La Lutte entre Turenne et Condé (1654-1657)/01

La Lutte entre Turenne et Condé (1654-1657)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 97 (p. 241-256).
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LA LUTTE
ENTRE
TURENNE ET CONDE[1]
(1654-1657)

La lutte entre le maréchal de Turenne, général de l’armée du Roi, et le prince de Condé, rebelle, durait depuis deux ans. En 1654, elle se poursuit dans les Pays-Bas, M. le Prince étant alors allié du roi catholique. L’armée d’Espagne était commandée par l’archiduc Léopold, celui-là même qui avait perdu la bataille de Lens ; il avait toujours le comte de Fuensaldaña pour maréchal-de-camp général.


I. — L’ARMÉE D’ESPAGNE. — INVESTISSEMENT D’ARRAS.

La campagne s’ouvrit tard en 1654 ; aucun des belligérans n’était prêt. — Sans souci des principes, des usages qui règlent les relations entre peuples ou souverains, le roi catholique venait de faire arrêter le duc de Lorraine (février) et le détenait à Tolède comme un prisonnier d’état. Les généraux espagnols pouvaient-ils compter sur les officiers, les soldats, liés par serment au chef qui venait d’être ainsi enlevé ? Certaines mesures indispensables de précaution, d’observation, entraînaient un délai plus ou moins long. — Du côté de France, il avait fallu mettre à la raison « l’homme gros et court » dont la faible cervelle, plus détraquée que jamais, semblait avoir perdu jusqu’au sentiment de l’honneur : le comte d’Harcourt se préparait à livrer Philisbourg et Brisach à l’Empereur. Castelnau et La Ferté, envoyés avec des troupes, l’amenèrent à composition, rétablirent l’autorité du Roi dans ces deux grandes places. L’Alsace sauvée, il restait à protéger le voyage de Louis XIV, qui allait se faire sacrer à Reims, et ce service d’escorte retenait les troupes françaises. — Le caractère de l’archiduc s’accommodait de ces retards ; Fuensaldaña se perdait dans l’examen des plans ; M. le Prince rongeait son frein. Turenne mit un terme à cette période d’indécision par une résolution inattendue, habile à tous les points de vue.

Le voyage du Roi avait conduit l’armée française en Champagne, à la lisière de l’état que Condé cherchait à se créer le long des côtes de Meuse, dans l’Argonne, entre le Luxembourg et les Pays-Bas. La forteresse de ce petit empire était Stenay, dont nous ne pouvons guère juger aujourd’hui l’importance, très réelle alors ; on se rappelle comme Mazarin en avait marchandé la concession en 1644. Turenne mit le siège devant Stenay. Le coup portait droit. Condé le ressentit comme une offense personnelle, brûlait d’y répondre. C’était aussi un brandon de discorde jeté dans le camp des alliés, et le désarroi de leurs conseils parut un moment incurable.

Ni les Espagnols, ni les Lorrains ne songeaient à secourir la place attaquée, les premiers ne voulant, à aucun prix, se laisser entraîner loin des villes et des territoires dont ils convoitaient la conquête ; encore moins les seconds étaient-ils disposés à maintenir en possession celui qu’ils considéraient comme un spoliateur ; n’oublions pas que Stenay et le Clermontois avaient été arrachés à Charles IV. Le secours de Stenay fut écarté. Fuensaldaña, hésitant à lancer l’armée de son roi dans les entreprises hasardeuses, proposait les petits sièges, La Bassée ou Béthune. M. le Prince fit comprendre qu’aux opérations de ce genre on userait ses forces sans résultat. Il proposa et fit adopter le siège d’Arras, conquis depuis quatorze ans et devenu un des boulevards de la France. La place fut investie le 3 juillet.

Que de souvenirs la vue de ces lieux dut ranimer dans le cœur de Condé ! Ses premières armes de 1640, son entrée dans Arras avec les Français vainqueurs ; — la campagne de 1648, la place qui servit de pivot aux opérations couronnées par la glorieuse bataille de Lens ! — Et aujourd’hui il reparaît, conduisant l’étranger à l’assaut de ces mêmes murailles. Les événemens effacent les dernières illusions qui pouvaient engourdir les remords du prince rebelle ; rejeté dans les rangs de l’ennemi, il voit s’élargir chaque jour le fossé qui le sépare de la patrie et du devoir ! — Et que d’amertumes ! que de déboires ! froissé, entravé par ceux dont il sert la fortune ; le châtiment ne s’est pas fait attendre.

Entouré de bouquets de bois et de marais, bien bâti, avec une grande place monumentale et un élégant hôtel de ville, Arras forme comme une oasis enfoncée au milieu du plateau dénudé de l’Artois. Pour distinguer le mamelon surmonté par l’abbaye de Saint-Waast, il faut descendre jusqu’au fond de la vallée de la Scarpe, qui baigne le front nord ; un ruisseau, le Crinchon, pénètre dans la ville par le sud, et la traverse. Déjà forte en 1654, la place n’avait pas reçu le complément dont l’a dotée Vauban ; la citadelle, les fossés profonds, les enceintes successives.

