La Lumière de l’Asie/Livre 1

Traduction par Léon Sorg.
(p. 26-44).

D’après une sculpture trouvée à Gândhâra (Yuzufzai) dans le Punjab.

LIVRE PREMIER


L’Ecriture du Sauveur du monde, le Seigneur Bouddha — nommé sur la terre prince Siddârtha — incomparable sur la Terre, dans les Cieux et dans les Enfers, honoré de tous, le plus sage, le meilleur, le plus compatissant, celui qui a enseigné le Nirvana et la Loi.



Voici comment il naquit de nouveau pour les hommes. Sous la sphère la plus haute, sont assis les quatre Régents qui gouvernent notre monde ; et au-dessous d’eux sont les zones plus proches, élevées cependant, où les esprits des saints défunts attendent trois fois dix mille ans, puis reviennent à la vie. Et sur le Seigneur Bouddha, attendant dans ce ciel, tombèrent pour notre bonheur les cinq signes certains de la naissance, en sorte que les Dévas[1] comprirent les signes et dirent : « Bouddha ira de nouveau sauver le monde et ce sera la dernière fois » — « Oui, dit-il, car désormais la naissance et la mort finissent pour moi et pour ceux qui apprennent ma Loi. Je vais descendre parmi les Sâkyas, au sud du neigeux Himalaya, où vivent un peuple pieux et un roi juste. »

Cette nuit-là, la femme du roi Suddhôdana, la reine Maya, endormie à côté de son Seigneur, eut un songe étrange ; elle rêva qu’une étoile du ciel, splendide, à six rayons et couleur de perle rosée, sur laquelle on voyait un éléphant armé de six défenses et blanc comme le lait de Kamadhouk[2], filait à travers l’espace et brillant en elle, entrait dans son sein du côté droit. Quand elle s’éveilla, une félicité surhumaine emplit sa poitrine, et sur la moitié de la terre une lumière délicieuse précéda l’aurore. Les puissantes montagnes tressaillirent, les vagues s’apaisèrent, toutes les fleurs qui s’ouvrent à la chaleur du jour s’épanouirent comme en plein midi, et dans les enfers les plus reculés, la joie de la reine passa comme le soleil ardent qui jette un rayon d’or dans les bois touffus, et dans toutes les profondeurs, un tendre murmure courut, disant : « Oh oui, les morts qui vont revenir à la vie, les vivants qui meurent, se lèvent, écoutent et espèrent Bouddha est arrivé ! » Une grande paix se répandit aussi dans les Limbes innombrables, le cœur du monde palpita, et un vent d’une douceur inconnue souffla sur les terres et les mers. Et quand le matin parut et que cela fut raconté, les vieux devins à cheveux gris dirent : « Le rêve est bon. Le Cancer est en conjonction avec le soleil ; la reine aura un fils, un enfant divin, doué d’une science merveilleuse, utile à tous les êtres, qui délivrera les hommes de l’ignorance, ou gouvernera le monde s’il daigne le faire. »

Voici comment le saint Bouddha naquit : La reine Maya, le temps de sa gestation étant accompli, se tenait, une après-midi, dans les jardins du palais, sous un arbre palsa, au tronc robuste, droit comme un pilier de temple, orné d’une couronne de feuilles brillantes et de fleurs parfumées, et sachant que le temps était arrivé — car toutes choses savaient cela — l’arbre conscient courba ses branches flexibles pour entourer d’un bosquet la majesté de la reine Maya, et la Terre fit pousser soudain un millier de fleurs pour couvrir sa couche, tandis que le dur rocher fit jaillir une source cristalline pour lui servir de bain. Alors elle mit au monde sans douleur son enfant qui portait dans ses formes parfaites les trente-deux signes de la naissance bénie. Cette grande nouvelle fut apprise au palais. Mais quand on apporta le palanquin aux brillantes couleurs pour transporter l’enfant à la maison, les porteurs furent les quatre Régents de la Terre, descendus du mont Soumerou[3] — ceux qui écrivent les actions des hommes sur des plaques d’airain — l’Ange de l’Est dont les années vêtues de robes d’argent, portant des boucliers de perles ; l’Ange du Sud, dont les cavaliers, les Koumbhandas, montant des coursiers bleus et portant des boucliers de saphir ; l’Ange de l’Ouest, suivi des Nagas montés sur des chevaux rouge sang, avec des boucliers de rail ; l’Ange du Nord entouré de ses Yakshas tout en or, sur des chevaux jaunes, portant des boucliers d’or. Et ces Anges, dissimulant leur splendeur, descendirent et prirent les perches du palanquin, ressemblant par leur aspect et leur costume à des porteurs ; bien qu’ils fussent de puissants dieux ; et les dieux ce jour-là se promenèrent au milieu des hommes à l’insu de ces derniers ; car le Ciel était plein de joie, à cause du bonheur de la Terre, sachant que le Seigneur Bouddha était ainsi revenu.

