La Lumière de l’Asie/Préface

Traduction par Léon Sorg.
(p. 19-23).

PRÉFACE

Dans ce poème j’ai cherché à dépeindre, par l’intermédiaire d’un dévot bouddhiste imaginaire, la vie et le caractère, et à faire connaître la philosophie de ce noble héros et réformateur, le prince hindou Gautama, fondateur du bouddhisme.

La génération précédente en Europe ne servait rien ou presque rien au sujet de cette grande religion de l’Asie, qui existait cependant depuis vingt-quatre siècles, et qui surpasse aujourd’hui, par le nombre de ses fidèles et l’étendue des pays où elle règne, toute autre forme de croyance. Quatre cent soixante-dix millions d’hommes vivent et meurent sous la règle de Gautama, et la domination spirituelle de ce maître antique s’étend actuellement sur le Népaul, l’île de Ceylan, toute la péninsule de l’Extrême-Orient, la Chine, le Japon, le Thibet, l’Asie centrale, la Sibérie, et même la Laponie suédoise. L’Inde elle-même pourrait, à juste titre, être comprise dans le magnifique empire de cette Foi, car bien que la pratique du bouddhisme ait presque disparu de son pays natal, l’empreinte du sublime enseignement de Gautama est marquée de façon indélébile sur le brahmanisme moderne, et les habitudes et convictions les plus caractéristiques des Hindous découlent évidemment de la bénigne influence des préceptes de Bouddha. Plus d’un tiers de l’humanité doit donc ses idées morales et religieuses à cet illustre prince dont la personnalité bien qu’imparfaitement révélée par les sources d’informations existantes, apparaît cependant comme la plus haute, la plus aimable, la plus sainte et la plus bienfaisante (sauf une seule exception) dans l’histoire de la pensée. Les livres bouddhistes, bien qu’ils soient en désaccord sur certains détails, et fortement entachés d’altérations, d’inventions et d’erreurs, sont unanimes sur ce point, qu’ils ne rapportent rien — pas un acte ou une parole — qui ternisse la parfaite pureté et la tendresse de ce Maître indien, qui unissait les meilleures qualités d’un prince à l’intelligence d’un sage et à la dévotion passionnée d’un martyr. Aussi, M, Barthélemy-Saint-Hilaire, bien qu’il ait interprété de façon complètement erronée certains points du bouddhisme, est cité à juste titre par le professeur Max Müller, quand il dit du prince Siddârtha[1] : « Sa vie n’a point de tache. Son constant héroïsme égale sa conviction ; et si la théorie qu’il préconise est fausse, les exemples personnels qu’il donne sont irréprochables. Il est le modèle achevé de toutes les vertus qu’il prêche ; son abnégation, sa charité, son inaltérable douceur ne se démentent point an seul instant… Il prépare silencieusement sa doctrine par années de retraite et de méditation ; il la propage par la seule puissance de la parole et de la persuasion pendant plus d’un demi-siècle, et quand il meurt entre les bras de ses disciples, c’est avec la sérénité d’un sage qui a pratiqué le bien toute sa vie, et qui est assuré d’avoir trouvé le vrai. » Gautama a donc eu le privilège d’accomplir cette prodigieuse conquête de l’humanité, et bien qu’il ait désapprouvé le rituel et qu’il ait déclaré lui-même, alors qu’il était au seuil du Nirvâna, qu’il n’était rien de plus que ce que les autres hommes peuvent devenir, l’amour et la gratitude de l’Asie, désobéissante à ses préceptes, lui ont accordé un culte fervent. Des amas de fleurs sont répandus journellement sur ses purs autels, et des milliers de lèvres répètent journellement la formule : « Je me réfugie en Bouddha ! »

Le Bouddha de ce poème, si, comme cela est hors de doute, il a réellement existé, est né sur les frontières du Népaul environ 620 ans avant Jésus-Christ, et est mort environ en 543 à Kousinagara dans la province d’Oudh. Donc, au point de vue de l’âge, beaucoup d’autres croyances sont récentes en comparaison de cette vénérable religion, qui contient l’éternité d’une espérance universelle, l’immortalité d’un amour infini, une foi indestructible dans le bien final, et la plus fière assertion qui ait jamais été professée de la liberté humaine. Les extravagances qui défigurent figurent les annales et le culte du bouddhisme doivent être attribuées à l’inévitable dégradation que les prêtres font toujours subir aux grandes idées qui leur sont confiées. La puissance et la sublimité des doctrines originales de Bouddha doivent être appréciées par leur influence, et non par leurs interprètes, ni par cette Église innocente, mais indolente et cérémonieuse, qui s’est élevée sur les fondations de la Sangha, ou fraternité bouddhiste.

J’ai placé mon poème dans la bouche d’un bouddhiste, parce que, pour apprécier l’esprit des pensées asiatiques, il faut les regarder à un point de vue oriental, et que ni les miracles qui consacrent cette histoire, ni la philosophie quelle recouvre, n’auraient pu être reproduits autrement d’une façon aussi naturelle. La doctrine de la transmigration, par exemple, qui est choquante pour des esprits modernes, était établie et universellement acceptée par les Hindous au temps de Bouddha, à l’époque où Jérusalem fut prise par Nabuchodonosor, où Ninive tomba ente les mains des Mèdes et où Marseille fut fondée par les Phocéens.

L’exposition que j’ai faite ici de cet antique système est nécessairement incomplète, et, conformément aux lois de l’art poétique, passe rapidement sur maintes matières très importantes au point de vue philosophique, aussi bien que sur la longue carrière de Gautama, Mais mon but est atteint si j’ai réussi à donner une idée juste du sublime caractère de ce noble prince, et du sens général de ses doctrines. Quant à celles-ci, une prodigieuse controverse s’est élevée parmi les érudits ; je les informe que j’ai pris les citations bouddhistes imparfaites telles quelles se trouvent dans l’ouvrage de Spence Hardy, et que j’ai également modifié plus d’un passage dans les récits ordinaires. Toutefois, les définitions que j’ai données ici du Nirvâna, du Dharma, du Karma et des autres points essentiels du bouddhisme, sont du moins les fruits d’études considérables, et aussi de cette ferme conviction que jamais le tiers de l’humanité n’aurait pu être amené à croire en des abstractions vides et au Néant comme fin et couronnement de l’Être.

Enfin, en vénérant l’illustre Propagateur de cette Lumière de l’Asie et en rendant hommage à tous ces savants éminents qui ont consacré de nobles travaux à sa mémoire et qui ont plus de loisirs et de science que moi, je prie que l’on me pardonne les erreurs de mon étude trop hâtive. Elle a été faite dans les courts intervalles de jours très occupés, mais elle est inspirée par un vif désir d’aider l’Orient et l’Occident à mieux se connaître mutuellement. Le temps viendra, je l’espère, où ce livre et mon Indian Song of Songs et mes Indian Idylls sauveront la mémoire de quelqu’un qui aima l’Inde et les peuples indiens.

Edwin Arnold.
  1. En français dans le texte.