A deux lieues au nord-ouest, deux hautes tours jalonnent encore aujourd’hui l’emplacement de l’antique abbaye du Mont-Saint-Eloi, position dominante à laquelle les hauteurs de Mouchy-le-Preux font comme pendant à l’est, presque à la même distance[2] ; — sortes de vigies gigantesques naturellement indiquées à l’assaillant, soit qu’il menace la place ou qu’il veuille forcer les lignes élevées par l’assiégeant. De longs glacis s’étendent entre la Scarpe et ces deux sommets. Plus près de la place, autour de la rivière et de ses affluens, le terrain est plus tourmenté ; des ravins, peu remarquables à distance, mais assez profonds et assez larges, se prêtent à des manœuvres variées et à ces surprises tactiques qui, suppléant à l’infériorité du nombre, donnent un répit au plus faible et modifient le caractère des engagemens. On verra quel parti Condé sut tirer de ces accidens de terrain en accomplissant le fait d’armes mémorable auquel nous comptons nous attacher.

Les États des provinces belges avaient largement fait les fonds pour le siège ; 12,000pionniers suivaient les troupes, dont l’effectif montait à environ 28,000 hommes. Grâce à ces ressources, une circonvallation, dont le périmètre ne mesurait pas moins de six lieues, fut élevée en quelques jours. Les quartiers d’Espagne, Fuensaldaña, Garcies, Don Fernando de Solis, étaient au nord ; le cours de la Scarpe les séparait du reste de l’armée. Par le pont de pierre d’Avesnes[3] et par plusieurs ponts de bateaux, ils communiquaient à l’est, vers Anzin-Saint-Aubin, avec les Lorrains, et à l’ouest avec l’archiduc, logé à la Cour-aux-Bois, au-delà du faubourg Saint-Sauveur, en face de Mouchy-le-Preux. Le prince de Ligne et le duc de Wurtemberg reliaient l’archiduc à M. le Prince, logé vers le sud, à Aigny, sur le Crinchon. Le camp des Lorrains se développait entre ce ruisseau et la Scarpe.

La tranchée fut ouverte dans la nuit du 14 au 15 juillet, et deux attaques dirigées contre un saillant au sud-est, la corne de Guiche[4], mauvais choix qui avait donné lieu à une vive discussion entre M. le Prince et Fuensaldaña. Dans toutes les phases du siège, à chaque incident, on vit éclater cet antagonisme de trois volontés qu’il fallait amener à concourir au même but, Condé, Lorraine, Espagne : — Condé, le plus passionné, mais le plus désintéressé ; car, une fois la terrible résolution prise, il s’est donné tout entier et sert de tout son esprit et de tout son courage la cause qu’il a embrassée ; — Lorraine : celui qu’on appelle le duc François a pris la place de son frère emprisonné ; il est là guettant le moment de mettre l’épée de Lorraine dans l’autre plateau de la balance, et, jusqu’à ce que l’heure sonne, décidé à ménager, à conserver intactes les troupes qu’il destine secrètement à un autre rôle ; silencieux, cherchant à dissimuler une pensée que tout le monde devine, et tâchant toujours de se soustraire sans bruit à l’exécution des ordres qui contrarient son plan. L’attachement à ce système donne la clé d’actes que nous aurons à signaler, explique l’attitude observée dans certaines circonstances par les généraux lorrains, et qu’en d’autres temps on ne pouvait attendre d’hommes de la valeur et du caractère de Ligniville ; — Espagne : c’est l’autorité supérieure, au moins la voix prépondérante, représentée par l’archiduc, homme de sens et d’honneur ; sa douceur ou sa docilité accepte la direction de Fuensaldaña, esprit étroit, absolu, avec de la force et de l’application, compliqué, tortueux, invariablement opposé à toutes les suggestions de Condé.


II. — LE SIEGE. — L’ARMÉE DE FRANCE.

Les premiers travaux d’approche étaient à peine ébauchés quand on aperçut force travailleurs qui remuaient la terre aux environs de Mouchy-le-Preux[5] (19 juillet). C’était Turenne, qui, laissant à Fabert un corps de siège et le soin de prendre Stenay, amenait au secours d’Arras une partie de l’armée dont il partageait le commandement avec La Ferté. Cela faisait peu de monde, 14,000 à 15,000 hommes ; le maréchal crut devoir prendre d’autant plus de précautions, que son collègue était homme à donner beau jeu à M. le Prince, toujours prompt à punir les fautes commises en face de lui. Les voitures restèrent donc chargées, les troupes sous les armes jusqu’à ce que la hauteur et le village fussent retranchés ; mais personne ne sortit des lignes espagnoles, les instances de Condé s’étant brisées contre la force d’inertie de Fuensaldaña. Turenne put achever ses ouvrages et s’établit à Mouchy-le-Preux, portant la cavalerie jusqu’aux bords de la Scarpe, à Pelves[6], où La Ferté prit position et jeta des ponts pour manœuvrer sur les deux rives. Enhardis par ce début, les chevau-légers français battirent la campagne, enlevant les postes, coupant les communications, changeant les rôles, infligeant à l’assiégeant un véritable blocus. Bientôt l’armée de secours se mit en mouvement tout entière, exécuta au tour de la place une sorte de marche militaire, délogea les Espagnols de Saint-Pol et même du Mont-Saint-Éloi. Un moment elle s’enfonça dans le sud, tenant la direction de Péronne, puis reparut renforcée par le maréchal d’Hocquincourt, qui apportait les clés de Stenay. Turenne établit ce nouveau contingent (5,000 à 6,000 hommes) au lieu dit le Camp de César, près du confluent de la Scarpe et du Gy[7] ; puis il revint jusqu’aux lignes de circonvallation et les « côtoya » lentement à demi-portée de canon, non sans péril et même avec quelques pertes, mais avec grand profit ; car il put observer et juger le côté faible, déterminer le point d’attaque… On s’étonnait autour de lui : « Je ne ferais pas une telle imprudence devant les quartiers de M. le Prince, mais je défile devant ceux des Espagnols ; je connais leur esprit de subordination, leur respect de l’étiquette ; avant qu’on n’ait pu arriver jusqu’à l’archiduc et obtenir de lui l’ordre de m’attaquer, je serai loin. » Tout se passa comme il l’avait prédit ; Condé l’a depuis raconté au duc d’York.