Mais le roi Suddhôdana ignorait cela, il craignait de mauvais présages, jusqu’au moment où ses devins augurèrent un Prince dominateur de la Terre, un Chakravartin[4] tel qu’il en naît un tous les mille ans pour gouverner le monde ; il a sept dons, le disque divin nommé Chakra-ratna[5] ; la gemme ; le cheval appelé Aswa-ratna, ce vaillant coursier qui galope dans les nues ; un éléphant blanc comme la neige, le Hasti-ratna, né pour porter son roi ; le Ministre rusé, le Général invincible, et la Femme d’une grâce incomparable, l’Istrî-ratna, plus belle que l’aurore. En attendant ces dons destinés à l’enfant merveilleux, le roi donna l’ordre à sa ville de célébrer une grande fête ; en conséquence, les mes furent balayées et arrosées d’essence de rose, les arbres ornés de lanternes et de drapeaux, tandis que la foule joyeuse se pressait curieusement autour des escrimeurs, des baladins, des jongleurs, des charmeurs, des danseurs de corde et des danseuses de nautch[6] aux pagnes pailletés qui faisaient carillonner gaiement les grelots de leurs pieds agiles ; il y avait aussi des masques vêtus de peaux d’ours ou de daim, des dompteurs de tigres, des athlètes, des hommes qui faisaient combattre des cailles, d’autres qui frappaient sur des tambours ou faisaient vibrer des cordes d’airain, et tous, par ordre, amusaient le peuple. De plus, des marchands vinrent de pays lointains, apportant, à la nouvelle de cette naissance, de riches présents sur des plateaux d’or : des châles en poil de chèvre, du nard, du jade, des turquoises couleur de ciel crépusculaire, des tissus si que pliés douze fois, ils ne cachent pas un visage pudique, des ceintures brodées de perles, du bois de santal, hommages des cités tributaires ; et ils appelèrent leur Prince Savârthasiddh, « Celui qui fait tout prospérer », et, par abréviation, Siddârtha.

Parmi les étrangers, vint un saint à cheveux gris, Asita, dont les oreilles, depuis longtemps fermées aux bruits de la terre, percevaient les harmonies célestes, et pendant qu’il était en prière sous son arbre pipal[7], il entendit les Dévas chanter des chants en l’honneur de la naissance de Bouddha. Il était doué d’une science merveilleuse, grâce à son âge et à ses jeûnes, et quand il s’approcha, il avait l’air si vénérable que le Roi le salua, et que la Reine Maya coucha son enfant aux pieds saints de l’ascète : mais quand il vit le prince, le vieillard s’écria : « Ah ! Reine, ne fais pas cela », et il prosterna huit fois dans la poussière son visage ravagé, disant ; « Ô enfant ! je t’adore ! Tu es Lui ! Je vois la lumière rosée, les lignes de la plante des pieds, la douce empreinte recourbée du Swastika[8], les trente-deux signes sacrés principaux et les quatre-vingts marques de moindre importance. Tu es Bouddha, tu prêcheras la Loi et sauveras tous les êtres qui l’apprendront, mais je ne t’entendrai pas, car je mourrai trop tôt, moi qui naguère appelais la mort ; toutefois, je t’ai vu. Sache, ô Roi, qu’il est la fleur de notre arbre humain qui ne s’épanouit qu’une fois dans bien des myriades d’années, mais qui, ouverte, remplit le monde du parfum de la Science et du miel de l’Amour ; de ta souche royale sort un lotus céleste ; heureuse maison ! cependant, pas tout à fait heureuse, car une épée, ô Roi, doit percer tes entrailles à cause de cet enfant — et toi, douce Reine, chère à tous les dieux et à tous les hommes en raison de cette grande naissance, tu es devenue trop sacrée pour souffrir davantage ; or, la vie est une souffrance ; aussi dans sept jours tu atteindras le terme de la douleur. »

C’est ce qui advint, car le septième soir, la reine Maya s’endormit souriante et ne se réveilla plus, et elle passa, contente, au ciel Trâyastrinshas, où d’innombrables Dévas l’honorent et veillent avec égard sur cette mère bienheureuse. Pour l’enfant, on choisit comme nourrice la princesse Mahâpradjâpati ; son sein nourrit d’un noble lait celui dont les lèvres réconfortent les mondes.

