La Lutte entre Turenne et Condé (1654-1657)/02
Libre de terminer la campagne (de 1655) à sa guise, Turenne établit son avancée sur la Haine et rentra en France, laissant de grosses garnisons à Condé et à Saint-Ghislain, dont il s’était facilement emparé. Un moment, M. le Prince espéra opposer à ces conquêtes l’occupation de Péronne et de Ham ; prendre pied sur la Somme, cela valait bien les positions perdues en Hainaut. Mais le maréchal d’Hocquincourt, qui devait livrer les deux places, conclut avec Mazarin un traité plus avantageux ; l’affaire échoua ; aucun succès ne compensa les échecs essuyés par l’armée d’Espagne durant les dernières années. Ces incidens achevèrent de perdre l’Archiduc et son maréchal-de-camp-général auprès du gouvernement de Madrid. Tous deux furent relevés de leurs fonctions. Fuensaldaña, usé, cassant, avait offensé tout le monde ; il avait fait congédier Isembourg[1] ; Léopold ne lui parlait plus ; Condé envoyait lettres sur lettres en Espagne pour demander l’éloignement du ministre intraitable auquel on imputait cette longue suite de revers. Cependant celui-ci laissait tous les services assurés, une armée de 18,000 hommes de pied, 12,000 chevaux, un train de 28 pièces de canon, etc. Quant à Léopold, il avait, après son malheur de Lens, médiocrement profité des avantages que lui offrait la situation intérieure de la France. La fortune lui donne successivement Turenne et Condé pour lieutenans : avec le premier, il est battu à Rethel ; avec le second, il perd places sur places et se fait bousculer devant Arras. Il n’avait pas su retenir les Lorrains, qui, dociles aux ordres de leur prince prisonnier, venaient de passer au service du roi très chrétien. On le trouvait trop Allemand, lent, fatigué, découragé ; il était temps de le renvoyer à sa musique et à ses tableaux[2].
Le marquis de Caracena, nommé capitaine-général des États de Flandres, arrivait d’Italie avec une belle réputation ; il était connu aux Pays-Bas, avait des services et des blessures ; sa personne était agréable ; il parlait bien, sans être possédé, comme son prédécesseur, du démon de la contradiction ; en somme, moins revêche que Fuensaldaña, mais aussi moins capable, superficiel et peut-être intéressé[3]. — Le nouveau vice-roi, don Juan d’Autriche, est une figure plus remarquable et qui mérite de nous arrêter. Sa mère, la Calderon, comédienne fort jolie, gaie, d’un caractère sûr, passait pour n’avoir eu aucune intrigue avant la courte et illustre relation à laquelle don Juan devait le jour ; dès sa grossesse déclarée, elle fut aussitôt séquestrée et ne quitta plus le cloître, où elle vivait d’une modeste pension mal payée ; une manœuvre d’Olivarès tira le fils de l’obscurité. Voulant assurer la fortune d’un sien bâtard, fort mauvais drôle, tantôt goujat, tantôt mousquetaire, embarqué sur les galions des Indes ou roulant dans les tripots de Madrid, le comte-duc eut l’adresse d’amener Philippe IV à reconnaître le fils de la comédienne ; les deux enfans naturels furent légitimés le même jour. Déclaré grand d’Espagne et richement marié, le fils d’Olivarès quitta tout pour retomber dans la crapule[4] ; un grand poète l’a ressuscité sous les traits de don César de Bazan. — Don Juan[5] réussit mieux. Son précepteur, homme de mérite le jésuite Lafaille, lui donna une instruction complète. Il était beau, un peu gras, spirituel, sans profondeur, vaniteux à l’excès. Dès qu’il fut à flot, il trancha de l’infant ; mais il avait su se contenir d’abord, réussit à conquérir l’affection de son père et obtint assez vite de hauts emplois ; la reprise de Naples et celle de Barcelone lui donnèrent un grand prestige. Ambitieux avec des accès d’indolence, très brave à l’occasion, il venait de montrer une grande vaillance dans un combat avec les corsaires barbaresques, qui attaquèrent sa galère entre Barcelone et Gênes. Arrivé près de Diest, le nouveau vice-roi se croisa avec son prédécesseur et le quittait après une courte et froide entrevue, lorsqu’il rencontra M. le Prince aux portes de Louvain. Cherchant à déguiser sa profonde misère sous un luxe d’emprunt, Condé arrivait de Bruxelles avec « une suite fort leste de douze carrosses » et traita don Juan magnifiquement, comme un souverain qui en reçoit un autre (10 mai). Le vice-roi alla visiter Mme de Condé à Malines ; l’accord semblait parfait entre les deux princes, qui travaillaient activement à préparer la campagne. Mais ils furent devancés par l’armée ou plutôt par les armées françaises.
Celle de Turenne se rassemblait à Marie, celle de La Ferté à Rethel. Soit par crainte de jeter ce dernier dans le parti des mécontens, soit par un reste de défiance et pour ne pas trop grandir Turenne, le cauteleux Mazarin avait maintenu la division du commandement. Cette fois, La Ferté était malade, en sorte qu’au début de la campagne Turenne eut ses coudées franches ; mais son collègue le joignit plus tard, au moment le plus critique des opérations ; à peu près le même que jadis, moins jovial, plus lourd, toujours vaillant, brutal, court d’esprit et plus suffisant que jamais.
