Amyot (p. 261-273).

XXIV.

Un camp dans la montagne.

En quittant le jacal, le Cèdre-Rouge s’était dirigé vers les montagnes.

Le squatter était un de ces vieux routiers de la prairie à qui toutes les ruses du désert sont connues.

D’après les quelques paroles prononcées par le père Séraphin et la hâte qu’il avait mise à venir les lui dire, le Cèdre-Rouge avait compris que cette fois il s’agissait d’une lutte suprême, sans trêve ni merci, où ses ennemis déploieraient toutes leurs connaissances et leur habileté, afin d’en finir une fois pour toutes avec lui.

Il avait eu le bonheur d’atteindre assez tôt les sierras de los Comanches pour faire disparaître ses traces.

Alors, pendant un mois avait eu lieu entre lui et Valentin un de ces assauts incroyables d’adresse et de ruse où chacun d’eux avait déployé tout ce que son esprit fertile en expédients avait pu lui fournir de fourberies pour tromper son adversaire et lui donner le change.

Comme cela arrive souvent en pareille circonstance, le Cèdre-Rouge, qui dans le principe n’avait accepté qu’avec répugnance la lutte dans laquelle on l’engageait malgré lui, avait peu à peu senti se réveiller en lui ses vieux instincts de coureur des bois ; l’orgueil s’était mis de la partie, sachant qu’il avait affaire à Valentin Guillois, c’est-à-dire au plus rude jouteur des prairies, et alors il s’était passionné pour cette lutte et avait déployé un génie dont lui-même était étonné, afin de prouver à son redoutable adversaire qu’il n’était pas indigne de lui.

Pendant tout un mois, les deux adversaires avaient manœuvré, sans s’en douter, dans un périmètre de moins de dix lieues, tournant incessamment autour l’un de l’autre, et souvent, n’étant séparés que par un rideau de feuillage ou par un ravin.

Mais cette lutte devait tôt ou tard avoir une fin, le Cèdre-Rouge le comprenait, et, n’étant plus soutenu par les mêmes passions qui jadis servaient de mobile à toutes ses actions, le découragement commençait presque à s’emparer de lui, d’autant plus que les souffrances physiques s’étaient, depuis quelques jours, jointes aux douleurs morales, et semblaient s’être réunies pour lui porter le dernier coup.

Voici dans quelle position nous retrouvons le Cèdre-Rouge au moment où les besoins de notre récit nous obligent à retourner vers lui.

Il était huit heures du soir à peu près ; trois hommes et une jeune fille, réunis autour d’un maigre feu de fiente de bison, se chauffaient en jetant parfois autour d’eux un regard terne et désolé sur les gorges sombres des montagnes d’alentour. Ces quatre personnages étaient Nathan, Sutter, Fray Ambrosio et Ellen.

L’endroit où ils se trouvaient était un de ces ravins étroits, lits de torrents desséchés, comme il s’en rencontre tant dans la sierra de los Comanches.

Sur les flancs du ravin s’étendaient, à droite et à gauche, d’épais taillis, contre-forts d’une sombre forêt vierge, des mystérieuses profondeurs de laquelle on entendait sortir par intervalles des hurlements et des rauquements prolongés de bêtes fauves.

La situation des fugitifs était des plus critiques et même des plus désespérées.

Cernés depuis un mois dans ces montagnes arides, traqués de tous les côtés, ils n’avaient jusque-là échappé à leurs persécuteurs que grâce à d’immenses sacrifices et surtout aux prodiges d’adresse déployés par le Cèdre-Rouge.

La poursuite avait été tellement vive que, toujours sur le point d’être surpris par leurs ennemis, ils n’avaient pu même se hasarder à chasser le rare gibier qui, comme pour les narguer, bondissait parfois à quelques pas d’eux seulement.

Un coup de fusil, en révélant la direction dans laquelle ils se trouvaient, aurait suffi pour les faire découvrir.

Cependant les quelques vivres dont ils s’étaient approvisionnés en quittant le jacal n’avaient pas tardé, malgré l’économie dont ils en usaient, à disparaître.

Alors la faim, la soif surtout s’étaient fait sentir.

De tous les fléaux qui affligent les malheureux voyageurs, la soif est, sans contredit, le plus terrible.

On peut jusqu’à un certain point endurer la faim pendant un laps de temps plus ou moins long sans grande souffrance, surtout au bout de quelques jours ; mais la soif cause des douleurs atroces qui, en peu de temps, occasionnent une espèce de folie furieuse ; le palais se dessèche, la gorge est en feu, les yeux s’injectent de sang, et le malheureux, en proie à un horrible délire qui lui fait voir partout cette eau si désirée, meurt enfin dans des douleurs atroces que rien ne peut calmer.