Quand sa huitième année fut accomplie, le Roi prévoyant pensa à enseigner à son fils tout ce qu’un prince doit apprendre, car il cherchait à détourner de lui la destinée miraculeuse trop sublime qui lui avait été prédite, les gloires et les souffrances d’un Bouddha. C’est pourquoi il réunit le conseil de ses ministres et leur demanda : « Quel est l’homme le plus sage, Messeigneurs, pour apprendre à mon prince ce qu’un prince doit savoir ? » Tous répondirent aussitôt d’une voix unanime : « Ô Roi, Viswamitra est le plus sage, le plus versé dans les Écritures et le plus apte à enseigner les arts manuels et le reste. » Donc, Viswamitra vint et écouta les ordres ; et au jour propice, le prince prit ses tablettes de bois de santal rouge, couvertes d’une fine poussière d’émeri et dont les marges étaient ornées de pierres précieuses ; il prit aussi son bâton à écrire et se tint les yeux baissés devant le sage qui dit : « Enfant, écris cette Écriture », et il dicta lentement la strophe appelée Gâyatrî, que les personnes de haute naissance seules doivent entendre :

Om, tatsaviturvarenyam
Bhargo devasya dhîmahi
Dhiyo yofra prachodayât
[9].

« Acharya[10], j’écris, répondit doucement le Prince » et rapidement il traça sur la poussière, non pas dans une écriture, mais en maints caractère, la strophe sacrée ; il l’écrivit en Nagri, en Dakshin, Nî, Mangal, Parousha, Yava, Tirthî, Oûk, Darad, Sikhyani, Mana, Madhyachar ; il employa les écritures peintes et le langage des signes, les langues des hommes des cavernes et des peuples de la mer, de ceux qui adorent les serpents vivant sous la terre, et de ceux qui ont le culte de la flamme et du soleil, des Mages et de ceux qui habitent des forteresse ; il traça l’une après l’autre, avec son bâton à écrire, toutes les écritures étranges de toutes les nations, lisant le vers du maître dans chaque langue ; et Viswamitra dit : « Cela suffit, passons aux nombres. Répétez après moi votre numération jusqu’à ce que nous atteignions le lakh[11], un, deux, trois, quatre, jusqu’à dix, et ensuite par dizaines jusqu’aux cents et aux mille. » Après lui, l’enfant nomma les unité, les dizaines, les centaines, et il ne s’arrêta pas au lakh, mais murmura doucement : « Ensuite viennent le kôti, le nahut, le ninnahut, khamba, viskhamba, abab, attata, puis l’on arrive aux koumouds, goundhikas et oupalas, aux poundarikas et enfin aux padoumas qui servent à compter les molécules les plus infimes de la terre d’Hastagiri jusqu’à la poussière la plus fine ; mais au delà, il y a une autre numération, le Kâtha, qui sert à compter les étoiles de la nuit ; le Kôti-kâtha pour nombrer les gouttes d’eau de l’Océan ; Ingga, le calcul des cercles ; Sarvanikchepa, par lequel on compte tous les sables du Gange, et enfin nous arrivons aux kalpas où l’unité est le sable de dix croies[12] du Gange. Si l’on désire une plus vaste échelle, l’arithmétique emploie l’Asankya qui est le dénombrement de toutes les gouttes d’eau qui tomberaient sur les mondes pendant une pluie incessante de dix mille ans ; enfin l’on arrive aux Maha-kalpas[13], par lesquels les Dieux comptent leur futur et leur passé. »