Après quelques mouvemens préparatoires, ces deux armées, environ 24,000 hommes, s’étaient réunies sous la direction de Turenne, et, le 15 juin, le maréchal écrivait à Mazarin : « Ayant marché auprès de Tournai, j’ai trouvé un corps de quatre régimens et de mille chevaux campé sous la porte. J’ai aussitôt fait retourner la cavalerie et marcher toute la nuit ; de sorte qu’aujourd’hui on prend les postes autour de Valenciennes… C’est un fort grand siège. » Turenne avait raison ; c’était un fort grand siège, et toute l’histoire militaire de Valenciennes a justifié cette opinion[6].
L’Escaut, qui traverse la place du sud au nord, séparait en deux groupes les quartiers de l’armée française. Celui de Turenne, sur la rive droite, couvrait un terrain ondulé, coupé par un assez gros ruisseau, la Rhonelle ; ses lignes s’appuyaient au fleuve, vers le nord près de l’abbaye de Sainte-Sauve, au sud à environ 1,000 mètres en aval de Fontenelle, maison des filles de Cîteaux ; cette partie de la circonvallation mesurait près de deux lieues. Avec un moindre périmètre, les lignes de La Ferté s’étendaient sur la croupe accentuée qui domine Valenciennes à l’ouest et recouvre le gisement houiller auquel elle a donné son nom, le Mont-Anzin ; à ses deux extrémités, la circonvallation de la rive gauche aboutissait aussi à l’Escaut. Ce quartier, bien concentré et en partie couvert par le massif forestier de Raismes, semblait moins menacé que celui de la rive droite. Turenne en jugea autrement : profitant de la disposition des lieux, il créa, sur un contrefort du Mont-Anzin qui s’étend jusqu’à la place, une sorte de réduit solidement retranché et palissade ; mais le maréchal de La Ferté, ayant rejoint le 4 juillet, jugea la précaution superflue, sourit de la timidité de son collègue, et se hâta de faire raser cette seconde ligne. Déjà la ville était canonnée et la tranchée ouverte. Déjà aussi l’armée de secours avait pris position.
Le 29 juin, des hautes tours de Valenciennes, on découvrit les colonnes en marche vers Haspres et Douchy, dans la direction de Bouchain. Le 30, don Juan écrivait de Thian[7] aux habitans de la bonne ville, et le lendemain son armée s’arrêtait à portée de canon des lignes de Turenne, entre Famars[8] et Préseau. Pendant la nuit, un gros détachement passa sur la rive gauche ; le 2 juillet, à la pointe du jour, Condé, Caracena, le prince de Ligne, Marchin, reconnurent cette face des retranchemens français, ce qui donna lieu à quelques escarmouches ; puis ils repassèrent le fleuve, laissant un poste à la censé d’Urtebise.
Au sud-ouest de Valenciennes, isolé, au point culminant du plateau, un groupe de bâtimens ruraux formant un vaste rectangle, fermé de hautes et épaisses murailles, domine toute la contrée : c’est la cense d’Urtebise. C’est là que Louis XIV, à cheval, à la tête de ses troupes sous les armes, en face de Guillaume, s’arrêta, tint conseil, et finit par renoncer à l’espérance de la victoire, non par crainte du péril, mais pour ne pas exposer le Roi aux risques d’une défaite. — Quelle vue ! et que de souvenirs ! — Dans le fond, Valenciennes, cachée au milieu des arbres, et les prairies boisées, marécageuses de l’Escaut, large ruban vert qui se déroule jusqu’à Condé. Plus près, devant l’ouvrage couronné que les mousquetaires de 1677 enlevèrent avec une si incroyable audace, le monument élevé à la mémoire du général en chef Dampierre[9], tué en 1793, l’aïeul du vaillant officier qui, soixante-dix-sept ans plus tard, tomba sous les murs de Paris à la tête des mobiles de l’Aube ! Et là-bas, à l’ouest, sous le nuage de fumée noire que vomissent des centaines de cheminées, ce rideau de Denain où Villars, saisissant avec un admirable à-propos l’erreur d’un grand capitaine, perça les lignes du prince Eugène et sauva la France épuisée !
Cette position d’Urtebise resta occupée quinze jours sans que l’armée de secours en fît usage pour appuyer aucune manœuvre. Le duc de Wurtemberg d’abord, puis Marchin, s’établirent assez loin, sur la rive gauche, au débouché des grands bois, gardant les routes de Douai et de Lille, observant le cours de l’Escaut inférieur. Mais don Juan et M. le Prince demeurèrent sur la rive droite dans leur camp de Famars[10] ; devant leur front ils occupaient un mamelon assez élevé, le mont Hawie[11], qui commandait l’extrémité sud-ouest des lignes de Turenne et qui fut garni de canons. De son feu presque incessant, cette batterie incommodait le quartier des Lorrains, que leur défection récente, bien justifiée cependant, mettait en butte au ressentiment particulier des Espagnols. Les tentatives faites pour déloger cette artillerie restèrent sans résultat et ces escarmouches ne donnèrent lieu à aucun engagement sérieux. Du côté de la place, les sorties étaient fréquentes et bien soutenues. Cette défense énergique fait honneur au gouverneur, duc de Bournonville[12], aux troupes de ses lieutenans, La Motterie et don Francisco de Menesses, aux compagnies bourgeoises et à toute la population. Signalons deux corps recrutés parmi les ouvriers : les « bigorniaux, » habiles à manier leurs « bigornes » ou bâtons ferrés aux deux bouts, et les hommes des charbonnages (déjà exploités) qui, enfermés dans la ville, furent employés comme mineurs ; leurs fourneaux, bien et rapidement poussés, étaient devenus la terreur des têtes de sape françaises.
