Albin Michel (p. 143-149).

XI

la tentation

On était dans le mois de Rabi el Sani. Les troncs satinés des magnolias étaient plus blancs et leurs larges feuilles polies et luisantes étaient entremêlées de fleurs laiteuses et veloutées comme de l’hermine.

Almazan, en longeant la cour des Myrtes, aspirait l’odeur de vanille un peu écœurante de ces fleurs quand il s’entendit appeler d’une des salles qui donnaient sur le bassin.

Un petit rire ironique retentit et il vit Isabelle étendue sur un divan à côté d’une cassolette d’où s’échappait une vapeur lourde.

— Tu n’as pas peur ? Tu ne t’enfuis pas à ma vue ? dit-elle. Je ne savais pas que j’étais devenue si redoutable.

Il s’excusa. Mille choses le sollicitaient. Le service de l’Émir était très absorbant.

— Tu vois, je m’ennuie tellement, reprit-elle, que je fais brûler du musc avec les racines de la plante Gazan, qui croît, paraît-il, dans le Caucase et qu’une vieille femme m’a procurée.

Elle étendit ses mains au-dessus de la cassolette et elle le regarda à la dérobée.

— Connais-tu les effets de la plante Gazan ?

Il ne les connaissait pas.

— J’oubliais que je pourrais te scandaliser en en parlant. Il paraît que tu es perpétuellement plongé dans tes livres et que, seule, la science t’intéresse.

Almazan répondit qu’il s’efforçait de s’intéresser à ce qu’il voyait. L’idéal était de découvrir la beauté qu’il y avait en tout.

L’idéal ! Elle se mit à rire.

— Tiens ! Veux-tu des gingembres confites ou des neideh, ou un peu de cette liqueur d’orge torréfié que l’on boit dans ce pays et que je trouve si mauvaise. Mon idéal serait de m’amuser. N’y a-t-il pas un secret pour cela dans les livres ?

— Chacun a le secret de son plaisir dans sa faculté de désirer, dit-il.

Elle se renversa au milieu des coussins en riant encore.

— Alors, je dois être infiniment heureuse.

Puis elle se pencha vers lui, accoudée tenant son menton dans la main et le regardant fixement.

— Tu ne sais pas ce que je désire ?

— Comment pourrais-je le savoir ?

— Je voudrais, comme tu l’as fait à Séville, que tu me portes entre tes bras dans un escalier qui n’en finirait plus.

Les gouttes d’or de ses yeux s’étaient ternies entre ses paupières palpitantes, ses dents apparaissaient entre ses lèvres plus rouges, comme des promesses de morsure et la volupté sortait de ses vêtements comme une onde presque tangible.

Il s’était assis près d’elle et elle lui parlait. Elle était tout à coup pleine de sincérité et de confiance. Elle se laissait aller à un élan de sympathie dont elle ne cherchait pas la cause.

Elle aimait le plaisir, eh bien, après ? Elle ne s’en cachait pas. Elle n’était que plus véridique que les autres, voilà tout. Elle périssait d’ennui aux côtés de l’Émir et l’Alhambra avec ses splendeurs lui paraissait morne parce qu’elle n’avait personne de sa race à qui se confier. Et pourtant l’Émir l’aimait au point de faire tous ses caprices. Almazan avait-il entendu parler du fameux trésor des rois de Grenade ? Elle pouvait y puiser comme il lui plaisait. Elle avait même fait placer dans sa chambre un petit coffre très laid, une sorte de boîte qui était peut-être en or et que tous les Arabes depuis des siècles considéraient comme vénérable et très précieuse. Elle y mettait ses turbans et ses babouches. Mais à quoi bon des bijoux ou des talismans si on n’a pas de bonheur ?

Almazan l’écoutait, anxieux, ne sachant pas si cette rencontre avec Isabelle était un événement agréable ou un piège de sa mauvaise destinée.

Parfois elle versait dans une tasse de porcelaine la liqueur d’orge torréfié et elle la portait à ses lèvres. Elle avait fait signe à Almazan de s’asseoir à côté d’elle, elle s’animait et sa voix devenait plus basse comme pour donner plus d’importance à ses paroles.

— Dire que j’aurais été à toi la première fois que je t’ai vu, si tu avais voulu. J’avais peur ! Tu m’as désirée, ne dis pas non, je l’ai compris à ton regard et tu as failli te jeter sur moi quand tu m’as déposée sur ton lit. Je n’aurais pas résisté. D’ailleurs, si tu ne m’avais pas désirée, pourquoi serais-tu venu chez Aboulfedia ? Pour lui demander des conseils de médecine, peut-être ? Tu m’as vue toute nue sur la piscine aux faïences bleuâtres. Je savais que tu me regardais derrière les mailles de la gaze d’or où cet ignoble Aboulfedia t’avait placé. C’est de ses plaisirs habituels et je m’y suis prêtée quelquefois, pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être parce que je ne te connaissais pas encore. Peux-tu m’expliquer comment il se fait que toute la vie dépend de la rencontre d’un homme et pas d’un autre. Quel mystère que la sympathie ! J’ai été sur le point d’être amoureuse d’un jeune homme Maure qui s’appelle Tarfé. Il appartient à une illustre famille, celle des Almoradis, et il m’a plu parce qu’il passe pour stupide. Car la stupidité attire la femme autant que l’intelligence, peut-être davantage.