« C’est bien, répliqua le sage, très noble prince, si tu sais cela, faut-il que je t’apprenne la mesure des lignes ? » L’enfant répondit modestement : « Atcharyâ, veuillez m’écouter. Dix paramâ nous font un parasoukshma ; dix de ces derniers forment le trasarene, et sept trasarenes ont la longueur d’un atome flottant dans un rayon de soleil, sept atomes sont de la grosseur d’un poil de la moustache d’une souris, et dix de ceux-ci font un likhya, dix likhyas un youka, dix youkas un cœur de gram d’orge qui est contenu sept fois dans une taille de guêpe ; on arrive ainsi au grain de moung[14] et de moutarde, et au grain d’orge dont dix font une jointure de doigt ; douze jointures forment un empan ; puis nous arrivons à la coudée, à la perche, à la longueur de l’arc, de la lance ; vingt longueurs de lance forment ce qu’on appelle « un souffle » qui est l’espace qu’un homme peut parcourir sans reprendre haleine ; un gow est quarante fois la mesure précédente, quarante gows font un yôdjana, et. Maître, si vous désirez, je vous énumérerai combien il y a d’atomes dans un yôdjana. » Et, aussitôt, le jeune Prince indiqua sans erreur le nombre total des atomes. Mais Viswamitra en l’entendant, se prosterna devant l’enfant en s’écriant : « Tu es le maître de tes maîtres, c’est toi et non moi qui Gourou[15]. Oh ! je t’adore, doux Prince qui n’es venu à mon école que pour me montrer que tu savais tout sans livres et que tu sais aussi pratiquer le sincère respect. »

Ce respect, le seigneur Bouddha l’accorda à tous ses professeurs, bien qu’il en sût plus qu’eux ; il parlait de façon aimable, quoique si savant ; il avait une mine princière avec des manières douces ; il était modeste, déférent, il avait le cœur tendre et cependant doué d’un courage intrépide ; nul cavalier n’était plus hardi dans la joyeuse chasse aux timides gazelles, nul conducteur de char n’était plus adroit dans les courses qui se faisaient dans les cours du palais ; toutefois, au milieu du jeu, l’enfant s’arrêtait souvent, laissant échapper le daim ; souvent il abandonnait une course presque gagnée, parce que les courriers fatigués étaient essoufflés, ou qu’il voyait les princes, compagnons de ses jeux, affligés de perdre, ou parce que quelque rêve pensif s’emparait de lui. Et avec les années, ce caractère compatissant ne fit que croître comme un grand arbre qui sort de deux tendres pousses et finit par répandre son ombrage au loin ; mais le jeune enfant ne savait presque rien du diagrin, de la douleur et des larmes ; il ne les connaissait que comme des noms étranges s’appliquant à des choses que les rois n’éprouvent pas et ne doivent jamais ressentir. Alors, il advint que, dans le jardin royal, un jour de printemps, passa un vol de cygnes sauvages voyageant vers le nord pour rejoindre leurs nids au cœur de l’Himalaya ; signalant le passage de leur bande neigeuse par de tendres cris,.les joyeux oiseaux volaient, guidés par l’amour ; et Dévadatta, cousin du prince, bandant son arc, décocha une bien dirigée qui atteignit les larges ailes du pronier cygne étendues pour glisser sur la libre route bleue, de sorte qu’il tomba percé de la pointe cruelle, de larges gouttes de sang écarlate teignant ses plumes immaculées. Voyant cela, le prince Siddârdia releva tendrement l’oiseau, le plaça dans son sein, s’assit les genoux avisés, comme s’assied le seigneur Bouddha, et, pour apaiser la frayeur de l’animal sauvage, arrangea ses ailes froissées, calma son cœur rapide, le caressa doucement avec ses boimes mains légères, lisses comme des feuilles de bananier fraîchement ouvertes ; et pendant que sa main gauche tenait l’oiseau, la droite retirait l’acier cruel et mettait des feuilles firaîches et du miel calmant sur la blessure. Et l’enfant ignorait tellement ce qu’était la douleur, qu’il serrait curieusement la barbe de la flèche dans son poing et tressautait en sentant sa pointe, et recommençait en pleurant à caresser non oiseau. Alors, vint quelqu’un qui dit : « Mon Prince a tiré un cygne qui est tombé ici au milieu des roses, il me charge de vous prier de le lui envoyer. Voulez-vous le faire ? » — « Non, répondit Siddârtha, si l’oiseau était mort, l’envoyer au meurtrier serait bien, mais le cygne vit, mon cousin n’a tué que la vitesse divine qui agitait cette aile blanche. » Et Dévadatta répliqua : « La bête sauvage vivante ou morte est à celui qui l’a abattue ; dans les nuages elle n’appartenait à personne, mais tombée elle est à moi. Donne-moi ma proie, mon cousin. » Alors notre Seigneur appuya le cou du cygne contre sa tendre joue et dit gravement : « Je vous dis non ! l’oiseau est à moi, c’est la première des myriades de choses qui m’appartiendront par le droit de la pitié et la toute puissance de l’amour. Car maintenant je sais par ce qui s’agite en moi que j’enseignerai la compassion aux hommes et que je serai un interprète du monde muet, et ferai diminuer le flux maudit de la douleur universelle. Mais si le Prince conteste, qu’il soumette le cas aux sages et nous attendrons leur décision. » Ainsi fut fait ; l’affaire fut débattue en plein divan[16], et les uns étaient d’un avis, les autres d’un autre, quand survint un prêtre inconnu qui dit : « Si la vie vaut quelque chose, le sauveur d’une vie possède plus l’être vivant que celui qui a tenté de le tuer. Le meurtrier abîme et détruit, le protecteur secourt ; donnez-lui l’oiseau. » Tous trouvèrent juste ce jugement, mais quand le Roi chercha le sage pour l’honorer, il avait disparu, et quelqu’un vit un serpent capelle[17] se glisser dehors ; les dieux viennent souvent sous cette forme ! C’est ainsi que notre Seigneur Bouddha commença son œuvre de miséricorde.