Cette lutte semblait absorber l’attention de Turenne. On s’explique difficilement, — et nous osons le répéter après Napoléon, — qu’il n’ait rien entrepris pour se délivrer de l’étreinte de l’armée de secours. Ses troupes étaient supérieures en nombre et en qualité, ses retranchemens faibles ; nul doute que Condé ne cherchât la revanche d’Arras ; tout conseillait donc de prendre l’offensive. Mais le maréchal était-il assuré de trouver chez son collègue un concours intelligent ? N’espérait-il pas que l’ardeur de Condé serait paralysée par l’esprit formaliste et les procédés cérémonieux des Espagnols[13], ce qui donnerait le temps d’attendre la chute de Valenciennes sans risquer une bataille toujours incertaine en face d’un adversaire tel que Condé ? L’inaction de l’armée extérieure semblait mieux justifiée. Maîtres de la campagne, tenus au courant de la situation de la place, les deux princes avaient tout avantage à laisser l’assiégeant, bloqué dans ses lignes, user ses forces et ses ressources, jusqu’au jour où la situation des assiégés commanderait un effort. Et cependant, par le jeu des écluses d’amont, ils troublaient l’ennemi, renversaient ses travaux, tout en formant à Bouchain un amas d’eau qui, lâché à l’heure dite, coupera comme un torrent l’armée française en deux tronçons.
Le premier symptôme du réveil de l’armée de secours fut le départ du bagage expédié sur les derrières. Enfin, dans la nuit du 15 au 16, don Juan, M. le Prince et leurs troupes traversèrent l’Escaut sur onze ponts un peu en-deçà de Denain. Le passage commença à dix heures du soir. Un petit feu allumé derrière la censé d’Urtebise, et caché à l’ennemi par le relief de l’édifice et du terrain, servait de point de direction. Le canon du mont Hawie tirait par intervalles, pour couvrir le bruit, en attirant l’attention des gens de Turenne ; d’ailleurs un grand silence fut observé dans les colonnes. Le mont Hawie s’était tu à son tour lorsque, à une heure et demie du matin, trois coups tirés par ses plus grosses pièces donnent le signal de l’attaque. L’armée du roi catholique a terminé son déploiement et s’apprête à escalader les retranchemens. De nombreux pots à feu s’allument, éclairent la scène. En tête marchent les enfans perdus et les grenadiers, prêts à lancer ce projectile de main, précurseur de l’obus. L’infanterie les suit en ordre de bataille. Derrière les combattans, les travailleurs sont rangés, prêts à raser les lignes pour ouvrir passage à la cavalerie. Aux premiers coups de feu, tous s’avancent à la fois : don Juan, Caracena et les gens de pied d’Espagne à droite, le long de l’Escaut ; puis les Wallons du prince de Ligne, donnant la main à Condé, qui tient le centre sur la hauteur, du côté de Saint-Amand. Marchin, venant d’une autre direction et chargé de la fausse attaque, à la gauche, vers Beuverage, rencontra moins de difficultés matérielles que ses camarades et s’engagea avant eux ; mais il fut rudement abordé et deux fois repoussé par les Gardes suisses. Au centre, l’obstacle était plus redoutable et l’action devait être décisive.
De l’armée française, « Piémont » est le premier sur pied, culbute les enfans perdus, repousse « Persan. « Il est enveloppé ; les gendarmes le soutiennent. — A Rocroy, le duc d’Anguien avait rallié ce vaillant régiment autour du drapeau de Jean de Médicis. Hélas ! c’est Condé qui aujourd’hui charge, enfonce les « bandes noires, » dispute aux gendarmes l’étendard qu’ils portaient à Lens ! — La Ferté a rassemblé plusieurs escadrons ; il vient aux mains avec sa vaillance, son étourderie ordinaires, et se heurte dans l’ombre à la cavalerie de Condé. Cette fois il fut non-seulement battu, mais blessé et pris. La débâcle devient alors complète et marche comme la foudre. Les trois attaques formaient une ligne d’échelons obliques devant lesquels tourbillonnent, défilent les fuyards. Ceux-ci, après avoir cherché à traverser la rivière au-dessus de la place, refluent vers la route de Condé. D’un côté, l’inondation a enlevé les ponts, les barrages. De l’autre, Marchin, qui a enfin pu pénétrer dans les lignes, barre la chaussée. A la faveur des ténèbres, deux à trois mille hommes, sans armes, demi-nus, purent gagner la petite place de Condé. Tout le reste de l’armée de La Ferté fut tué ou pris. C’était la revanche d’Arras[14].
Marchant avec l’échelon de droite, qui avait rasé le pied des murailles et trouvé peu de résistance, don Juan était entré avant l’aube à Valenciennes. M. le Prince, arrivant entre cinq et six heures du matin sur la place du Grand-Marché, comptait bien n’y plus trouver le vice-roi ; mais don Juan, retenu par les félicitations, la foule, le vin d’honneur, le Te Deum, la garde bourgeoise, n’avait pas poussé jusqu’au camp de Turenne et s’était borné à faire sortir six petits escadrons des « bandes d’ordonnance » qui lui servaient d’escorte. Sans s’arrêter, Condé court sur leurs traces ; à peine hors des murs, il rencontre les débris de cette troupe rapportant le corps de son vaillant chef, un Mérode, le marquis de Treslon[15]. Le camp est vide, jonché de débris, de voitures, de canons abandonnés. Plus loin les chevau-légers du maréchal, déjà hors d’atteinte, couvrent la retraite de l’infanterie, qui marche en ordre de bataille dans la direction du Quesnoy.
