Albin Michel (p. 127-142).

X

le trésor de l’alhambra

Quand on aime une femme il ne suffit pas qu’elle vous dise que vous êtes jeune, il faut encore rendre vraisemblables ces paroles en faisant l’apport de quelques preuves de jeunesse. Ces preuves, Abul Hacen s’efforçait de les fournir par des actions inattendues et déraisonnables.

Certains soirs, il buvait au delà de sa capacité pour montrer que le vin n’avait pas de prise sur sa nature vigoureuse. Il faisait de grandes chevauchées aux côtés d’Isabelle pour qu’elle admirât sa virtuosité de cavalier et il goûtait une béatitude sans fin quand, au retour, elle se penchait vers lui et, le regardant bien en face, lui disait :

— Quelle chance tu as d’être resté mince ! Imagine que tu sois devenu comme ce gros homme avec qui tu étais quand je t’ai vu pour la première fois. Jamais je n’aurais pu t’aimer.

Il advint que les rois de Castille et d’Aragon envoyèrent, comme chaque année, un ambassadeur pour percevoir les arrérages du tribut de douze mille pistoles en or, qui, depuis Ismaïl, était payé par les rois de Grenade à leurs voisins, les rois chrétiens.

Cet ambassadeur était don Juan de Vera, célèbre pour sa vaillance et sa beauté.

Isabelle voulut le voir et assister à l’entrevue qu’Abul Hacen allait avoir avec lui. Il fut convenu qu’elle se tiendrait, invisible, derrière une petite fenêtre grillagée pratiquée dans la hauteur de la muraille.

Le Hagib avait préparé les douze mille pistoles. La visite de Juan de Vera n’était qu’une formalité toujours la même où l’on échangeait des paroles courtoises et cérémonieuses, en langue espagnole, afin de marquer la vassalité du royaume des Maures, vis-à-vis du royaume de Castille.

Abul Hacen s’était étendu sur son divan avec plus de nonchalance que de coutume. Aben Comixer, l’alcaïde de Grenade, était à sa droite, le Hagib était à sa gauche.

— Qu’est-ce qui vous amène ici ? dit impérieusement Abul Hacen en langue arabe, au milieu de la stupéfaction de tous.

Don Juan de Vera expliqua sans se troubler en espagnol qu’il venait chercher le tribut annuel de douze mille pistoles.

Alors, par une inspiration spontanée qu’il attribua par la suite à Allah, mais qui n’était due qu’au désir de briller devant Isabelle et de lui montrer sa puissance de roi, sa désinvolture d’homme et la juvénilité de son caractère, il se souleva un peu, ricana et dit :

— Annoncez à votre souverain que notre hôtel des monnaies ne bat plus que des lames de cimeterres et des fers de lance.

Puis il détourna la tête et fixa un point dans l’espace pour faire comprendre que l’audience avait pris fin.

Don Juan de Vera, dont l’esprit était peu prompt à la réplique, resta quelques secondes immobile, puis tourna les talons et s’éloigna avec calme, jetant à droite et à gauche des regards de feu afin de suppléer à l’absence de réponse orale et de faire comprendre qu’une telle injure serait bientôt vengée.

Ainsi, pour faire sourire un visage de femme derrière une fenêtre grillagée, la guerre venait d’être virtuellement déclarée.

Le bruit courait dans tout l’Islam que le royaume des Maures était invincible à cause du fabuleux trésor amassé par ses rois, trésor si grand que ni celui de Gengis Khan, ni celui de Soliman, ni les richesses de la République de Venise ne pouvaient lui être comparés. Ce trésor permettait indéfiniment d’acheter des navires aux Turcs et aux pirates Barbaresques, des armes aux Génois et aux Français, de lever au Maroc et à Alger des armées de mercenaires.

L’existence de ce trésor était connue de tous les Maures d’Espagne. Ils se reposaient sur cette richesse dont ils ne jouissaient pas, mais par laquelle ils étaient occultement protégés et, quelle que soit sa misère, le plus humble des mendiants, quand il regardait au loin les contours de l’Alhambra, se sentait riche de la mystérieuse réserve d’or qui était enfermée là.

