La Logique de Port-Royal/Première partie

Texte établi par Alfred FouilléeBelin (p. 30-106).

PREMIÈRE PARTIE

contenant les réflexions sur les idées, ou sur la première action de l’esprit, qui s’appelle concevoir.

Comme nous ne pouvons avoir aucune connaissance de ce qui est hors de nous que par l’entremise des idées qui sont en nous, les réflexions que l’on peut faire sur nos idées sont peut-être ce qu’il y a de plus important dans la logique, parce que c’est le fondement de tout le reste.

On peut réduire ces réflexions à cinq chefs, selon les cinq manières dont nous considérons les idées :

La première, selon leur nature et leur origine ;

La deuxième, selon la principale différence des objets qu’elles représentent ;

La troisième, selon leur simplicité ou composition, où nous traiterons des abstractions et précisions d’esprit[1] ;

La quatrième, selon leur étendue ou restriction, c’est-à-dire leur universalité, particularité, singularité ;

La cinquième, selon leur clarté et obscurité, ou distinction et confusion.


CHAPITRE PREMIER

Des idées selon leur nature et leur origine.


Le mot d’idée est du nombre de ceux qui sont si clairs qu’on ne peut les expliquer par d’autres, parce qu’il n’y en a point de plus clairs et de plus simples[2]. Mais tout ce qu’on peut faire pour empêcher qu’on ne s’y trompe, est de marquer la fausse intelligence qu’on pourrait donner à ce mot, en le restreignant à cette seule façon de concevoir les choses qui se fait par l’application de notre esprit aux images qui sont peintes dans notre cerveau, et qui s’appelle imagination[3].

Car, comme saint Augustin remarque souvent, l’homme, depuis le péché, s’est tellement accoutumé à ne considérer que les choses corporelles dont les images entrent par les sens dans notre cerveau, que la plupart croient ne pouvoir concevoir une chose quand ils ne se la peuvent imaginer, c’est-à-dire se la représenter sous une image corporelle, comme s’il n’y avait en nous que cette seule manière de penser et de concevoir[4].

Au lieu qu’on ne peut faire réflexion sur ce qui se passe dans notre esprit, qu’on ne reconnaisse que nous concevons un très-grand nombre de choses sans aucune de ces images, et qu’on ne s’aperçoive de la différence qu’il y a entre l’imagination et la pure intellection. Car lors, par exemple, que je m’imagine un triangle, je ne le conçois pas seulement comme une figure terminée par trois lignes droites : mais, outre cela, je considère ces trois lignes comme présentes, par la force et l’application intérieure de mon esprit, et c’est proprement ce qui s’appelle imaginer. Que si je veux penser à une figure de mille angles, je conçois bien, à la vérité, que c’est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu’un triangle est une figure composée de trois côtés seulement ; mais je ne puis m’imaginer les mille côtés de cette figure, ni pour ainsi dire les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit.

Il est vrai néanmoins que la coutume que nous avons de nous servir de notre imagination, lorsque nous pensons aux choses corporelles, fait souvent qu’en concevant une figure de mille angles, on se représente confusément quelque figure ; mais il est évident que cette figure, qu’on se représente alors par l’imagination, n’est point une figure de mille angles, puisqu’elle ne diffère nullement de ce que je me représenterais si je pensais à une figure de dix mille angles, et qu’elle ne sert en aucune façon à découvrir les propriétés qui font la différence d’une figure de mille angles d’avec tout autre polygone.

Je ne puis proprement m’imaginer une figure de mille angles, puisque l’image que j’en voudrais peindre dans mon imagination me représenterait toute autre figure d’un grand nombre d’angles, aussitôt que celle de mille angles ; et néanmoins je puis la concevoir très-clairement et très-distinctement, puisque j’en puis démontrer toutes les propriétés, comme, que tous ces angles ensemble sont égaux à dix-neuf cent quatre-vingt-seize angles droits ; et, par conséquent, c’est autre chose de s’imaginer, et autre chose de concevoir[5].

Cela est encore plus clair par la considération de plusieurs choses que nous concevons très-clairement, quoiqu’elles ne soient en aucune sorte du nombre de celles que l’on peut s’imaginer. Car, que concevons-nous plus clairement que notre pensée lorsque nous pensons ? Et cependant il est impossible de s’imaginer une pensée, ni d’en peindre aucune image dans notre cerveau. Le oui et le non n’y peuvent aussi en avoir aucune, celui qui juge que la terre est ronde, et celui qui juge qu’elle n’est pas ronde, ayant tous deux les mêmes choses peintes dans le cerveau, savoir la terre et la rondeur ; mais l’un y ajoutant l’affirmation, qui est une action de son esprit, laquelle il conçoit sans aucune image corporelle, et l’autre une action contraire, qui est la négation, laquelle peut encore moins avoir d’image.

