle contenait quelques marins, reconnaissables pour des marins de la flotte de l’Émir à leur cafetan court aux manches étroites, serré à la taille par une ceinture de laine bleue. Aboulfedia héla cette mahone en brandissant un parchemin déployé où était visible le sceau vert des rois de Grenade.

La mahone s’arrêta et revint contre le quai, les rames levées. Aboulfedia tendit le parchemin à l’officier qui la commandait. C’était un droit de passage pour le porteur, à bord de la galère de l’Émir. Et il s’apprêta à descendre dans la mahone, suivi du rabbin.

Mais l’officier l’arrêta.

Le droit de passage n’était que pour un seul voyageur, il ne pouvait en prendre deux. En vain, le rabbin Anan ben Josué voulut-il en référer à l’Émir Daoud lui-même. Il était trop tard. La galère levait l’ancre et la mahone avait juste le temps de la rejoindre. Un seul voyageur ! Les rames allaient s’abaisser.

Les deux hommes échangèrent quelques paroles rapides.

— Tu es le plus digne, dit Aboulfedia.

— Tu es le plus fort, dit le rabbin. Qui sait quelles luttes il faudra encore soutenir !

— La mort après la torture attend celui qui restera. Je reste.

— Va, je te l’ordonne.

Et pendant qu’on descendait le coffre, le rabbin ajouta :

— C’est à Tibériade qu’est la confrérie la plus puissante. Rends-toi à Tibériade d’abord où Maïmonide est enterré. Mais si tu n’y trouvais pas Samuel Halévy, le talmudiste, et Abraham Alfassi, le commentateur de la Kabbale, va à Jérusalem où tu les rencontreras dans la grande université hébraïque. Là où il y a l’esprit il y a la racine de l’arbre.

Ils n’eurent que le temps de s’embrasser en se séparant. Mais ils ne se séparaient pas. La pensée de celui qui demeurait accompagnait celui qui partait.

Tant qu’il put le voir, Aboulfedia suivit des yeux la tache grise que faisait sur le quai le rabbin Anan ben Josué. Il était très petit, tout voûté, de plus en plus voûté. Lui en qui vivait un rêve énorme, il hésitait en marchant. Il trébucha, il n’en pouvait plus. Il avait perdu son bonnet noir. Il revint sur ses pas pour tirer par la bride les chevaux en sueur et il avait l’air d’un mendiant qui vient de les voler.