Cette reconnaissance ne suffit pas au maréchal ; le lendemain ou le surlendemain, à la faveur d’une escarmouche de cavalerie, il essaya de la renouveler ; mais « il ne put s’y arrêter longtemps à cause du grand feu de canon des ennemis et de leur diligence à monter à cheval[8] ; » le hasard de la guerre l’avait amené cette fois devant le quartier du prince de Condé.

A chacune de ces opérations, de ces témérités, on pourrait dire de ces bravades, celui-ci demandait que l’on répondît par une action immédiate et vigoureuse ; surtout que l’on profite de cette étrange répartition de l’armée de secours en deux corps établis l’un à l’est, l’autre à l’ouest de la place, séparés par une grande distance, par mille obstacles, incapables de se prêter le moindre appui. Il ne pouvait obtenir que des demi-mesures tardives ; on faisait sortir quelques escadrons confiés à Marchin ou à Ligniville, et quand ils rentraient, l’un sans avoir rien pu faire, l’autre sans avoir rien tenté, leurs rapports devenaient l’objet de discussions interminables qui n’aboutissaient à aucun résultat. Rien ne pouvait troubler l’impassible résolution du conseil : « Nous ne sommes pas ici pour donner des batailles, mais pour prendre Arras, répétait Fuensaldaña. — Rien, monsieur, finit par lui dire Condé, bien ! nous ne donnerons pas la bataille, on nous la donnera : nous serons battus, et nous ne prendrons pas Arras. »

Les progrès du siège étaient lents. Reconnaissant la compétence de M. le Prince, les alliés lui avaient abandonné la direction des travaux ; mais son application, son savoir, son esprit fertile en inventions, ne pouvaient corriger l’erreur fondamentale, la disposition défectueuse des attaques. Il avait, d’ailleurs, trouvé dans le gouverneur Montdejeu[9] un adversaire digne de lui, moins savant, aussi actif, presque aussi ingénieux, disposant d’une belle garnison et contenant avec rigueur les sympathies espagnoles de la population. Cependant, quarante jours s’étaient écoulés depuis l’ouverture de la tranchée ; l’assiégé laissait percer un certain découragement ; la place semblait être à bout de ressources. Condé cherchait à hâter le dénoûment sans laisser aux maréchaux le temps de porter ce coup décisif que Montdejeu attendait, que tant de symptômes faisaient prévoir et que l’apathie de l’assiégeant provoquait.


III. — LE SECOURS. — LA « RETRAITR D’ARRAS. »

Le 24 août, M. le Prince avait passé la soirée à la tranchée pour presser le travail. Vers minuit, il rentrait à son logis et mettait pied à terre, lorsque le baron de l’Aubespine, envoyé par Fuensaldaña, l’informa que les troupes de Turenne et de La Ferté, ayant quitté leur camp de Mouchy-le-Preux à la tombée de la nuit, contournaient les lignes par le nord ; il fallait s’attendre à une prompte attaque dirigée contre les quartiers d’Espagne, quartiers dégarnis, car le corps de Solis fournissait cette nuit la garde de tranchée et n’avait que 300 hommes d’infanterie pour garder 3,000 pas de lignes. Le baron était passé par le quartier de Lorraine pour donner à Ligniville l’ordre d’observer les troupes d’Hocquincourt[10], et, si elles remuaient, de marcher parallèlement, sans sortir des lignes, au secours des quartiers établis sur l’autre rive de la Scarpe. Ligniville n’en fit rien. Quant à Condé, il donna aussitôt aux six escadrons de piquet, commandés chaque nuit dans son armée, l’ordre de se diriger sur le point menacé. Lui-même, remontant à cheval, distribua les postes à ses lieutenans-généraux et fit prendre les armes à ses troupes.

Une heure vient de sonner. Trois coups de canon retentissent dans le silence de la nuit. Ce signal annonce l’approche de l’ennemi ; une vive clarté a trahi sa position et son plan : le vent ayant fait flamber les mèches des mousquets, cette ligne de petites flammes a tracé le front de l’armée française, qui, divisée en quatre corps, est déjà au pied de la circonvallation sur la rive gauche de la Scarpe. — M. le Prince court au canon ; il est joint par un gentilhomme de la chambre de l’archiduc, le marquis de Treslon : Son Altesse prie Condé de se rendre au plus vite au quartier-général de la Cour-aux-Bois. L’obscurité était grande, le chemin embarrassé ; il ne fallut guère moins d’une heure pour franchir la distance. Léopold attendait avec anxiété : « Les lignes sont forcées, s’écrie-t-il ; le quartier de Solis est envahi. Che bisogno fare ? » — Comme M. le Prince ne savait pas l’allemand et que l’archiduc maniait difficilement le français, tous deux s’entretenaient en italien dès qu’ils étaient tant soit peu émus ou pressés. — Che bisogno fare ? Rompere la testa a gli nemici, ossia la romperanno loro a noi. Casser la tête aux ennemis, ou ce sont eux qui nous la casseront. Je n’ai que quatre gentilshommes avec moi ; mais voulez-vous donner à vos troupes l’ordre de m’obéir ? J » ferai ce que je pourrai. » L’ordre est aussitôt donné ; M. le Prince repart avec les gardes de Son Altesse Impériale. Sur son chemin, il rencontre le prince de Ligne, le duc de Wurtemberg, qui, comme lui, marchaient au feu, rallie quelques régimens, ses escadrons de piquet qui s’étaient égarés, et ainsi, sans s’arrêter, il forme un gros de 1,200 chevaux. Tout à coup il sent la terre trembler avec un bruit familier à ses oreilles : c’est la cavalerie de Solis (environ 1,500 chevaux) qui approche, se retirant au grand trot : — « Halte ! crie Condé au prince de Ligne ; rassemblez votre troupe ou elle va vous échapper au contact de ces fuyards, » et il s’avance seul, l’épée à la main. — L’aurore allait poindre. — Il reconnaît « un homme de qualité » qui commandait cette cavalerie : « Mais vous vous trompez ; l’ennemi n’est pas où vous allez ; il est derrière vous. — Tout est perdu ! » répond le commandant en saluant de l’épée et en continuant sa course.