Il y avait encore une autre légende. Quelque chose de plus précieux que l’or et les bijoux était la propriété des rois de Grenade et reposait dans l’Alhambra. C’était un talisman. Si quelques tribus de l’Yemen et de Hira avaient pu conquérir le monde avec une si fabuleuse rapidité, portant toujours plus loin l’étendard du Prophète, c’était par une possession magique, plus que par le courage ou que par le nombre. Car tous les historiens étaient unanimes. Il y avait quelque chose d’inconcevable dans la conquête arabe, quelque chose d’ailé qui dépassait la chance ou l’énergie de l’homme. Okba n’avait pas une armée considérable quand il alla de la Mer Rouge à l’Atlantique et poussa son cheval dans la mer occidentale en regrettant qu’elle interrompît sa course, Tharek ne commandait qu’à sept mille hommes quand il passa en Espagne et n’avait reçu que quelques renforts quand, aux bords du Guadalete, il écrasa l’immense armée de Roderic. Tant de victoires imprévues cachaient un mystère. Tous les chefs avaient fait transporter derrière eux un objet voilé, innommable, intangible, aussi sacré que le Saint des Saints de Moïse, invisible comme Dieu lui-même. Quand Moussa avait fait élever un obélisque à Carcassonne, ce n’était pas seulement pour attester ses progrès dans la Gaule Narbonnaise, c’était pour abriter ce talisman. Les rois se le transmirent précieusement durant des siècles. Les Omméyades le placèrent dans la mosquée de Cordoue. Les Almoravides construisirent pour lui la Giralda de Séville et Jacub Almanzor le transporta à Grenade où il demeura.

C’était lui qui donnait la protection, qui assurait l’immortalité à la race. Le peuple Maure pouvait dormir en paix. Il y avait quelque part sous la colline de l’Alhambra, une lumière cachée qui était son génie.

Or, Isabelle l’Espagnole, ayant entendu conter ces histoires, se mit dans la tête de posséder le trésor et de tenir entre ses mains chrétiennes le talisman des anciens rois.

Le combat des deux femmes avait jeté Abul Hacen dans une grande perplexité. Il redoutait son fils qu’il savait possédé par l’amour de trahir. Il redoutait les partisans qu’Aïxa avait su grouper. D’autre part, Isabelle lui avait juré qu’elle ne serait plus à lui tant qu’elle ne serait pas vengée et elle tenait parole.

— Je les ferai enfermer ensemble jusqu’à ce qu’elles soient réconciliées, dit Abul Hacen à plusieurs reprises.

Mais il se rendait chaque soir devant la porte d’Isabelle et il la trouvait fermée à clef.

— J’ai peur d’être assassinée pendant la nuit, disait Isabelle le lendemain. Ceux qui viendraient ne manqueraient pas d’imiter ta voix.

Et elle feignait une grande terreur.

Un matin, il la trouva souriante et alanguie dans une salle qui donnait sur la cour des Myrtes.

— Je ne peux pas me passer de toi, dit-elle avec un élan plein de désir. Et pourtant il m’est impossible de me donner à un homme qui me refuse la moindre preuve d’amour.

Il sentit venir quelque demande difficile à réaliser et il resta muet.

— Je te pardonnerai ta faiblesse si tu me montres ton trésor.

— Quel trésor ?

Elle frappa du pied le sol et prit un air plus puéril qu’à l’ordinaire.

— Celui qui est caché là, sous l’Alhambra. Il paraît que tu es seul à savoir où il se trouve.

Les sourcils d’Abul Hacen se froncèrent et il s’éloigna sans prononcer une parole.

Il revint quelques heures après. Elle était étendue sur un divan, vêtue seulement d’une tunique de soie transparente. Il tremblait de désir contenu.