Le front, d’Almazan s’était rembruni. Ce Tarfé était ce cavalier qu’il avait rencontré en arrivant pour la première fois à Grenade et qui l’avait dévisagé insolemment. Depuis il l’avait revu et la répulsion qu’il avait éprouvée pour sa beauté bestiale n’avait fait qu’augmenter. Peut-être Isabelle avait-elle pressenti cette répulsion, car elle insista à dessein.

— On l’a surnommé le bouc, mais auprès de moi il est doux comme un agneau. Nous n’avons échangé que quelques syllabes et il a trouvé le moyen de me dire qu’il pensait à moi et qu’il agiterait chaque soir une lampe rouge au sommet d’une terrasse de l’Albaycin pour me le rappeler. Ce n’est qu’un enfantillage, mais je manque tellement de distractions !

Il sembla à Almazan qu’on lui traversait l’âme avec un couteau. Il eut sur les lèvres quelques paroles méprisantes pour l’Almoradi dont la folie était célèbre dans Grenade mais il en eut honte et il ne les prononça pas.

Le ciel, depuis qu’ils causaient, s’était chargé de nuages et des gouttes de pluie faisaient de grands cercles dans le bassin de la cour des Myrtes.

Almazan s’était levé. Il expliqua qu’il ne pouvait guère demeurer plus longtemps. L’Émir avait beau professer les idées des libéraux Ommeyades dont il disait descendre, il prendrait certainement ombrage d’une aussi longue entrevue.

— Tu ne sais donc pas ! s’exclama Isabelle. L’Émir est parti. C’est un secret d’État que le Hagib et moi sommes seuls à savoir. Il a amené cinq cents cavaliers et ils vont aller ventre à terre pendant une partie de la nuit. As-tu entendu parler de la ville de Zahara, près de Ronda ? Il paraît que son église possède des objets d’une grande valeur et c’est là que doit être en ce moment la femme du majordome de mon père que je hais. Eh bien ! l’Émir va s’emparer cette nuit de Zahara et me rapporter demain le trésor sur un mulet et la femme du majordome avec une chaîne au cou.

Almazan frémit. La vieille guerre des Maures et des Espagnols interrompue depuis longtemps allait alors se ranimer cette nuit. Les rois catholiques avaient laissé sans réponse le refus de payer le tribut mais l’attaque de Zahara ne pouvait être que le premier coup d’une guerre sans merci.

Isabelle vida dans sa tasse la liqueur contenue dans l’alcarazas et elle but d’un trait. Ses yeux étaient noyés et ses lèvres humides comme si déjà l’approche du plaisir se faisait sentir. Le vent d’orage qui s’était levé soulevait ses voiles et semblait vouloir les ôter. Il y avait dans toute sa chair cet alanguissement que donne l’attente de la volupté.

— Cette nuit est à moi ! reprit-elle. Tu ne peux pas savoir le bonheur que cela représente. Ne m’abandonne pas. Je sens qu’il y a en toi une flamme qui est pareille à la mienne ; je te l’avoue, j’allais me donner cette nuit à ce jeune Almoradi. L’amour a dû le rendre intelligent car il a soudoyé les eunuques et il s’est arrangé pour pénétrer dans l’Alhambra sous le costume de l’un d’eux. Quand le soleil aura disparu, si je réponds au signal d’une lampe levée dans l’Albaycin, il viendra. Mais je n’aime pas cet Almoradi.

De grandes feuilles arrachées aux magnolias tourbillonnaient et parfois l’une d’elles tombait brusquement dans la pièce, comme un espoir nouveau, au seuil d’une soirée qui commence. Isabelle avait l’air d’une enfant qui a le désir d’un jouet. Sa voix était devenue persuasive et presque suppliante.

— Ne bouge pas de chez toi ce soir. Je simulerai une grave maladie et je te ferai appeler. Depuis que tu as guéri sa plaie à la jambe l’Émir te considère connue sa sauvegarde et celle de tous ceux à la vie de qui il tient. Rien ne paraîtra plus naturel. Et au fond je ne mentirai pas. J’ai besoin que tu me guérisses.

Comme à Séville, quand il l’avait déposée palpitante et fragile, sur son lit, Almazan eut tout à coup envie de l’étreindre. Des pas résonnèrent le long de la cour des Myrtes. Une esclave s’avançait, riant de la force du vent qui projetait son voile par-dessus sa tête.

— Soit ! dit Almazan. À ce soir.

Et il s’éloigna.