Dans le récit dicté par M. le Prince, le nom est resté en blanc ; « cet homme avait donné en plusieurs occasions des marques de courage, » et Condé ne voulait pas le déshonorer pour une heure de faiblesse.

Le passage rapide de cette masse a déblayé les ponts où affluaient déjà les débandés, les voitures. M. le Prince profite de ce moment pour faire aussitôt franchir la Scarpe à ceux qui le suivent, 1,500 chevaux maintenant, car il en a encore rallié. Ses escadrons reformés, mis en route, le lever du jour lui montre une forte colonne qui semble s’offrir à lui comme une proie ; c’est le « secours » que Turenne dirige vers la place après avoir pénétré dans les lignes. M. le Prince charge aussitôt, culbute gens de pied et de cheval, les suit et s’arrête en face de l’infanterie de France qui achève de se mettre en bataille, le dos aux retranchemens qu’elle a forcés. Derrière elle des travailleurs rasent les lignes, ouvrent la voie aux chevau-légers qui arrivent en grand nombre et se rangent à côté de l’infanterie. M. de La Ferté commande cette cavalerie ; il n’attendra pas que ses 4,000 chevaux soient réunis pour attaquer et dissiper les téméraires qui prétendent retarder le succès de l’armée du Roi. Ces dispositions n’échappent pas à l’œil exercé de M. le Prince, qui connaît bien celui à qui il va avoir affaire, car il l’a vu à l’œuvre, brave, mais glorieux et sans jugement : rappelons-nous ses bévues sur la bruyère de Rocroi.

Il y a entre Sainte-Catherine et Roclincourt un de ces ravins difficiles que nous avons signalés ; La Ferté devait le franchir pour donner sur la troupe de M. le Prince. C’est à ce passage que celui-ci guettait la jactance de son adversaire. Au premier faux mouvement il fond sur lui, et, malgré l’infériorité du nombre, l’aborde si rudement que la cavalerie de La Ferté est désemparée pour plusieurs heures. Puis il s’arrête et reprend sa position. De l’autre côté du ravin, Turenne aussi arrête son infanterie et reste immobile.

Le jeune duc d’York, depuis Jacques II, qui servait comme lieutenant-général dans l’armée française et servait bien, — montrant du sang-froid, l’aptitude au métier, l’intelligence du détail de la guerre, ne put cacher la surprise que lui causait cette inaction : « M. de La Ferté est hors d’affaire, répliqua Turenne, notre succès est assuré ; faut-il, par gloriole, donner prise à celui qui est là ? » — A la vigueur du coup porté, à la halte opportune, à cette façon de mener la troupe bride en main, de la lancer et de l’arrêter tour à tour, il avait reconnu la manière de M. le Prince et deviné sa présence.

Condé savait qu’un avantage inespéré n’était pas à pousser au-delà du but ; il se contentait d’avoir troublé, ralenti l’armée française, donné le temps de sauver le gros de l’armée d’Espagne. L’archiduc, survenant, vit la fin de ce brillant engagement. Va bene ! va bene ! cria-t-il. — No, va male ! va male ! riposta M. le Prince. Exposant brièvement la situation, il engagea Léopold à profiter de l’accalmie pour rassembler les épaves de son armée et se retirer en bon ordre sur Douai. Déjà les pillards avaient passé la Scarpe, les ponts de bateaux étaient rompus, les passages obstrués. Cependant l’archiduc put sortir des lignes avec ses gardes, les généraux et presque toute l’infanterie d’Espagne. En plaine, l’ordre se rétablit, et la retraite sur Douai s’accomplit sans encombre.

M. le Prince était resté en bataille avec ses escadrons, ceux du prince de Ligne et du duc de Wurtemberg, qui depuis le commencement de l’action n’avaient pas cessé de le seconder vaillamment. Une fois l’archiduc et son infanterie dégagés, il ramena vivement toute cette cavalerie jusqu’à son quartier, au sud de la place. Rien n’y manquait : Marchin avait maintenu chacun dans le devoir, écartant les coureurs ennemis, les débandés. Les tranchées étaient proches[11] ; Condé y court, les trouve pleines de monde, fait sortir ceux qui étaient entrés la veille et qu’on avait oublié de relever, les réunit à ses gens de pied et les voit tous défiler devant lui ; on pouvait se croire à la parade. Comme le passage de la Scarpe et la route de Douai étaient interceptés, il donna la direction sur Cambrai, prescrivant de ne pas rompre les rangs et de a marcher en gens de guerre. »