Les provisions épuisées, il avait fallu s’en procurer d’autres ; dans ces montagnes, cela était presque impossible, surtout se trouvant, comme l’étaient les fugitifs, privés de leur liberté d’action.

Ils parvinrent cependant, pendant quelques jours, à vivre de racines et de quelque menu gibier pris au collet.

Malheureusement, le froid devenait tous les jours plus vif, les oiseaux se retiraient dans des régions moins glacées : cette ressource leur manqua.

Le peu d’eau qui restait avait, d’un commun accord, été réservée pour Ellen.

La jeune fille s’était défendue d’accepter ce sacrifice ; mais la soif la prenait à chaque instant davantage, et, vaincue par les prières de ses compagnons, elle avait fini par accepter.

Ceux-ci n’avaient trouvé d’autre moyen pour étancher la soif qui les dévorait que de fendre les oreilles de leurs chevaux et de boire le sang au fur et à mesure qu’il coulait.

Puis ils avaient tué un cheval. Pas plus que leurs maîtres, les pauvres animaux ne trouvaient de nourriture. La chair rôtie de ce cheval les avait aidés, tant bien que mal, à passer quelques jours.

Bref, les quatre chevaux avaient été dévorés à la suite l’un de l’autre.

Maintenant il ne restait plus rien aux aventuriers. Non-seulement il ne leur restait plus rien, mais depuis deux longs jours ils n’avaient pas mangé.

Aussi gardaient-ils un lugubre silence, en se jetant à la dérobée des regards farouches et se plongeant de plus en plus dans de sinistres réflexions.

Ils sentaient la pensée tournoyer dans leur cerveau, leur échapper peu à peu, et le délire s’emparer d’eux ; ils sentaient approcher le moment où ils ne seraient plus maîtres de leur raison et deviendraient la proie de l’affreuse calenture qui déjà serrait leurs tempes comme dans un étau et faisait miroiter devant leurs yeux brûlés de fièvre les plus effrayants mirages.

C’était un spectacle navrant que celui qu’offraient autour de ce feu mourant, dans ce désert d’un aspect morne et sévère, ces trois hommes étendus sans force et presque sans courage auprès de cette jeune fille pâle qui, les mains jointes et les yeux baissés, priait à voix basse.

Le temps s’écoulait, le vent mugissait lugubrement dans les quebradas ; la lune, à demi noyée dans un flot de vapeurs, n’envoyait qu’à de longs intervalles ses rayons blafards, qui éclairaient d’une lueur fantastique et incertaine cette scène de désolation, dont le silence sinistre n’était troublé parfois que par un blasphème étouffé ou un gémissement arraché par la douleur.

Ellen releva la tête et promena sur ses compagnons un regard chargé de compassion.

— Courage, murmura-t-elle de sa voix douce, courage, mes frères ! Dieu ne peut nous abandonner ainsi.

Un ricanement nerveux fut la seule réponse qu’elle obtint.

— Hélas ! reprit-elle, au lieu de vous laisser ainsi aller au désespoir, pourquoi ne pas prier, mes frères ? la prière console, elle donne des forces et rend l’espoir.

— Étanchera-t-elle la soif damnée qui me brûle la gorge ? répondit brutalement le moine en se relevant péniblement sur le coude et fixant sur elle un regard furieux. Taisez-vous, folle jeune fille, si vous n’avez pas d’autres secours que vos banales paroles à nous donner.

— Silence ! moine damné, interrompit brusquement Sutter en fronçant le sourcil ; n’insultez pas ma sœur ! elle seule peut nous sauver peut-être, car si Dieu a pitié de nous, ce sera à sa considération.

— Ah ! fit le moine avec un rire hideux, à présent vous croyez en Dieu, mon maître ! Vous vous sentez donc bien près de la mort que vous avez si peur ? Dieu ! misérable ; réjouissez-vous qu’il n’y en ait pas, au lieu de l’appeler à votre aide : car s’il existait réellement, depuis longtemps il vous aurait foudroyé.

— Bien parlé, moine, fit Nathan. Allons, la paix ! Si nous devons mourir ici comme des chiens que nous sommes, mourons au moins tranquilles ; ce n’est pas trop demander, je suppose.

— Oh ! que je souffre ! murmura Sutter en se tordant avec rage sur la terre.

Ellen se leva.

Elle s’approcha doucement de son frère, et portant à ses lèvres le goulot de l’outre dans laquelle restaient quelques gouttes de l’eau qu’on lui avait abandonnée.

— Buvez, lui dit-elle.