Deux ans plus tôt, devant Arras, Condé avait pu secourir ses alliés espagnols surpris et séparés de lui par la Scarpe. Sous les murs de Valenciennes, dans des circonstances analogues, Turenne ne put sauver La Ferté. Dès le début du siège, il cherchait à mettre son collègue à couvert en créant sur le Mont-Anzin ce réduit si imprudemment démoli ; il ne l’a pas abandonné cette nuit. Aux premiers coups de feu, les deux régimens les plus rapprochés traversaient le fleuve qui déborde ; mais les eaux montent : ceux qui essaient de les franchir sont submergés ; toute communication devient impossible, et la défaite de La Ferté est aussi rapide que les progrès de l’inondation. Le désastre est irréparable ; la moitié de l’armée est perdue ; si le maréchal hésite, tout disparaîtra dans le gouffre ; le devoir est de sauver ce qui reste.
En mainte rencontre Turenne avait déjà donné de grandes marques de fermeté dans les revers, de sang-froid et de jugement dans les circonstances difficiles ; son habileté à conduire les troupes était connue, admirée, et on pouvait suivre la marche ascendante de son génie stratégique. Jamais encore la puissance de sa pensée n’avait conduit sa prudence au degré d’audace où nous allons le voir arriver ; il va atteindre la dernière limite de ce qu’un chef peut obtenir de ses soldats ; la profondeur, la pénétration de son esprit se dévoilent ; on devine l’homme qui conduira les immortelles campagnes de 1673 et 1674, qui, à Türckheim, attaquera une heure avant le coucher du soleil pour ne pas laisser à un ennemi trois fois plus nombreux le temps de se relever d’un coup sûrement préparé et inopinément frappé ; — qui, à Salzbach, sera tué au moment où il se place le clos à l’empire, la face à la France, pour forcer Montecuccoli à lui céder la vallée du Rhin !
En ce jour, 16 juillet 1656, après avoir tiré son infanterie et sa cavalerie des lignes, — où il abandonne son artillerie et ses équipages, tout, hors les hommes et les chevaux, — Turenne traverse la plaine au pas, en grand ordre, et s’arrête à trois lieues et demie, appuyé à la place du Quesnoy. La position est belle ; mais pas un outil pour la retrancher, pas un canon à mettre en batterie (hors trois ou quatre pièces légères), rien que les armes, la poudre et les balles portées par les fantassins ou cavaliers. La petite forteresse n’offre que de bien minces ressources[16] et il ne faut pas les épuiser ; l’armée est réduite de moitié, les courages sont abattus ; sans doute la marche continuera le lendemain, le soir même, sur Landrecies et les frontières de France ; cela semble inévitable. Mais quelle alarme, quel trouble causerait cette retraite ! Quelles en seraient les conséquences ! M. le Prince rentrant en France vainqueur à la poursuite de Turenne vaincu, c’est la faction ranimée, le soulèvement de mainte province, le bouleversement de l’État ! Aucun moment n’a été plus critique[17]. Turenne le comprend ; son parti est pris, et pour le marquer il arrête au passage quelques chariots revenant à l’aventure, fait déposer le bagage, dresser des tentes. Avec cette poignée d’hommes abattus, à peine armés, mal munis, il fera ferme en face de troupes nombreuses, enflées de leur victoire. Par sa contenance, il retiendra les siens, arrêtera l’ennemi.
Deux jours s’écoulent dans l’attente. Don Juan a voulu jouir de son triomphe, laisser à ses soldats le temps de recueillir le butin. Le 18 juin, l’armée du roi catholique s’approche du Quesnoy. L’infanterie de France se met sous les armes ; les chevaux sont sellés ; mais les charges restent à terre, les cavaliers à pied, les voitures dételées, les tentes dressées ; nul préparatif, nul indice de départ. Un chevau-léger ayant essayé de charger son cheval, Turenne court sur lui le pistolet haut ; si l’homme ne s’était jeté à terre, il était tué. Personne ne bouge ; tous ont le cœur serré par l’anxiété. — Le maréchal détache quelques escadrons pour disputer le passage des ruisseaux qui sont devant le front. L’avant-garde des ennemis s’arrête comme surprise ; leurs généraux s’avancent pour reconnaître, admirent cette armée immobile ; la position semble forte ; que cache cette attitude résolue ? un piège ? une manœuvre ? un renfort ? — Le soir arrive ; la bataille sera sans doute pour le lendemain ; mais la journée du 19 se passe ; on tient conseil autour de don Juan, et la nuit surprend encore Français et Espagnols campés en présence.
Le 20, à la pointe du jour, les tambours du roi catholique battent aux champs ; toute son armée se met en marche par sa droite ; Turenne crut un moment qu’il allait être tourné, mais l’ennemi change de direction et s’éloigne. Ce spectacle avait quelque chose de si étrange que les témoins, les acteurs n’en pouvaient croire leurs yeux : « Serait-il vrai, dit Bussy dans ses Mémoires, que M. le Prince, par un reste d’amitié pour sa patrie compatible avec son honneur, eût donné les mains à cet excès de prudence des Espagnols ! » Oui, M. le Prince avait déjà souvent des accès de repentir, des retours de tendresse pour sa patrie, mais pas sous cette forme ni dans de tels momens. Oui, les mouvemens de son cœur étaient parfois plus forts que les sophismes dont sa raison cherchait à se bercer : lorsqu’on lui présenta un étendard enlevé au régiment du Roi, il fut fort ému et le renvoya aussitôt, « pour marquer le profond respect que j’ay toujours pour la personne du Roy[18] ; » mais une fois en présence, il ne voyait plus que des ennemis à vaincre. L’attitude de Turenne ne lui faisait pas illusion, et il avait sollicité, pressé don Juan d’engager le combat. Quand il dut renoncer à triompher de l’indécision du vice-roi, il proposa et fit adopter l’attaque de la petite place qui portait son nom, moins pour s’emparer de cette forteresse et de ses écluses que pour y enfermer, y paralyser ceux qui s’y étaient jetés après la surprise du 16 et enlever à Turenne un renfort de trois à quatre mille hommes. Cet aveu d’impuissance et ce départ, quel qu’en fût l’objet, valaient une victoire pour la France.