Dès qu’elle aperçut sa silhouette dans l’encadrement de la porte ovale, elle se leva, prit familièrement son bras et elle lui fit faire quelques pas en l’entraînant et en ébauchant un pas de zambra, tout en lui murmurant à demi voix :

— Mon maître bien-aimé est venu me chercher pour me conduire vers mon trésor. Nous allons aller tous les deux nous coucher au milieu des pierres précieuses.

Il allait la repousser violemment, rendu furieux par cette obstination. Mais sans souci de son humeur, elle se collait à lui et elle chantonnait le refrain d’une ancienne romance arabe.

Dans le trésor de l’Alhambra — il y a les larmes de nos aïeux — qui sont devenues des perles mates.

Alors il la considéra. Elle était menue, inoffensive, elle parlait comme en rêve et entre ses paupières qui battaient luisait un or tel qu’aucun trésor n’en pouvait contenir d’aussi pur. Il voyait sous la soie l’ondulation légère de ses seins et le duvet d’or qui descendait bas sur sa nuque et dont le parfum ambré l’affolait.

La vie était si rapide ! Chaque jour qui passait emportait un lambeau de sa force. Il fallait bien qu’il se l’avouât, il avait des troubles de la vue et quelquefois de singulières pertes de mémoire. Il viendrait un moment où la jouissance s’éloignerait de lui, comme le dernier rayon du soleil qui passe d’une montagne à l’autre, au moment de disparaître. Puis, est-ce qu’Isabelle n’avait pas parlé de se coucher au milieu des pierres précieuses ? Ah ! quel lit était assez magnifique pour cette créature qu’Allah avait envoyée vers lui ?

— Eh bien ! soit ! dit-il. Viens avec moi. Je vais te montrer le trésor. Seulement, à ton tour…

Il n’acheva pas. Elle approuvait en battant des mains.

Ils franchirent des salles et des cours. Ils entrèrent dans l’Osario qui était entouré d’une haute muraille. C’était le tombeau des rois. Ali le muet se tenait là, quand il n’accompagnait pas son maître.

— Voilà le seul homme qui me soit fidèle, dit Abul Hacen.

Cet homme s’était levé d’un bond et il précéda l’Émir dans un escalier, fermé par une porte énorme qu’il ouvrit.

Tous trois descendirent et arrivèrent dans une salle souterraine où des torches de résine étaient fixées dans la muraille. Abul Hacen en prit une qu’il alluma. Il fit un signe à Ali et celui-ci appuya de tout son poids sur un des blocs de pierre dont était faite la muraille. Avec un bruit sourd, le bloc bascula, entraînant avec lui d’autres blocs de grande dimension et démasquant une ouverture où il y avait un escalier.

Abul Hacen sourit avec orgueil en montrant à Isabelle le merveilleux mécanisme dans la confection duquel les ingénieurs arabes étaient depuis longtemps passés maîtres.

— C’est Yussef Zeli, le constructeur de l’Alhambra, qui a trouvé ce secret, dit-il. Au bas de l’escalier, je te montrerai l’endroit où l’on enterra les ouvriers qui prirent part à ces travaux. Il paraît que Yussef Zeli fut désespéré de leur mort. Mais comment sans cela le secret aurait-il pu être gardé ? Pour la même raison, plus tard, Muhamad Alhamar fut obligé de se débarrasser de son Hagib qu’il avait eu l’imprudence d’amener ici.

Isabelle ne réfléchit pas que l’imprudence était davantage pour celui à qui l’on révélait le secret que pour celui qui le révélait. Elle descendait allègrement les marches et elle ne s’arrêtait que lorsque Abul Hacen qui la suivait avec peine lui criait de prendre garde de glisser.

Ils se trouvèrent tout à coup devant une porte de bronze noir. À la clarté de la torche, Isabelle vit sur cette porte une main gravée semblable à celle qui était sur la porte de la Loi. Sous la main, il y avait le dessin d’une clef.

Abul Hacen expliqua le symbole.

— L’effort de l’homme. Il tente perpétuellement de saisir la clef du mystère, toujours fuyante.