Lors donc que nous parlons des idées, nous n’appelons point de ce nom les images qui sont peintes en la fantaisie[6], mais tout ce qui est dans notre esprit lorsque nous pouvons dire avec vérité que nous concevons une chose, de quelque manière que nous la concevions.

D’où il s’ensuit que nous ne pouvons rien exprimer par nos paroles, — lorsque nous entendons ce que nous disons, — que de cela même il ne soit certain que nous avons en nous l’idée de la chose que nous signifions par nos paroles, quoique cette idée soit quelquefois plus claire et plus distincte, et quelquefois plus obscure et plus confuse, comme nous l’expliquerons plus bas ; car il y aurait de la contradiction entre dire que je sais ce que je dis en prononçant un mot, et que néanmoins je ne conçois rien, en le prononçant, que le son même du mot.

Et c’est ce qui fait voir la fausseté de deux opinions très-dangereuses qui ont été avancées par des philosophes de ce temps.

La première est que nous n’avons aucune idée de Dieu[7], car si nous n’en avions aucune idée, en prononçant le nom de Dieu nous n’en concevrions que ces quatre lettres D, i, e, u, et un Français n’aurait rien davantage dans l’esprit en entendant le nom de Dieu, que si, entrant dans une synagogue et étant entièrement ignorant de la langue hébraïque, il entendait en hébreu Adonaï ou Eloha.

Et quand les hommes ont pris le nom de Dieu, comme Caligula et Domitien, ils n’auraient commis aucune impiété, puisqu’il n’y a rien dans ces lettres ou ces deux syllabes Deus, qui ne puisse être attribué à un homme, si on n’y attachait aucune idée. D’où vient qu’on n’accuse point un Hollandais d’être impie pour s’appeler Ludovicus Dieu ? En quoi donc consistait l’impiété de ces princes, sinon en ce que, laissant à ce mot Deus une partie au moins de son idée, comme est celle d’une nature excellente et adorable, ils s’appropriaient ce nom avec cette idée ?

Mais, si nous n’avions point l’idée de Dieu, sur quoi pourrions-nous fonder tout ce que nous disons de Dieu, comme, qu’il n’y en a qu’un, qu’il est éternel, tout-puissant, tout bon, tout sage, puisqu’il n’y a rien de tout cela enfermé dans ce son Dieu, mais seulement dans l’idée que nous avons de Dieu, et que nous avons jointe à ce son[8] ?

Et ce n’est aussi que par là que nous refusons le nom de Dieu à toutes les fausses divinités, non pas que ce mot ne puisse leur être attribué, s’il était pris matériellement, puisqu’il leur a été attribué par les païens ; mais parce que l’idée qui est en nous du souverain Être, et que l’usage a liée à ce mot de Dieu, ne convient qu’au seul vrai Dieu.

La seconde de ces fausses opinions est ce qu’un Anglais[9] a dit : « Que le raisonnement n’est peut-être autre chose qu’un assemblage et enchaînement de noms par ce mot est. D’où il s’ensuivrait que, par la raison, nous ne concluons rien du tout touchant à la nature des choses, mais seulement touchant leurs appellations ; c’est-à-dire que nous voyons simplement si nous assemblons bien ou mal les noms des choses selon les conventions que nous avons faites à notre fantaisie, touchant leurs significations. »

À quoi cet auteur ajoute : « Si cela est, comme il peut être, le raisonnement dépendra des mots, les mots de l’imagination, et l’imagination dépendra peut-être, comme je le crois, du mouvement des organes corporels ; et ainsi notre âme (mens) ne sera autre chose qu’un mouvement dans quelques parties du corps organique[10]. »

Il faut croire que ces paroles ne contiennent qu’une objection éloignée du sentiment de celui qui la propose ; mais comme, étant prises assertivement[11], elles iraient à ruiner l’immortalité de l’âme, il est important d’en faire voir la fausseté ; ce qui ne sera pas difficile, car les conventions dont parle ce philosophe ne peuvent avoir été que l’accord que les hommes ont fait de prendre de certains sons pour être signes des idées que nous avons dans l’esprit. De sorte que si, outre les noms, nous n’avions en nous-mêmes les idées des choses, cette convention aurait été impossible, comme il est impossible par aucune convention de faire entendre à un aveugle ce que veut dire le mot de rouge, de vert, de bleu, parce que n’ayant point de ces idées, il ne peut les joindre à aucun son.