Mazarin ne semble pas avoir compris la grandeur de la conduite de Turenne, l’importance du service rendu au Roi. Il pressait le maréchal d’agir, lui demandait un effort dont l’armée était incapable, exigeant qu’on secourut la place assiégée ; et Turenne s’excusait de ne pas obéir, sans aigreur, mais avec fermeté, sincérité, et un certain chagrin : « Si je comptais sur cette armée comme n’ayant pas esté devant Valenciennes, — je dis ce qu’il y en a ensemble, — je prendrais assurément un mauvais fondement ; je croy que Vostre Eminence sçait bien que je ne crains pas plus qu’un autre de me mettre dans une allaire ; mais quand je croy voir qu’il n’y a pas apparence qu’il en arrive du bien, et qu’il peut aisément en arriver de grands maux, je suis persuadé qu’Elle trouve bon qu’on ne s’y engage pas[19]. » Il avait mieux fait « que de s’engager dans une affaire ; » il avait sauvé son armée, et, au moment même où le ministre semblait gourmander son insouciance, il prolongeait la résistance de Condé par un ravitaillement des plus hardis. « Il n’y a guère au monde que le maréchal de Turenne, qui, en présence des ennemis beaucoup plus forts que lui, fît un détachement aussi considérable. Il faut bien posséder la guerre pour en user ainsi, et ce sont là des coups de maître[20]. » Puis il s’enfonce en Artois et menace Saint-Venant sur la Lys. Il gagne ainsi du temps pour recevoir du renfort, tient les ennemis troublés, incertains sur ses projets, les attire au milieu des places françaises ; là peut-être la fortune lui offrira la chance d’un combat avantageux. Du Passage venait de rendre la place de Condé après une bonne défense (17 août) ; la capitulation sauvait ses troupes, mais lui imposait une promenade dans le Luxembourg qui devait le tenir longtemps éloigné de l’armée. C’est tout ce que désirait M. le Prince. Il entraine aussitôt les Espagnols sur les traces de Turenne.
Pour suivre les deux capitaines, il faudrait tomber dans les redites, refaire le tableau que nous avons déjà tracé. Devant Lens, Turenne se dégage par une manœuvre habile et refuse un combat qui s’annonce dans de mauvaises conditions. Près d’Houdain, serré de près par Condé, il n’a que le temps de saisir une position au vol, mais s’y retranche lentement, « en maintenant ses troupes dans le calme. » Une autre fois, le maréchal « eût bien poussé l’arrière-garde des alliés, si M. le Prince n’eût tracé sur notre flanc gauche un mouvement offensif qui donna jalousie. » Ainsi, en mainte occasion, les antagonistes se retrouvent, et, malgré l’aigreur de leur différend, se respectent et se reconnaissent toujours. Ah ! si les deux capitaines, délivrés de toute entrave, avaient toujours été libres d’attaquer, parer, riposter à leur guise, quel intérêt nouveau s’ajouterait à l’étude de cette guerre qui a fixé l’attention de Napoléon, qu’il n’a pas dédaigné de raconter et de critiquer !
Les Espagnols, renonçant à tenir la campagne et entraînant Condé comme toujours, remontent en Hainaut pour reprendre Saint-Ghislain aux Français. Le cardinal recommence ses instances auprès de Turenne ; mais celui-ci ne s’en trouble pas : « Condé et Saint-Ghislain sont situés de façon qu’on ne peut les conserver après avoir manqué Valenciennes. Condé est pris ; on ne pourra sauver Saint-Ghislain ! » La fortune fut moins favorable aux alliés que Turenne ne le pensait. Il suit son dessein : une de ces marches rapides et bien ordonnées dont il avait le secret l’amène sous les murs de La Capelle ; la place n’est pas grande, mais elle a un certain prestige ; ce sont les gens de M. le Prince qui l’occupent, et Turenne veut un succès. Déjà renforcé en hommes et remonté en chevaux, il donne à Du Passage le temps de lui amener la grosse garnison sortie de Condé, recouvrant ainsi l’égalité numérique. Il a surtout rendu la confiance, relevé les courages, retourné les rôles, et son ton n’est plus le même : « L’armée est bien disposée pour une attaque générale, au cas que l’ennemi veuille donner aux lignes, » écrit-il à Mazarin le 24 septembre[21]. Ces « bonnes dispositions » ne furent pas mises à l’épreuve. L’armée d’Espagne, sans solde, sans vivres, ruinée par la désertion, dut lever le blocus de Saint-Ghislain et n’approcha de La Capelle que pour y voir entrer les troupes françaises. Puis elle disparut, rentrant dans ses quartiers d’hiver. Qui eût dit, deux mois plus tôt, que la campagne se terminerait ainsi ?
Il tardait à don Juan de relever le prestige des armes de son roi. Dès les premiers jours de l’année 1657, il reprenait, sous l’inspiration de Condé, l’entreprise manquée vers la fin de l’année précédente, et rouvrait la campagne par l’attaque de Saint-Ghislain, dont il se rendit maître le 7 mars. Mais cet effort l’épuise ; tout semble permis à l’armée française. Un traité conclu entre le roi très chrétien et la république d’Angleterre paraît devoir appeler la guerre dans la Flandre maritime. Les ressources de l’Espagne s’accumulent dans cette région ; ailleurs les places sont dégarnies. Les premiers mouvemens de Turenne répondent à ces dispositions. Il se dirige vers la mer ; déjà il est près de Montreuil, lorsque, tournant brusquement et marchant jour et nuit, il investit soudain Cambrai.