Et cette porte de bronze, à l’extrémité de cet humide escalier de pierre, était triste, muette, fatale comme les puissances souterraines qu’elle enfermait.

Abul Hacen eut un regard d’hésitation. Si Isabelle avait montré la moindre crainte de l’ombre et de la solitude du lieu, il serait volontiers revenu en arrière.

Mais elle frissonnait, délicieusement caressée par la fraîcheur, elle respirait avec force. Elle heurta le bronze de la main.

— Ouvre vite, dit-elle. Je veux voir.

Elle ne sentait pas la majesté de ce fabuleux trésor, enfoui sous un palais, comme les vertèbres de la race qui vivait au-dessus de lui.

Abul Hacen ouvrit la porte et souleva la torche.

Ce qu’Isabelle vit d’abord était confus, multiforme, ténébreux, menaçant. La salle dans laquelle elle venait de pénétrer était vaste au point qu’elle n’en distinguait pas les extrémités et les murs étaient entièrement tapissés d’objets dont il était impossible de reconnaître l’usage.

Pendant qu’Abul Hacen accrochait la torche à un grappin placé près de l’entrée, Isabelle perçut de grandes masses de métal qui devaient être des armures, des coffres qui faisaient des ombres, des cruches alignées et tout à coup une fluidité d’or tomba de tous les côtés, un miroitement précieux qui, avec la lumière de la torche, s’immobilisa comme une nappe. Et il lui sembla qu’elle était dans un bain de choses dorées.

Alors elle regarda et elle ne put retenir un cri d’admiration.

Le sol était recouvert de nattes de Samanah et de Beneseh. Il y avait une copie en or massif, haute d’un pied, du pavillon des ablutions du Khalife El Mamoun, avec sa coupole copte incrustée de diamants. Il y avait un palmier dont les feuilles étaient des bijoux représentant des dattes à tous les degrés de maturité. Il y avait des bassins et des aiguières en cristal, des gazelles blanches dont le ventre était tissé de perles, des tables de faïence, d’argent, ou d’ébène du pays des Zindjes, supportant des plateaux d’ivoire ou de santal, des coupes d’agate et de jade où s’étalaient des pierreries rayonnantes et des morceaux de diamant brut. Dans un coin il y avait un amas de plats d’émail et des boîtes en bois précieux doublées de soie. Dans un autre, c’était une superposition d’échiquiers et de damiers dont chaque pion était une merveille de matière et un chef-d’œuvre de travail. On voyait des armes luire, dont l’une était la fameuse épée Dhoul-Fikar, l’autre le bouclier d’Amrou avec le nom d’Allah écrit en sept écritures différentes. Des étendards, tellement lourds de broderies qu’il aurait fallu plusieurs hommes pour en soulever un seul, faisaient une pyramide jusqu’au plafond. Un vase d’ambre de Chahar débordait de camphre du Kaisour et un autre en cornaline était rempli d’agrafes d’or sculptées. Une caisse devait contenir au moins sept mudds d’émeraudes et une autre au moins autant de rubis et certaines parties du sol étaient jonchées de dinars d’or qui craquaient sourdement quand on y marchait.

Les cristaux miroitaient, les rubis saignaient, les diamants fulguraient et de grands miroirs placés sur les murs ou appuyés aux coffres, réverbéraient ces clartés comme autant d’étoiles, en sorte qu’Isabelle crut passer à travers une voie lactée souterraine, pleine de transparences et d’illusions lumineuses.

— Tout cela est à toi ! s’exclama-t-elle.

Et elle remua les émeraudes, elle fit tomber entre ses doigts des perles en cascade.

— Tu prendras ce que tu voudras, murmura Abul Hacen. Rappelle-toi ce que tu m’as promis.

Et il s’approcha d’elle. Ses traits étaient tirés, ses lèvres tremblantes. Il la prit par les reins et voulut la renverser. Mais elle lui échappa. Elle ne pouvait se lasser de toucher des soies, d’admirer des cristaux.

— Quelle promesse ? interrogea-t-elle d’une voix lointaine.