Il était temps : joignant à la cavalerie de la place les premiers escadrons introduits par l’armée de secours, le gouverneur d’Arras sortait avec 2,000 chevaux pour fondre sur les gardes de tranchée ; mais, au lieu d’une infanterie éperdue, il rencontre les chevau-légers de M. le Prince et reçoit un accueil qui le décide à rentrer promptement. a Après avoir fait marcher devant moi jusqu’au dernier fantassin cl goujat, je pris le parti de me retirer au petit pas, en tenant les plaines à côté du grand chemin de Cambrai, n’étant suivi ni harcelé de personne[12]. » Comme il cherchait un passage à travers les marais et les bosquets qui marquent le cours de l’Agache entre Marquien et Arleux, il découvrit un gros de cavalerie qui semblait embusqué. L’anxiété fut grande un moment ; faudrait-il se frayer un passage avec des hommes et des chevaux à bout de forces et de courage ? On reconnut les Lorrains ; la joie de retrouver toute une aile de l’armée fit oublier un moment leur inaction de la nuit, la précipitation de leur retraite.

A quatre heures du soir, Condé arrivait sous les murs de Cambrai. Il refusa d’y entrer et coucha dans le carrosse du comte de Salazar pour ne pas se séparer de ses soldats. Le lendemain, 26, il fit sa jonction à Bouchain avec les troupes de l’archiduc, « et il eut, dit un témoin oculaire, un ami, la honte de s’entendit ; acclamer comme un sauveur par tous les officiers et soldats espagnols[13]. »

En usant de cette forme, Lenet entend-il seulement faire allusion à la répugnance bien connue de Condé pour les louanges ? Ou faut-il lire : ces éloges atteignaient douloureusement le cœur de M. le Prince ; il rougissait de s’entendre traiter de sauveur par les ennemis de la France ? Ceux-ci cependant avaient raison. Grâce à Condé, l’année d’Espagne, qui aurait pu être anéantie, se trouvait ralliée au bout de vingt-quatre heures, à quelques lieues, presque entière. Aussi, est-ce à bon droit que la « Retraite d’Arras » figure au premier plan sur les banderoles brisées, dans le tableau du Repentir de la Galerie de Chantilly.

Au cours de la dernière année de sa vie, 1685, M. le Prince reçut à Chantilly la visite du baron de Worden, Hollandais, vieux serviteur de l’Espagne, soldat et négociateur, homme d’esprit et d’expérience. Worden présenta à son hôte les Mémoires de Fuensaldaña, dont il avait été le disciple, le confident, le compagnon fidèle. Condé lut le manuscrit tout d’une traite, puis il rappela Worden, et, confirmant l’exactitude générale des récits de son ancien adversaire, il tint à les compléter, à les rectifier sur un point. Malade, cloué par la goutte sur sa chaise, il parla de sept heures à minuit et raconta, « avec une précision et une animation extraordinaires, » tout ce qu’il avait accompli dans la nuit et dans la journée des 24-25 août 1654. « La retraite d’Arras est ma plus belle action, répétait l’infirme en agitant ses mains déformées ; je tiens à ce qu’elle soit exactement connue et à ce qu’elle ne passe pas défigurée à la postérité[14]. » Et il avait le droit de rappeler ce souvenir avec fierté. Dans aucune occasion, son caractère ne s’est montré avec plus de suite et de force. Seul, tout seul, au milieu de la nuit noire et de la déroute, il soutient, relève ceux qui l’entourent ou qu’il approche, depuis l’archiduc jusqu’au dernier des soldats, et il semble leur faire part de son beau courage, ce « courage de doux heures du matin » si admiré, si envié ! Pendant dix heures terribles il se dévoue sans relâche pour sauver des troupes qui ne sont pas les siennes ; aucun incident ne le trouve en défaut ; rien ne réussit à troubler la lucidité de son intelligence on la fermeté de son cœur ; on ne peut surprendre une minute de cet affaissement passager auquel los plus grands hommes n’ont pas toujours échappé. — « Tout était perdu, et il a tout sauvé[15]. » — Même en cette très injuste cause, comme dit Montaigne, un tel exemple d’abnégation, de persévérance et de vertu guerrière commande notre admiration.


IV, — CONDE A L’ARRIÈRE-GARDE. — SA RUPTURE AVEC TURENNE, 1655.

M. le Prince fut le premier atteint par la victoire d »s Français : La Ferté alla prendre Clermont en Argonne. C’était le complément de la prise de Stenay ; il ne restait plus rien à Condé de son domaine du Clermontois, plus un vestige de ses possessions aux frontières de Champagne. De son côté, Turenne fit un pas en avant dans le Nord, s’empara du Quesnoy. Les deux conquêtes avaient une certaine valeur politique ou stratégique, mais qui ne répondait pas à l’importance d’un événement aussi considérable que le secours d’Arras. Il fallut compter avec l’armée espagnole qui, au lendemain de son échec, se retrouvait presque intacte en hommes ; non moins habile à créer des ressources pour l’organisation qu’à trouver dans le conseil des objections à tous les projets, Fuensaldaña pourvut rapidement à ce qui manquait. Si l’archiduc avait pu, lui aussi, se relever du coup qui frappait son armée, s’il avait laissé à Condé pour la direction des opérations cette initiative qu’il lui abandonnait pendant le tumulte du 25 août, peut-être aurait-il tiré parti de l’affaiblissement des armées françaises, de leurs séparations fréquentes, de l’embarras que causait à Turenne le partage du commandement avec La Ferté. Il n’en fit rien et ne se montra ni mieux inspiré, ni plus actif au début de la campagne de 1655. Sourd aux avis de Condé, il ne sut l’assister dans aucune entreprise, ni déjouer les manœuvres par lesquelles Turenne prépara l’investissement de Landrecies.