Rien ne manque aux fortifications de cette place ; l’Escaut arrose les fossés ; à l’est, sur le mont des Bœufs, une vaste citadelle, aux défenses compliquées, exerce au loin son commandement. L’archevêque est prince de l’Empire, et cette dignité a toujours été l’objet de mainte convoitise ; Mazarin ne l’a jamais perdue de vue. La ville, grande, industrieuse, abonde en ressources de tout genre ; là s’organisent les bandes qui vont brûler des hameaux, rançonner ou piller des villes tout le long de notre frontière. L’occasion semble favorable : les dernières mesures prises par don Juan ont réduit la garnison à un chiffre misérable ; Turenne se croit assuré d’un prompt succès. Nul coup ne pourrait atteindre plus directement le gouvernement des Pays-Bas.
Resté d’abord près de Saint-Ghislain pour veiller sur la conquête que l’Espagne lui devait et pour refaire sa cavalerie, constant objet de ses soins, M. le Prince s’acheminait tristement, avec ses 4,500 chevaux, vers le rendez-vous donné à ce qui restait de l’armée active. Il venait d’arriver à Boussu (29 mai), lorsqu’un message de Druhot, gouverneur de Bouchain, lui apprit l’investissement de Cambrai. Aussitôt on sonne à cheval, et toute cette cavalerie repart, traverse Valenciennes et, d’une traite, arrive le soir même à Bouchain. Là, M. le Prince questionne, s’éclaire ; les renseignemens du gouverneur sont précis : Turenne est établi devant la place investie avec sa cavalerie, face à Bouchain ; son canon arrive ; tout autour des murailles, l’infanterie remue de la terre ; après-demain, demain peut-être, l’assaillant sera logé sur la contrescarpe ; Cambrai est perdu ! Cependant, avec grande diligence, beaucoup d’audace, on pourrait tenter le secours ; mais c’est une opération bien hasardeuse, pleine de risques, « auxquels Son Altesse Sérénissime ne saurait s’exposer. — Non, Son Altesse Sérénissime ne s’exposera pas, répond M. le Prince en goguenardant ; mais avant vingt-quatre heures, M. le gouverneur de Bouchain apprendra que M. le Prince a perdu un grand combat ou que Cambrai est secouru. Allons ! il me faut un bon guide. »
Pendant qu’on cherche le guide et que les chevaux soufflent, M. le Prince, avec Druhot et deux ou trois officiers, pousse une pointe dans la direction de Cambrai, reconnaît les postes ennemis et rentre après s’être assuré de l’exactitude des rapports qu’il a reçus.
Au confluent de la Sensée et de l’Escaut, la petite place de Bouchain tient la clef des écluses, et, pour le maniement des inondations, joue au-dessus de Valenciennes le même rôle que Condé au-dessous. Cambrai est à quatre lieues en amont. La grande route, couronnant un coteau de faible relief, suit la rive droite de l’Escaut, à 1,200 mètres (en moyenne) du lit de la rivière ; près de Cambrai, en face de Pont-d’Aire, l’écart est réduit à 600 mètres. Toute cette zone comprise entre la rivière et la route est marécageuse, semée de bouquets de bois, coupée par de petites chaussées. C’est au travers de ce fouillis de broussailles et de flaques d’eau, par les sentiers et les passerelles, que Condé comptait mener sa cavalerie jusqu’aux murs de Cambrai. Son guide était un prêtre nommé Guérin, grand chasseur, habitué à chercher le gibier d’eau parmi les mares, les bosquets ; il connaissait tous les passages ; mais la nuit était noire. Au plus touffu, à trois ou quatre mille toises de Cambrai, il s’égare, et son hésitation jette quelque trouble dans la colonne ; on se dégage avec peine des ronces et des trous. M. le Prince fait appuyer à gauche, trouve, le long de la grande route, un terrain ferme où il reforme sa cavalerie en quatre échelons : 1. Boutteville, 2. Condé, 3. Coligny-Saligny, A. Persan. Il était décidé à ne plus rentrer dans les fourrés et les marais.
Songeait-il seulement à sortir du dédale où l’avait engagé son guide ? ou plutôt n’avait-il pas, par une inspiration soudaine, pénétré la pensée de son adversaire et résolu de la déjouer ? Ne s’était-il pas dit : « Le maréchal m’attend ; il me connaît trop bien pour croire que je viendrai par la grande route ; c’est dans la vallée marécageuse qu’il est posté pour me recevoir débouchant par les sentiers, au milieu des fondrières ? » Et c’était bien cela.
A 1,200 toises de Cambrai, la grande route était gardée par deux régimens, Clérembault et Mazarin. Au premier « Qui vive ? » des vedettes françaises, M. le Prince fait charger sans répondre ; défense de riposter aux coups de feu, défense de s’arrêter pour ramasser un prisonnier, secourir un blessé. — Condé faillit être victime de la consigne : au moment du choc, pris corps à corps par un capitaine de « Clérembault, » il ne fut assisté de personne et se défit à grand’peine de son adversaire. — La masse a tout renversé, et les quatre brigades continuent leur course rapide ; M. le Prince les conduit. En approchant de Cambrai, il appuie encore à gauche ; le profil des ouvrages qui couronnent le mont des Bœufs, se dessinant sur un ciel moins sombre, indique la direction ; il évite ainsi de donner en plein dans l’infanterie de Turenne, mais n’en essuie pas moins une fusillade assez vive. Enfin il s’arrête à la palissade, au pied des hauts talus de la citadelle, devant la porte Neuve, qui donne accès dans la place, mais qui restait fermée ; ce fut un instant critique. Le gouverneur Salazar, accouru au bruit et craignant une surprise, s’apprêtait à la repousser énergiquement. Qu’on juge de sa joie quand il reconnut M. le Prince, avec quel empressement il ouvrit ses barrières, et comme il accueillit cette brave troupe qui arrivait presque entière, ayant laissé sur le chemin et dans les lignes françaises trois cents hommes tués, blessés ou démontés. Deux heures du matin sonnaient (30 mai).