Il tenta de la ressaisir brusquement et de l’embrasser sur les lèvres, dans l’espoir d’éveiller chez elle un désir. Elle le comprit et faillit rire de la folie de cet espoir. Elle glissa encore entre ses mains.

— Non, dit-elle. Tiens toi-même ta promesse.

Elle voulait voir et toucher ce que nul homme n’avait vu, le talisman divin qui donnait la puissance, la colonne mystérieuse qui avait soutenu l’édifice de la race arabe.

Abul Hacen frémit. Quel était cet enfantillage ? Elle croyait à une légende puérile. Il n’y avait rien autre que le trésor qu’il venait de lui révéler.

Et il se mit à la poursuivre parmi les coffres de bijoux et les vases précieux. Elle lui jota une poignée de rubis comme autant de gouttes de sang et une poignée de saphirs comme autant de gouttes d’une source enchantée. Elle le flagella avec un collier de topazes chargé de pendentifs d’or et comme elle était en face de lui, derrière une urne de bronze, elle lui passa à la volée ce collier autour du cou, en sorte qu’il faisait en courant une musique de pierreries.

Il la suppliait de paroles puériles et il la menaçait tour à tour. Il s’essoufflait et comme si un ensorcellement était sorti des objets environnants, tous deux se mirent à trembler. Les meubles, les étendards, les cristaux avaient été enlevés à des villes pillées sous des flammes d’incendies, il y avait des soies précieuses qu’on avait arrachées du corps des femmes, au moment où on les violait, et on avait souvent coupé des doigts pour en ôter des bagues étroites. Ces meurtres anciens, ces drames révolus, s’évoquaient mystérieusement, transparaissaient dans les miroirs et l’éclat des coupes, se changeaient en rage amoureuse chez l’homme, en terreur panique chez la femme.

Elle allait atteindre la porte, mais elle glissa soudain et ils tombèrent tous deux sur un lit de dinars d’or. Il la serrait comme s’il avait voulu l’écraser, mais elle lui griffa le visage au point qu’il sentit du sang lui couler dans les yeux, elle rampa sous lui et elle lui échappa à nouveau.

L’un et l’autre avaient perdu la raison.

Elle prit à deux mains l’épée de Dhoul-Fikar et elle la leva.

— Je frappe si tu approches, dit-elle.

La fureur de l’Émir tomba. Le souple corps qu’il avait devant lui attendrissait tout son être par le besoin qu’il avait de se reposer contre sa tiédeur.

— Eh bien ! Je ferai ce que tu voudras. Mais tu tiendras ta promesse ?

— Je la tiendrai.

— Tout de suite ?

— Oui. Là, sur les dinars et les pierreries.

Abul Hacen prit une petite clef rouillée qui était attachée par un anneau à la clef de la première porte et écarta un tapis persan qui cachait un pan de muraille. Il y avait là une porte très basse. D’instinct, il répéta plusieurs fois qu’Allah était le dieu unique et que Mahomet était son prophète. Puis il se baissa et ouvrit.

Il avait pris entre ses bras un objet pesant qu’il tourna du côté d’Isabelle.

Elle ne voyait qu’une masse enveloppée de voiles sur lesquels l’humidité et la moisissure avaient mis des cristaux grisâtres.

Il y eut encore un débat. Isabelle se croyait trompée. Abul Hacen ne voulait pas recommencer à lutter. À la fin il fut convenu qu’elle jetterait l’épée qu’elle tenait toujours et qu’elle ôterait une partie de son vêtement, chaque fois qu’il ferait tomber un des voiles enveloppant le talisman. Il croyait savoir qu’il y avait sept voiles. Elle devait être nue au septième.

Abul Hacen sentait l’immensité du sacrilège et claquait des dents. Isabelle riait d’une façon hystérique et par moments ses prunelles se renversaient. Au premier voile, elle jeta son turban, au deuxième ses babouches. Lentement, avec une ondulation de son corps, suivant les gestes d’Abul Hacen, elle déroula le long voile qui l’enveloppait. Ses seins apparurent et alors les mouvements de l’Émir devinrent saccadés et rapides. Il avait envie de déchirer cette soie souple, ancienne, interminable.