Le jeune homme fit un mouvement pour s’emparer de l’outre ; mais au même instant il la repoussa en secouant négativement la tête.

— Non, fit-il avec tristesse, gardez cela, ma sœur ; c’est votre vie que vous me donnez.

— Buvez, je le veux, reprit-elle avec autorité.

— Non, répondit-il fermement, cela serait lâche ! Oh ! je suis un homme, moi, ma sœur ; je puis souffrir.

Ellen comprit que ses instances seraient inutiles, elle savait l’affection presque superstitieuse que lui portaient ses frères ; elle retourna auprès du feu.

Arrivée là elle s’assit, prit trois vases de corne de buffle qui servaient de gobelets, les emplit d’eau et les posa devant elle ; ensuite elle saisit un couteau à lame longue et aiguë et en appuya la pointe sur l’outre, puis, se tournant vers les trois hommes qui la regardaient avec anxiété et suivaient attentivement ses mouvements sans les comprendre :

— Voici de l’eau, dit-elle, buvez ! Je vous jure que si vous ne m’obéissez pas à l’instant, je perce avec le couteau l’outre dans laquelle il en reste encore ; alors tout sera perdu, et je souffrirai les mêmes douleurs que vous.

Ses compagnons ne répondirent pas ; ils se consultaient du regard.

— Pour la dernière fois, voulez-vous boire, oui ou non ? dit-elle en appuyant résolument son couteau sur l’outre.

— Arrêtez ! s’écria le moine en se levant précipitamment et en s’élançant vers elle. Demonios ! elle le ferait comme elle le dit.

Et, s’emparant du gobelet, il le vida d’un trait.

Ses compagnons l’imitèrent.

Cette gorgée d’eau, car les gobelets étaient d’un très-petite dimension, suffit cependant pour calmer l’irritation des trois hommes ; le feu qui les brûlait s’éteignit ; ils respirèrent plus facilement, et poussèrent un ah ! de satisfaction en se laissant retomber sur le sol.

Un sourire angélique éclaira le visage radieux de la jeune fille.

— Vous le voyez, reprit-elle, tout n’est pas perdu encore !

— Allons ! allons ! niña, répondit brusquement le moine, à quoi bon nous bercer d’un fol espoir ? Cette goutte d’eau que vous nous avez donnée ne peut qu’endormir pour quelques instants nos souffrances : dans une heure, notre soif reviendra plus ardente, plus aiguë, plus terrible que jamais.

— D’ici là, fit-elle avec douceur, savez-vous ce que vous réserve le Ciel ? Un sursis, si court qu’il soit, est tout dans votre position ; tout dépend pour vous, non du moment présent, mais de celui qui le suit.

— Bon, bon, nous ne nous disputerons pas après le service que vous nous avez rendu, niña ; cependant tout semble vous donner tort.

— Comment cela ?

— Eh ! caspita, ce que je dis est cependant bien facile à comprendre ; sans aller plus loin, votre père qui nous avait donné sa parole de ne jamais nous abandonner…

— Eh bien ?

— Où est-il ? Depuis ce matin, au point du jour, il nous a quittés pour aller où, le diable seul le sait ; la nuit est depuis longtemps tombée, et, vous le voyez vous-même, il n’est pas revenu.

— Qu’est-ce que cela prouve ?

— Canario ! cela prouve qu’il est parti, voilà tout.

— Vous croyez ? fit Ellen.

— Dites que j’en suis sûr, niña.

Ellen lui lança un regard méprisant.

— Señor, lui répondit-elle fièrement, vous connaissez mal mon père si vous le jugez capable d’une telle lâcheté.

— Hum ! dans la position où nous sommes, il serait presque excusable de le faire.

— Peut-être eût-il, en effet, agi ainsi, reprit-elle vivement, s’il n’avait pas eu d’autre compagnon que vous, caballero ; mais il laisserait ici sa fille et ses fils, et mon père n’est pas homme à abandonner ses enfants dans le péril.

— C’est vrai, fit humblement le moine, je n’y songeais pas ; pardonnez-moi, niña. Cependant vous me permettrez de vous faire observer qu’il est extraordinaire que votre père ne soit pas encore de retour.

— Eh ! señor, s’écria la jeune fille avec vivacité, vous qui êtes si prompt à accuser un ami qui si souvent et depuis si longtemps vous a donné des preuves non équivoques d’un dévouement sans bornes, savez-vous si ce n’est pas encore le soin de votre sûreté qui le retient loin de nous ?

— Bien parlé, by God ! fit une voix rude ; merci, ma fille.

Les aventuriers se retournèrent en tressaillant malgré eux.