Après être resté un mois (11 juin-14 juillet) sur les hauteurs de Catillon sans rien tenter pour sauver cette place[16], Léopold chercha une position d’où il pût observer en sûreté l’armée française, et agir, s’il y avait lieu, dès que le dessein de son adversaire serait prononcé. Il remonta en Hainaut et se retrancha derrière les marais de la Haine, occupant Mons, Saint-Ghislain et Condé pour assurer ses subsistances et ses débouchés.

A la cour, on pressait Turenne d’attaquer cette position. Le jeune roi avait suivi son armée à Bavay (11 août) ; l’occasion était belle pour lui donner le spectacle d’une bataille rangée. Mais « Turenne fut fidèle aux deux maximes : 1° n’attaquez pas de front les positions que vous pouvez obtenir en les tournant ; 2° évitez le champ de bataille que l’ennemi a reconnu, étudié, choisi, et surtout fortifié[17]. » Il résolut de passer l’Escaut en amont de son confluent avec la Haine et de le repasser en aval, pour déboucher derrière les lignes espagnoles et les faire tomber sans les aborder de front. L’archiduc n’attendit pas la fin de l’opération ; dès que les Français eurent traversé une première fois l’Escaut à Neuville, un peu au-dessous de Bouchain, il franchit le fleuve de son côté et se mit à remuer de la terre entre Valenciennes et un petit bois détaché du grand massif de Raismes.

Cette fois la bataille paraissait imminente ; mais repris de ses hésitations, l’archiduc ne l’accepta pas ; il redescendit la rive gauche de l’Escaut, et se retira assez lentement sur la place de Condé (14 août). Obligé, non sans chagrin et sans dépit, de suivre le mouvement, M. le Prince se chargea de l’arrière-garde, quoiqu’il ne fût pas de jour, et couvrit la retraite avec son habileté et sa fermeté ordinaires. D’abord, il masqua le départ de l’armée en distribuant la cavalerie dans les postes quittés par l’infanterie, ce qui donna le change aux Français. Quand ceux-ci virent qu’on ne tirait pas le canon, ils marchèrent droit aux retranchemens ; mais le gros était déjà loin et le rideau avait disparu. Tout le long du défilé et des marais qu’il fallait traverser ensuite, les chaussées ou ponceaux étaient garnis de mousquetaires. A chaque décharge succédait aussitôt un retour offensif des escadrons que M. le Prince groupait avec art, conduisait lui-même, les faisant paraître ou disparaître, avancer ou reculer successivement. Surpris de se voir ainsi disputer le terrain pied à pied, ne pouvant distinguer ce qu’il avait devant lui, CAstelnau[18], qui commandait l’avant-garde française, ralentit son mouvement pour attendre l’infanterie. — M. le Prince venait de fournir sa dernière charge et s’apprêtait à franchir le pont qui le menait sur la rive droite de l’Escaut, lorsqu’il reconnut d’anciens amis parmi les cavaliers arrêtés assez près et en face de lui. « Il demanda à parler sur parole ; nos volontaires et nos officiers de la tête tinrent cette conférence à beaucoup d’honneur[19]. » L’entretien terminé, M. le Prince fit rompre les trois escadrons qu’il avait gardés sous sa main, et traversa au pas le pont de l’Escaut, ainsi que les prairies inondées. Suivi de très loin, sans être inquiété, il rejoignit le gros de l’armée sous les murs de Condé ; tous ensemble continuèrent la retraite jusqu’à Tournay.

Mais l’affaire n’en resta pas là. De son camp devant Condé, Turenne rendit compte à Mazarin. Pour faire parvenir sa lettre à Bavay, il la confia à « un garçon qui devait passer l’Escaut à nage. » Ce porteur fut arrêté, la lettre saisie et remise à M. le Prince. « On a trouvé, disait Turenne, l’armée des ennemis dans un vieux camp proche de Valenciennes. Ils y ont faict travailler toute la nuict et c’est le plus beau poste du monde. Il y a eu grande contestation entre M. le Prince et les Espagnols, le premier voulant, à ce qu’il adict, y demeurer ; enfin les Espagnols l’ont emporté et ont marché. Ils n’avoient point de bagage avec eux, ce qui est cause qu’ils n’ont point faict de perte considérable. On a suivi leur arrière-garde jusques à Condé, où, ayant rompu le pont, leur dernier escadron a passé à nage. Ils ont laissé le canon à Valenciennes, ne pouvant le retirer… C’est M. de Castelnau que j’ay faict suivre l’arrière-garde de M. le Prince. Il a trouvé que l’on a faict assés grande diligence[20]. »

M. le Prince releva dans ce récit plusieurs inexactitudes, un ton dégagé, suffisant, et avec les obscurités, les réticences familières à Turenne, des insinuations malveillantes. Se croyant offensé dans son honneur de soldat, il adressa aussitôt au maréchal la lettre véhémente qu’on va lire :