Cependant, il ne connaissait pas encore d’autre, douleur que celle de l’oiseau, qui, ayant été guéri, rejoignit joyeusement les siens. Mais un autre jour le Roi dit : « Viens, mon cher fils, et vois le charme du printemps, et comme la terre féconde est désireuse de produire ses richesses pour le moissonneur ; comme mon royaume — qui sera le tien, quand le bûcher flambera pour moi — nourrit toutes ses bouches, et remplit le coffre du roi. La saison est belle avec sa parure de feuilles nouvelles, de fleurs éclatantes et d’herbe verte ; écoute les cris joyeux des laboureurs. » Ainsi ils marchaient à travers un pays de sources et de jardins, et regardaient les bœufs qui parcouraient les guérets fertiles, en allongeant leurs robustes épaules sous le joug grinçant ; la terre grasse jaillissait et s’enroulait en longues vagues douces derrière la charrue, et le laboureur appuyait ses deux pieds sur le soc bondissant pour faire le sillon plus profond. Au milieu des palmiers, les ruisseaux bouillonnants murmuraient et la terre joyeuse brodait leurs bords de balsamines et de citronnelles aux feuilles barbelées. Ailleurs, il y avait des semeurs qui allaient semant ; et toute la jungle riait, avec des chansons dans les nids, et toutes les broussailles bruissaient de la vie des êtres infimes, le lézard, l’abeille, l’escarbot et les bêtes rampantes, car tous étaient joyeux de ce temps de printemps. Dans les branches des manguiers, les colibris étincelaient ; seul à sa forge verte, le chaudronnier[18] bruyant travaillait ; les guêpiers au bec recourbé poursuivaient les papillons diaprés ; à côté, les écureuils rayés[19] chassaient, les maïnas se rengorgeaient et picoraient, les sept sœurs brunes[20] jacassaient dans le buisson, le chat-tigre bigarré, mangeur de poissons, était perché au bord de l’étang, les aigrettes marchaient paisiblement au milieu des buffles, les milans tournoyaient dans l’air doré ; auprès du temple aux brillantes couleurs les paons s’envolaient, les pigeons bleus roucoulaient sur chaque mur ; au loin, les tambours du village résonnaient pour une fête nuptiale ; toutes choses parlaient de paix et d’abondance et le Prince voyait et se réjouissait. Mais regardant au fond des choses, il vit les épines qui poussaient sous cette rose de la vie ; il vit que le paysan halé gagnait son salaire à la sueur de son front» peinant pour avoir le droit, de vivre ; qu’il pressait les bœufs aux grands yeux, pendant les heures brûlantes, en aiguillonnant leurs flancs veloutés ; il remarqua aussi que le lézard nageait la fourmi et que le milan les mangeait tous deux, et que le faucon-pêcheur dérobait au chat-tigre la proie qu’il avait saisie ; il vit la pie-grièche poursuivant le boulboul qui chassait les papillons aux couleurs d’escarboucles ; en sorte que partout chacun tuait un meurtrier et était tué à son tour, la vie vivant de la mort. Ainsi, le spectacle enchanteur voilait une vaste, sauvage, horrible conspiration de meurtre mutuel, depuis le ver jusqu’à l’homme, qui lui-même tue semblable ; voyant cela — le laboureur affamé et ses bœufs aux cous écorchés par le joug cruel, et cette rage de vivre qui fait combattre tout être vivant — le prince Siddârtha soupira « Est-ce là, dit-il, cette terre heureuse que l’on m’a montré ? Que de sel avec le doux pain du paysan ! combien est dur le servage des bœufs ; combien est féroce la guerre du faible et du fort dans les halliers ! que de complote dans l’air I dans l’eau même pas de refuge ! Retirez-vous un peu à l’écart et laissez-moi réfléchir sur ce que vous m’avez fait voir. »