De plus, les diverses nations ayant donné divers noms aux choses, et même aux plus claires et aux plus simples, comme à celles qui sont les objets de la géométrie, ils n’auraient pas les mêmes raisonnements touchant les mêmes vérités, si le raisonnement n’était qu’un assemblage de noms par le mot est.

Et comme il paraît, par ces divers mots, que les Arabes, par exemple, ne sont pas convenus avec les Français pour donner les mêmes significations aux sons, ils ne pourraient aussi convenir dans leurs jugements et leurs raisonnements, si leurs raisonnements dépendaient de cette convention.

Enfin, il y a une grande équivoque dans ce mort d’arbitraire, quand on dit que la signification des mots est arbitraire, car il est vrai que c’est une chose purement arbitraire que de joindre une telle idée à un tel son plutôt qu’à un autre ; mais les idées ne sont point des choses arbitraires et qui dépendent de notre fantaisie, au moins celles qui sont claires et distinctes, et, pour le montrer évidemment, c’est qu’il serait ridicule de s’imaginer que des effets très-réels pussent dépendre de choses purement arbitraires. Or, quand un homme a conclu par son raisonnement que l’axe de fer qui passe par les deux meules du moulin pourrait tourner sans faire tourner celle de dessous, si, étant rond, il passait par un trou rond, mais qu’il ne pourrait tourner sans faire tourner celle de dessus, si, étant carré, il était emboîté dans un trou carré de cette meule de dessus, l’effet qu’il a prétendu s’ensuit infailliblement, et, par conséquent, son raisonnement n’a point été un assemblage de noms, selon une convention qui aurait entièrement dépendu de la fantaisie des hommes, mais un jugement solide et effectif de la nature des choses par la considération des idées qu’il en a dans l’esprit, lesquelles il a plu aux hommes de marquer par de certains noms.

Nous voyons donc assez ce que nous entendons par le mot d’idée ; il ne reste plus qu’un mot à dire de leur origine.


Toute la question est de savoir si toutes nos idées viennent de nos sens, et si l’on doit passer pour vraie cette maxime commune : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu[12].

C’est le sentiment d’un philosophe[13] qui est estimé dans le monde, et qui commence sa logique par cette proposition : Omnis idea ortum ducit a sensibus : « Toute idée tire son origine des sens. » Il avoue néanmoins que toutes nos idées n’ont pas été dans nos sens telles qu’elles sont dans notre esprit, mais il prétend qu’elles ont été au moins formées de celles qui ont passé par nos sens, ou par composition, comme lorsque, des images séparées de l’or et d’une montagne, on s’en fait une montagne d’or ; ou par ampliation et diminution, comme lorsque de l’image d’un homme d’une grandeur ordinaire, on s’en forme un géant ou un pygmée ; ou par accommodation et proportion, comme lorsque de l’idée d’une maison qu’on a vue, on s’en forme l’image d’une maison qu’on n’a pas vue. Et ainsi, dit-il, nous concevons Dieu, qui ne peut tomber sous le sens, sous l’image d’un vénérable vieillard.

Selon cette pensée, quoique toutes nos idées ne fussent pas semblables à quelque corps particulier que nous ayons vu ou qui fait frappé nos sens, elles seraient néanmoins toutes corporelles, et ne nous représenteraient rien qui ne fût entré dans nos sens au moins par parties. Et ainsi nous ne concevrons rien que par des images semblables à celles qui se forment dans le cerveau, quand nous voyons ou nous imaginons des corps.