À la fin, Isabelle était nue. Elle avait compris qu’il fallait tout de même en finir. Peut-être aussi se prenait-elle à son jeu.

La torche mettait des reflets de pourpre sur sa chair et dans les éclatements des bérils, des chrysoprases et des saphirs dont elle prenait des poignées et dont elle s’arrosait nerveusement, elle n’avait jamais été aussi belle. Elle cria :

— Viens ! avec un accent d’impudeur sauvage.

Et elle se laissa tomber sur l’étoffe rougeâtre d’un étendard, offerte, tendue, ne jetant qu’un regard distrait sur le talisman qui venait d’apparaître et qui n’avait plus pour elle que l’importance d’un caprice réalisé.

Abul Hacen considéra avec surprise ce qui avait été un objet de vénération pour tant de peuples en marche, ce qu’Okba le conquérant avait promené dans toute l’Afrique, ce qu’Abderame le sage avait adoré, ce pourquoi tant d’hommes étaient morts avec un visage illuminé par la joie.

C’était une sorte de coffre dont la splendeur lui paraissait médiocre avec deux anses évasées et deux anges grossièrement sculptés qui semblaient en supporter le poids et le lever vers le ciel. Ce coffre était en or, mais en un or tellement usé, tellement fané que la splendeur du métal s’en était évanouie et qu’il avait l’air fait d’une matière millénaire, si prodigieusement antique qu’il ne pouvait y en avoir d’autre parcelle semblable dans le monde. Seul le visage des deux anges, malgré les temps sans nombre, avait gardé une intense expression spirituelle.

— Eh bien ! dit Isabelle avec impatience.

Abul Hacen se redressa, lâchant l’objet divin qui tomba sourdement.

Comme l’or et les bijoux étaient tristes autour de lui ! Comme le trésor était pesant ! Le corps d’Isabelle, avec le plaisir en puissance dans sa forme, s’étalait à sa merci, rose tendre sur le rouge passé de l’étendard. Mais il était très loin, au bout d’une avenue bizarre, bordée d’armures, d’urnes, de choses hétéroclites de toutes dimensions et dont le sens lui échappait. Ce désirable corps flottait, rayonnait comme les étoiles, devenait obscur comme un fantôme, se confondait avec ce qui l’entourait, se perdait au milieu de mille lampes qui toutes déclinaient, il allait cesser d’exister, être invisible.

Il ne le voyait plus, il devenait aveugle.

Il passa sa main sur son visage. C’était le sang d’une égratignure qui devait couler. Non, pas de sang. La malédiction dont étaient menacés les profanateurs, le frappait. Il était puni par ce qu’il avait redouté le plus toute sa vie.

Mais il ne voulait pas. Il y avait une influence maligne dans cet humide souterrain. C’était cela qui troublait sa vue. Il fallait fuir. Avec des mots entrecoupés il expliqua à Isabelle ce qui arrivait. Il gémissait comme un enfant.

— Sauve-moi ! répétait-il, en battant l’air de ses mains.

Il lui sembla qu’elle mettait un temps infini à se rhabiller. Ensuite, elle ne pouvait pas décrocher la torche. Puis ce fut la porte qu’il fallait refermer. Il s’était accroché à son voile et elle le tirait dans l’escalier. Le collier de topazes qu’il avait gardé autour du cou faisait un bruit ridicule en s’agitant sur son ventre. Plusieurs fois il trébucha et Isabelle serrait les dents pour ne pas l’injurier. Enfin, ils arrivèrent dans la salle où Ali les attendait, puis devant les tombes des rois.

Et alors, en s’apercevant qu’il voyait encore les belles pierres des murailles, la divine lumière du crépuscule, Abul Hacen tomba sur le sol, mit son front dans la poussière et il remercia Allah qui lui avait pardonné.