En parlant ainsi, le bon seigneur Bouddba s’assit sous un jamblonnier, les chevilles croisées, comme sont les saintes statues, et se mit pour la première fois à méditer sur le mal profond de la vie, sa source lointaine et son remède possible. Une pitié si vaste le remplit, un à grand amour pour les êtres vivants, une telle passion à secourir la douleur que, par leur puissance, son esprit royal parvint à l’extase, et délivré de la souillure mortelle de la sensation et de la personnalité, l’enfant atteignit alors le Dhyâna, qui est le premier pas dans « le sentier ».

À ce moment, bien haut dans les airs volaient cinq Esprits dont les libres ailes hésitèrent, quand ils passèrent au-dessus de l’arbre : « Quel pouvoir supérieur nous arrête dans notre vol ? » dirent-ils, car les Esprits ressentent toute force divine et reconnaissent la présence sacrée d’un être pur. Alors, regardant en bas, ils virent le Bouddha couronné d’une auréole rose, pensant à sauver les êtres ; tandis que du bocage une voix cria : « Rishis ![21], voilà celui qui secourra le monde, descendez et honorez-le. » Alors les saints illustres s’approchèrent et chantèrent un hymne de louange en ployant leurs ailes ; puis ils continuèrent leur route et allèrent porter de bonnes nouvelles aux Dieux.

Mais une personne envoyée par le Roi pour chercher le prince le trouva méditant encore, bien qu’il fût midi passé et que le soleil se hâtât vers les monts de l’ouest ; cependant, tandis que toutes les ombres se mouvaient, celle du jamblonnier demeurait à la même place, couvrant Bouddha, afin que les rayons obliques ne pussent frapper sa tête auguste, et celui qui vit ce spectacle entendit une voix qui disait au milieu des fleurs des pommiers roses : « Laissez le fils du Roi tranquille, tant que l’ombre ne quittera pas son cœur, mon ombre ne se déplacera pas. »

  1. Divinités inférieures, génies.
  2. Vache fabuleuse, dont le lait entre dans la composition de Vamrîta, nectar des dieux hindous.
  3. Montagne fabuleuse dont le sommet est le séjour des principales divinités hindoues.
  4. (Sanscrit) Empereur tout-puissant, littéralement celui qui est protégé par le disque (chakra) de Vishnou.
  5. Ratna (sanscrit), pierre précieuse.
  6. (Hindoustani.) Bayadères.
  7. Dit aussi banian, ficus religiosa.
  8. Signe magique qui a la forme d’une croix aux extrémités recourbées.
  9. Cette prière, tirée des Védas, ne doit être apprise qu’aux Brahmanes. Voici la traduction littérale qu’en donne Balfour (Cyclopœdia of India) : « Om, méditons sur la suprême splendeur du soleil divin, puisse-t-il éclairer nos esprits ». Le mot om ou aum est une syllabe sacrée ; composée de la gutturale la plus ouverte A, et de la labiale Ia plus fermée M, réunies par l’U qui se prononce en poussant le son de la gorge aux lèvres, elle est considérée par les Brahmanes comme le symbole le plus général de tous les sons possibles, le son-Brahma, le Verbe. (Voir Swami Vivekananda, Bhakti Yoga, p. 28.)
  10. Maître (sanscr.).
  11. Un lakh = 100,000.
  12. Un crore = 100 lakhs.
  13. Le Kalpa est un jour de Brahma ; il équivaut à 4.320 millions d’années ; à la fin de chaque kalpa, l’univers est réabsorbé dans la Divinité.
  14. (Hindoustani.) Phaseolus mungo, graine comestible.
  15. Précepteur.
  16. Conseil des ministres.
  17. Appelé aussi cobra ; quand il se dresse, sa tête se dilate en forme de chaperon, ce qui lui a valu son nom portugais de cobra di capello ; il est adoré par les Hindous.
  18. Oiseau de la famille du pic.
  19. Espèce de petit écureuil, nommé aussi rat palmiste, très commun dans l’Inde.
  20. Sortes de maïnas qui vont généralement par groupes de sept.
  21. Saints ; suivant la mythologie hindoue, les Rishis sont sortis de l’esprit de Brahma et sont au nombre de sept.