« Monsieur, je vous advoue que je n’ay pas eu une petite surprise quand une lettre que vous escrivés à M. le cardinal Mazarin m’est tombée entre les mains. Je vous en envoie la copie afin que vous voyés que je n’ay pas peu de subjet de me plaindre de vous. Je ne trouveray jamais estrange que vous tiriés sur nous tous les advantages que vous pourrés quand ils seront véritables, mesme quand je les vois augmentés dans les relations de M. Renaudot[21] ; je donneray cela à la coutume. Mais de voir dans une lettre escrite et signée de vostre main que nostre retraite a esté si précipitée que le dernier escadron a esté obligé de passer la rivière à la nage, — que nous avons laissé le canon à Valenciennes pour ne l’avoir pu retirer, — et que j’ay dict qu’il y avoit eu une grande contestation entre les espagnols et moy pour demeurer au poste de Valenciennes, — ce sont des choses si esloignées de la vérité qu’à moins de cognoistre parfaictement vostre escriture, je n’aurois pas cru que cette lettre-là vint de vous. Je n’ay parlé qu’à MM. les comtes de Guiche, de Vivonne, du Plessis, prince de Marsillac, Puiguillon, de Ranty, Fortilesse, du Fay et du Bouchet ; ils sont tous trop gens d’honneur pour dire que je leur ay parlé de la contestation que vous dites, et je me soubmets volontiers à leur tesmoignage. De vingt ou vingt-cinq pièces de canon que nous avons dans l’armée, nous en avons envoie deus à Valenciennes ; et si nous avons bien retiré les autres, il me semble que ces deus-là seroient aussy bien venues, si nous l’avions voulu ; car effectivement vous sçavés que vous ne nous avés pas pressés. Si vous aviés esté à la teste de vos trouppes, comme j’estois à la queue des miennes, vous auriés vu que nostre dernier escadron n’a pas passé la rivière à nage[22] ; MM. de Persan et de Duras estoient à la teste, et moi je passay avec le pénultième ; je vous asseure que nous ne vismes pas une seule de vos trouppes dans toute la prairie et qu’il n’y avoit que quelques desbandés. Je ne crois pas que M. de Castelnau vous l’ait dict ; il sçait trop bien que depuis le premier pont, où nos trouppes ne se laissèrent pas pousser, — et où les siennes ne passèrent que longtemps après que nous l’eusmes quitté, — ses escadrons n’approchèrent pas les nostres de deus mille pas. Ces messieurs dont je vous ay parlé cy-dessus, qui sont de vostre armée, furent assés longtemps avec moy, ot je leur laissay assés voir nostre marche pour qu’ils en rendent tesmoignage[23]. Enfin, je ne prétens pas tirer advantage d’une retraite qui n’a pas esté belle parce que nous n’avons pas esté pressés ; mais aussy je prétens que vous ne tiriés pas advantage de choses qui ne sont pas véritables. J’ay cru, pour satisfaire à ce que je doibs à mon honneur, vous devoir mander cecy, et vous prier, quand vous parlerés une autre fois des actions où j’auray quelque part, de les vouloir dire dans la vérité. J’en ay tousjours usé de mesme envers vous, et quand vous avés servy soubs moy et depuis que nous nous faisons la guerre ; je continueray d’en user ainsy et seray[24]… »

Les Mémoires de Turenne avancent que « M. le Prince écrivit aussi à beaucoup d’officiers de l’armée du Roy, comme voulant faire un manifeste, et manda à M. le maréchal de La Ferté que M. de Turenne ne parlait pas de lui en bons termes dans sa relation. » Cela n’est pas exact. Condé n’écrivit qu’à La Ferté et à Castelnau, rectifiant le récit de Turenne avec une petite flatterie à l’adresse de La Ferté[25], mais sans aucune allusion aux rapports qui existaient entre les deux maréchaux. Avec de justes ménagemens pour son chef, Castelnau, dans sa réponse, donna raison à M. le Prince. « Je suis obligé de dire, comme je lis après cette action, que la cavallerie à qui nous eusmes affaire soutint nos charges avec toute la vigueur possible ; il ne pouvoit guère estre autrement, Vostre Altesse y estant en personne. C’est ce qui fit que je ne voulus pas tenter davantage de passer le défilé du pont avant d’avoir mon infanterie et de me voir soustenu de nostre armée, ne sachant pas ce qui estoit à vostre arrière-garde et le pays estant un peu couvert ; c’est ce qui donna plus de temps aux troupes de Vostre Altesse de passer le pont de l’Escaut auparavant que nous pussions y arriver. Je n’ay point veu passer d’escadron à la nage ; il est néanmoins vray qu’un officier qui estoit allé devant l’a dict à M. de Turenne, et il peut arriver que, comme il y avoit beaucoup d’eau dans la prairie, il le jugea ainsy ; mais nous ne poussâmes pas en cet endroit-là, par la raison que j’ay desjà dicte à Vostre Altesse[26]. » Turenne était au milieu d’un cercle d’officiers lorsque la lettre de Condé lui fut remise. Il la lut à haute voix sans commentaire. Après un long silence, il rappela le trompette de M. le Prince et le menaça d’une punition exemplaire si jamais il rapportait une lettre pareille. Aucune réponse ne fut envoyée.