Turenne avait bien entendu les coups de pistolet et le mouvement des chevaux du côté de la grande route ; mais comme le bruit cessa, comme on entendait d’autres chevaux qui suivaient la rive gauche (un petit corps conduit par Druhot), « la fausse attaque, » et comme le tumulte de la cavalerie cherchant un passage dans les fourrés avait frappé son oreille, il pensa que les colonnes de droite et de gauche n’étaient que des ailes volantes, et que M. le Prince cheminait avec son gros au travers des marais. Les premiers rapports reçus des régimens bousculés ne le détrompent pas ; il persiste à croire qu’il n’était passé qu’un détachement de peu d’importance et continue d’attendre. Quand il se décide à rallier son monde et à regagner son camp, le jour allait paraître, et le maréchal découvrit 4,000 chevaux en bataille sur les glacis et le chemin couvert, au pied de la citadelle de Cambrai. Il ne demanda pas le nom de « celui qui était là, » donna aussitôt l’ordre de charger le bagage, d’atteler les pièces, commença sa retraite et ne s’arrêta qu’à Saint-Quentin.
Le secours de Cambrai, entrepris avec audace, dans les circonstances les moins favorables, exécuté avec précision et un succès complet, déconcertait les plans de Turenne, rejeté en Picardie. L’impression sur l’esprit des peuples fut considérable ; tout le pays wallon tressaillit de joie, retentit d’acclamations en l’honneur de Condé. Une médaille fut frappée à l’image de Notre-Dame-de-Grâce, objet de la vénération du Cambrésis ; au revers, la figure de la ville, avec cet exergue : Condeo liberante.
Mais ce ne fut qu’un répit. On laissa à Turenne le temps de se recueillir, de reprendre ses combinaisons de marches et d’opérations ; manœuvrant tout le long du front de bataille, il prit Montmédy en Luxembourg, et Saint-Venant en Artois. M. le Prince avait beau pénétrer les desseins du maréchal, don Juan laissait toujours passer le moment d’exécuter les projets de Condé. Rien ne put arracher les généraux espagnols à leur solennité, secouer leur torpeur. Un coup de main sur Calais, où l’on serait entré à marée basse, comme jadis le duc de Guise, échoua pour deux heures de retard. Boutteville seul eut la chance de réussir dans une attaque de convoi, qu’il transforma en brillant combat. A la fin de l’année, Turenne avait fait sa jonction avec les Anglais ; la prise de Mardick était le préliminaire de l’attaque de Dunkerque. L’agonie militaire du prince rebelle avait commencé.
HENRI D’ORLEANS.
- ↑ Ernest, comte d’Isembourg, mort en 1664. On se rappelle sa brillante conduite à Rocroy, où il commandait l’aile droite de l’armée d’Espagne. Il n’eut plus d’emploi militaire après le départ de don Francisco Melo. Devenu chef du conseil des finances, il fut exilé dans ses terres.
- ↑ Il mourut le 20 novembre 1662.
- ↑ Don Luis de Benavides, marquis de Caracena (mort en 1668), commandait la cavalerie de Flandre en 1646 ; gouverneur de l’état de Milan (1648), il permuta en 1656 avec don Luis Perez de Vivero, comte de Fuensaldañan qui revint, en 1661, aux Pays-Bas, pour y mourir en arrivant.
- ↑ Mémoires du baron de Worden.
- ↑ Né en 1629, don Juan fut rappelé des Pays-Bas en 1659, après avoir perdu la bataille des Dunes. Devenu premier ministre sous le règne de Charles II (1677), il fit le mariage du roi avec Marie-Louise d’Orléans et mourut peu après (1679).
- ↑ En 1677, Louis XIV entra dans Valenciennes douze jours après l’investissement, on ne peut pas dire après un siège de douze jours, car les opérations furent brusquement terminées par l’inspiration de Vauban, qui voulut s’emparer de l’ouvrage couronné en plein jour, et par l’audace des mousquetaires du roi, qui transformèrent l’attaque d’un ouvrage ébranlé en un véritable assaut donné au corps de place intact. Notre illustre ingénieur compléta les défenses de cette belle conquête. Ces travaux terminés, il calculait que la place régulièrement assiégée et honorablement défendue pouvait fournir une résistance de six semaines. — Or, en 1793, attaquée par une armée de 150,000 hommes, dont 60,000 présens au corps de siège, avec 347 bouches à feu, — défendue par une garnison de 11,463 hommes, avec 172 pièces, — Valenciennes soutint un siège de trois mois et fut bombardée sans relâche par 75 batteries pendant quarante-trois jours et quarante-trois nuits. Lorsque la garnison sortit (1er août), elle était réduite à 4,597 hommes (dont 600 blessés laissés dans les hôpitaux), presque tous atteints de la gale ou du scorbut. Un grand nombre d’habitans avaient péri. Les autres sortaient de leurs souterrains, pâles, affamés, couverts de lèpres. — Il y avait eu quelques troubles inévitables dans une ville aussi populeuse et où les divisions politiques étaient profondes. Malgré les récriminations auxquelles ces incidens ont donné lieu, la résistance fut glorieuse pour les habitans, les troupes et le gouverneur. — Ferrand était lieutenant dans Normandie-infanterie, lorsqu’à l’âge de douze ans il reçut sa première blessure à Clostercamp ; à dix-huit ans, il avait obtenu le grade de capitaine et mérité la croix de Saint-Louis. Major de place à Valenciennes depuis 1775, il fut élu commandant de la garde nationale de cette ville en 1792 et nommé peu après général de brigade. Préfet de la Meuse en 1802. — Schérer reprit Valenciennes en 1794 après un mois de siège. — La place résista en 1815 aux attaques des alliés.