En ce moment les broussailles furent écartées par une main ferme, un pas lourd et assuré résonna sur les cailloux du ravin et un homme parut.

C’était le Cèdre-Rouge.

Il portait un daim sur l’épaule.

Arrivé dans la zone de lumière que répandait le feu, il s’arrêta, jeta son fardeau à terre, et, s’appuyant sur le canon de son fusil dont il posa rudement la crosse sur le sol, il promena un regard sardonique autour de lui.

— Oh ! oh ! fit il en ricanant, il paraît que j’arrive à propos, señor padre. Vive Dios ! vous m’arrangiez assez bien, il me semble, en mon absence ; est-ce donc de cette façon que vous entendez la charité chrétienne, compadre ! Cristo ! je ne vous en fais pas mon compliment alors.

Le moine, interdit par cette brusque apparition et cette rude apostrophe, ne trouva rien à répondre.

Le Cèdre-Rouge continua :

— By God ! je suis meilleur compagnon que vous, moi, car je vous apporte à manger, et ce n’a pas été sans peine que je suis parvenu à tuer ce maudit animal, je vous jure. Allons, allons, hâtez-vous d’en faire rôtir un quartier !

Sutter et Nathan n’avaient pas attendu l’ordre de leur père : déjà depuis longtemps ils étaient en train de dépouiller le daim.

— Mais, observa Nathan, pour faire rôtir ce gibier il va falloir augmenter notre feu ; et ceux qui nous surveillent ?

— C’est un risque à courir, répondit le Cèdre-Rouge ; voyez si vous voulez vous y exposer.

— Qu’en pensez-vous ? fit le moine.

— Moi, cela m’est parfaitement égal ; je veux qu’une fois pour toutes vous sachiez bien une chose : c’est que comme je suis intimement convaincu qu’un jour ou l’autre nous finirons par tomber entre les mains de ceux qui nous guettent, je me soucie fort peu que cela soit aujourd’hui ou dans huit jours.

— Diable ! vous n’êtes guère rassurant, compadre ! s’écria Fray Ambrosio. Le courage vous manquerait-il à vous aussi, du bien auriez-vous découvert quelques pistes suspectes ?

— Le courage ne me manque jamais ; je sais fort bien le sort qui m’est réservé : mon parti est donc pris. Quant à des pistes suspectes, ainsi que vous dites, il faudrait être aveugle pour ne pas les voir.

— Ainsi, plus d’espoir ! firent les trois hommes avec une terreur mal déguisée.

— Ma foi, non, je ne crois pas ; mais, ajouta-t-il avec un accent railleur, pourquoi ne faites-vous pas rôtir un quartier de daim ? Vous devez presque mourir de faim, by God !

— C’est vrai. Mais ce que vous nous annoncez nous coupe l’appétit et nous ôte entièrement l’envie de manger, fit tristement Fray Ambrosio.

Ellen se leva, s’approcha du squatter et, lui posant doucement la main sur l’épaule, elle avança son charmant visage du sien.

Le Cèdre-Rouge sourit.

— Que me voulez-vous, ma fille ? lui demanda-t-il.

— Je veux, mon père, répondit-elle d’une voix câline, que vous nous sauviez.

— Vous sauver, pauvre enfant ! fit-il en hochant tristement la tête ; j’ai bien peur que cela soit impossible.

— Ainsi, reprit-elle, vous me laisserez tomber entre les mains de nos ennemis ?

Le squatter frissonna.

— Oh ! ne me dites pas cela, Ellen ! fit-il d’une voix sourde.

— Cependant, mon père, puisque nous ne pouvons pas nous échapper…

Le Cèdre-Rouge passa le dos de sa main calleuse sur son front inondé de sueur.

— Écoutez, dit-il au bout d’un instant, il y a peut-être un moyen.

— Lequel ? lequel ? s’écrièrent vivement les trois hommes en se groupant autour de lui.

— C’est qu’il est bien précaire, bien dangereux, et, probablement, ne réussira pas.

— Dites-le toujours, fit le moine avec insistance.

— Oui, oui, parlez, mon père ! reprit-elle.

— Vous le voulez ?

— Oui, oui.

— Eh bien, alors, écoutez-moi avec attention, car le moyen que je vais vous proposer, tout bizarre qu’il vous paraîtra d’abord, offre des chances de réussite qui, dans notre situation désespérée, ne doivent pas être dédaignées.

— Parlez, mais parlez donc ! fit le moine avec impatience.

Le Cèdre Rouge le regarda en ricanant.

— Vous êtes bien pressé, dit-il ; peut-être ne le serez-vous plus autant tout à l’heure.