Est-il besoin d’ajouter que cet échange de sarcasmes et de lettres amères ravit Mazarin ? Ne craignant rien tant qu’un retour d’accord entre Turenne et Condé, il mit tout en œuvre pour aviver le ressentiment du maréchal et rendre la rupture complète ; c’est ce qui arriva. On se rappelle que les relations entre les deux capitaines, affectueuses dès la jeunesse, restèrent cordiales quand ils servirent ensemble. Condé rendit toujours la plus éclatante justice au mérite de Turenne ; il ne négligea rien pour l’arrêter sur la pente de la défection, ni pour le rétablir dans le service en 1649. Turenne se battit pour Condé prisonnier. — Lorsqu’à la majorité du Roi, le maréchal abandonna le parti de M. le Prince, leurs rapports se refroidirent sans cesser d’être courtois, même au milieu de la guerre ; à dater de ce jour ils cessèrent complètement. Avec des éclairs d’impartialité, Condé, aigri, froissé, emporté par son tempérament, se laissa aller souvent à de grandes vivacités de langage en parlant de son rival. Turenne, plus gourmé, se contint davantage, mais sans cacher sa disposition et la sévérité persévérante de ses jugemens. Les rapports ne reprirent qu’à la paix avec une réciprocité complète dans la déférence et la profonde estime, mais sans jamais revenir à l’intimité des anciens jours.


HENRI D’ORLEANS.

  1. Fragment du livre II de l'Histoire des Princes de Condé.
  2. Mont-Saint-Éloi, cote 126 ; distance d’Arras, 8,500 mètres. — Mouchy-le-Preux, cote 122 ; distance d’Arras, 8,800 mètres.
  3. Ce pont conduisait à l’abbaye d’Avaine ou Avesnes, sur la Scarpe, à l’est d’Arras.
  4. La corne de Guiche couvrait la courtine entre les bastions de Ronville et des Capucins, au sud-est, près du lit marécageux du Crinchon. Cet ouvrage a disparu depuis l’érection de la citadelle. Son nom fait supposer qu’il avait été construit pendant que le maréchal de Guiche (depuis duc de Gramont) commandait dans Arras.
  5. Deux lieues est d’Arras.
  6. Deux kilomètres au nord-est.
  7. Environ sept kilomètres ouest d’Arras.
  8. Mémoires du duc d’York.
  9. Jean de Schulemberg, comte de Montdejeu, servait depuis l’âge de seize ans et devint maréchal de France en 1658. Un de ses aïeux, d’origine allemande, avait été page de Louis XI. — Fort bon officier, mais impérieux, avide, il eut de fréquens démêlés avec les habitans d’Arras et vivait mal avec sa femme, Madeleine du Roure. Celle-ci, s’étant sauvée et mise sous la protection du parlement, fut enlevée manu militari et ramenée au domicile conjugal avec une escorte de cavalerie. — Montdejeu n’était guère aimé à la cour ; mais on redoutait son autorité dans une ville si importante et si souvent menacée. Enfin on se décida à le déplacer en 1664 ; il eut alors le gouvernement du Berry et mourut en 1671.
  10. Postées au Camp de César, près d’Etrun, à l’ouest.
  11. Le quartier de Condé était vers Agny, lez attaques en face de la porte Ronville.
  12. Récit fait par Condé au baron de Worden. — Le canon et les bagages étaient perdus. Dans une première dépêche (27, de Valenciennes), M. le Prince estimait à 300 la fierté en hommes ; les rapports français disent 3,000 ; la vérité doit être entre les deux. Les Lorrains en eurent la plus grosse part, étant partis si précipitamment qu’ils oublièrent dans une redoute un millier de fantassins.
  13. Papiers de Lenet (Bibliothèque nationale).
  14. Worden a immédiatement fixé ce récit sur le papier et l’a inséré dans les précieux mémoires dont la bibliothèque de Cambrai possède l’original.
  15. Lettre du roi d’Espagne.
  16. Landrecies capitula le 14 juillet.
  17. Mémoires de Napoléon.
  18. Premier lieutenant-général de l’armée avec autorité sur les autres (Turenne à Mazarin, 21 juin ; Affaires étrangères. — Voir, dans les Mémoires de Bussy, les démêlés auxquels cette décision donna lieu. Sur Castelnau, voir t. IV, p. 325).
  19. Mémoires de Bussy.
  20. Turenne à Mazarin ; au camp près de Condé, 14 août 1655. (Papiers de Condé.)
  21. La Gazette.
  22. « Je vous asseure qu’ils n’ont point esté obligés de se sécher après avoir passé la rivière à nage et que nostre pont ne fui deffait que longtemps après qu’ils furent passés. » (M. le Prince au maréchal de La Ferté, 18 août. — Papiers de Condé.)
  23. « Ces messieurs que je vous ay nommés et qui marchèrent longtemps avec mon dernier escadron, virent que nostre retraite ne se fit jamais qu’au petit pas. » (M. le Prince au maréchal de La Ferté, 18 août. — Papiers de Condé.)
  24. Papiers de Lonet. (Bibliothèque nationale.)
  25. « Je vous escris seulement pour vous désabuser d’une impression que vous pouriés avoir si M. de Turenne vous avoit dit la mesme chose qu’il a escrite… Si vous eussiés eu l’avant-garde, vous n’auriés pas parlé de mesme de ce qui s’est passé, car vous l’auriés veu… » (M. le Prince au maréchal de La Ferté, au camp de Tournay, 18 août. — Papiers de Comté.)
  26. Castelnau à M. le Prince, camp de Boussu, 22 août 1655. — (Papiers de Condé.) — Dans l’entourage de Turenne, on rejetait tous les torts sur Castelnau, qui se serait laissé jouir par M. le Prince et l’aurait mollement suivi (Mémoires du duc d’York, etc.). Mais, selon le dire d’un contemporain, Castelnau « ne péchait, que par sa chaleur à la guerre, » et son caractère le met à l’abri de ces reproches. — Condé attachait un grand prix au témoignage de ce galant homme, et il avait conservé sa réponse, qui est la pièce essentielle, la « preuve. »