- ↑ Neuf kilomètres sud-ouest de Valenciennes, rive droite de l’Escaut.
- ↑ Cinq kilomètres et demi sud-est de Valenciennes.
- ↑ Picot, comte de Dampierre, était l’ami de mon père ; en 1791 et pendant les premiers mois de 1792, leurs deux régimens de dragons formaient une brigade, qu’en vertu de son ancienneté Dampierre commandait comme colonel-brigadier.
- ↑ Bien connu de tous ceux qui ont étudié l’histoire des guerres de la révolution.
- ↑ Le mont Hawie ou mont Ouy figure, sans être nommé, sur la carte d’état-major, à environ 1,500 mètres nord-ouest de Famars.
- ↑ Bournonville, grande famille des Pays-Bas, issue des comtes de Guines. — Alexandre, duc de Bournonville, frappé de disgrâce à la mort de l’infante Claire-Eugénie, passe (1634) en France, où son second fils, Ambroise-François, continuant de servir, est créé duc et pair en 1652 et conserve son nom. Mais ce titre fut aussi porté par Alexandre-Hippolyte-Balthazar, comte de Hennin, fils aîné d’Alexandre. C’est celui qui défendit Valenciennes et qui, en 1674, fut battu par Turenne à Türckheim ; mort en 1690, marié à Jeanne-Ernestine-Françoise, princesse d’Aremberg. — Il y avait donc, en 1656, deux ducs de Bournonville : l’un en France et l’autre aux Pays-Bas.
- ↑ Nous essayons de traduire ici deux mots essentiellement espagnols : formalidad et ponderacion.
- ↑ Le soir même, M. le Prince visita La Ferté sur son lit et lui fit force complimens, assaisonnés de sarcasmes à l’adresse de Turenne : « S’il n’écoutait que son cœur, il aurait aussitôt remis le maréchal en liberté : mais l’état de ses affaires ne lui permettait pas de négliger cette occasion de tirer quelque argent du cardinal Mazarin. » La Ferté, rétabli, eut la permission d’aller à Paris sur parole ; puis il dut passer de tristes jours à Rocroy, sous la garde de Montal, jusqu’à l’arrivée des 80.000 livres exigées pour sa rançon, décembre 1656. (Papiers de Condé.) — De son armée, 3,000 à 1,000 soldats et quelques centaines d’officiers étaient prisonniers comme lui ; parmi ceux-ci, plusieurs officiers-généraux, Gadagne, Puységur ;… nombreux trophées enlevés ou ramassés. — M. le Prince avait perdu un de ses lieutenans-généraux, Saint-Ibal, cet infatigable conspirateur dont nous avons déjà parlé, à certains momens, ennemi acharné de Condé, et naturellement devenu aujourd’hui une des colonnes de son parti. Presque tous les capitaines de « Persan » étaient tués, Marchin grièvement blessé. — Le Musée d’Anvers possède un curieux tableau de Téniers, qui représente le Secours de Valenciennes, avec les portraits de don Juan, de M. le Prince et de leurs principaux lieutenans. Ce tableau-plan, qui rappelle la disposition des toiles de la galerie de Chantilly, confirme les dépêches et relations contemporaines qui nous ont fourni les élémens de notre récit.
- ↑ Les Relations véritables portent le marquis de Treslon sur la liste des blessés. Dans son récit du siège de Valenciennes (récemment publié avec d’excellentes notes par M. Maurice Hénault), Simon Le Boucq dit que le marquis mourut presque aussitôt de ses blessures.
- ↑ Le gouverneur, Beauvau, écrivait à Mazarin, le 24 juillet, qu’il manquait de canon et de fourrages. (Affaires étrangères.)
- ↑ L’Europe avait les yeux fixés sur Valenciennes : « Ce siège est considéré comme une crise dans les affaires publiques, qui doit finir la guerre ou la rendre éternelle, affermir la fortune du cardinal Mazarin, ou rassembler des quatre coins de l’Europe les forces et les mains des hommes pour le jeter à terre, » écrivait Marigny à M. le Prince, de Florence, le 5 août ; et quelques jours plus tard (19), à la nouvelle du secours : « M. le cardinal de Retz a quitté cette ville pour s’approcher de Paris afin d’estre en estat de profiter des occasions qu’il espère du succès de vos armes. » (Papiers de Condé.) — Sur le point de s’unir à la France, Cromwell faillit rompre : « M. le protecteur a esté affligé extrêmement de la victoire de Valenciennes ; cela a rompu le dessein que la France avoit d’assiéger Dunkerque par terre et M. le protecteur par mer. » (Barrière à M. le Prince. Ibidem.)
- ↑ M. le Prince au marquis de Montpezat, mestre-de-camp du régiment du Roi, 30 août 1655. (Papiers de Condé.) Cet étendard avait été pris dans un fourrage. Le jeune roi refusa de l’accepter, « ayant bien assez des trophées recueillis par ses troupes sur le champ de bataille. » C’est bien déjà Louis XIV qui parle.
- ↑ 31 juillet. (Affaires étrangères.)
- ↑ Mémoires de Bussy.
- ↑ Affaires étrangères.