Mais, quoique cette opinion lui soit commune avec plusieurs des philosophes de l’école, je ne craindrai point de dire qu’elle est très-absurde et aussi contraire à la religion qu’à la véritable philosophie ; car, pour ne rien dire que de clair, il n’y a rien que nous concevions plus distinctement que notre pensée même, ni de proposition qui puisse nous êtres plus claire que celle-là : Je pense, donc je suis[14]. Or, nous ne pourrions avoir aucune certitude de cette proposition, si nous ne concevions distinctement ce que c’est qu’être et ce que c’est que penser ; et il ne nous faut point demander que nous expliquions ces termes, parce qu’ils sont du nombre de ceux qui sont si bien entendus par tout le monde qu’on les obscurcirait en voulant les expliquer. Si donc on ne peut nier que nous n’ayons en nous les idées de l’être et de la pensée, je demande par quel sens elles sont entrées : sont-elles lumineuses ou colorées, pour être entrées par la vue ? d’un son grave ou aigu, pour être entrées par l’ouïe ? d’une bonne ou mauvaise odeur, pour être entrées par l’odorat ? de bon ou de mauvais goût, pour être entrées par le goût ? froides ou chaudes, dures ou molles pour être entrées par l’attouchement ? Que si l’on dit qu’elles ont été formées d’autres images sensibles, qu’on nous dise quelles sont ces autres images sensibles dont on prétend que les idées de l’être et de la pensée ont été formées, et comment elles ont été formées, et comment elles ont pu être formées, ou par composition, ou par ampliation, ou par diminution, ou par proportion[15]. Que si l’on ne peut rien répondre à tout cela qui ne soit déraisonnable, il faut avouer que les idées de l’être et de la pensée ne tirent en aucune sorte leur origine des sens, mais que notre âme a la faculté de les former de soi-même, quoiqu’il arrive souvent qu’elle est excitée à le faire par quelque chose qui frappe les sens ; comme un peintre peut être porté à faire un tableau par l’argent qu’on lui promet, sans qu’on puisse dire pour cela que le tableau a tiré son origine de l’argent.

Mais ce qu’ajoutent ces mêmes auteurs, que l’idée que nous avons de Dieu tire son origine des sens, parce que nous le concevons sous l’idée d’un vieillard vénérable, est une pensée qui n’est digne que des anthropomorphistes[16], ou qui confond les véritables idées que nous avons des choses spirituelles avec les fausses imaginations que nous en formons par une mauvaise accoutumance de se vouloir tout imaginer, au lieu qu’il est aussi absurde de se vouloir imaginer ce qui n’est point corporel que de vouloir ouïr des couleurs et voir des sons.

Pour réfuter cette pensée, il ne faut que considérer que, si nous n’avions pas d’autre idée de Dieu que celle d’un vieillard vénérable, tous les jugements que nous ferions de Dieu nous devraient paraître faux, lorsqu’ils seraient contraires à cette idée ; car nous sommes portés naturellement à croire que nos jugements sont faux, quand nous voyons clairement qu’ils sont contraires aux idées que nous avons des choses ; et ainsi nous ne pourrions juger avec certitude que Dieu n’a point de parties, qu’il n’est point corporel, qu’il est partout, qu’il est invisible, puisque tout cela n’est point conforme à l’idée d’un vénérable vieillard[17]. Que si Dieu s’est quelquefois représenté sous cette forme, cela ne fait pas que ce soit là l’idée que nous en devions avoir, puisqu’il faudrait aussi que nous n’eussions point d’autre idée du Saint-Esprit que celle d’une colombe parce qu’il s’est représenté sous la forme d’une colombe ; ou que nous conçussions Dieu comme un son, parce que le son du nom de Dieu nous sert à nous en réveiller l’idée.

Il est donc faux que toutes nos idées viennent de nos sens ; mais on peut dire, au contraire, que nulle idée qui est dans notre esprit ne tire son origine des sens, sinon par occasion, en ce que les mouvements qui se font dans notre cerveau, qui est tout ce que peuvent faire nos sens, donnent occasion à l’âme de se former diverses idées qu’elle ne se formerait pas sans cela, quoique presque toujours ces idées n’aient rien de semblable à ce qui se fait dans les sens et dans le cerveau, et qu’il y ait de plus un très-grand nombre d’idées qui, ne tenant rien du tout d’aucune image corporelle, ne peuvent, sans une absurdité visible, être rapportées à nos sens.

Que si l’on objecte qu’en même temps que nous avons l’idée des choses spirituelles, comme de la pensée, nous ne laissons pas de former quelque image corporelle, au moins du son qui la signifie, on ne dira rien de contraire à ce que nous avons prouvé : car cette image du son de pensée que nous nous imaginons n’est point l’image de la pensée même, mais seulement d’un son ; et elle ne peut servir à nous la faire concevoir qu’en tant que l’âme, s’étant accoutumée, quand elle conçoit ce son, de concevoir aussi la pensée, se forme en même temps une idée toute spirituelle de la pensée, qui n’a aucun rapport avec celle du son, mais qui y est seulement liée par l’accoutumance, ce qui se voit en ce que les sourds, qui n’ont point d’image des sons, ne laissent pas d’avoir des idées de leurs pensées, au moins lorsqu’ils font réflexion sur ce qu’ils pensent[18].


CHAPITRE II

Des idées, considérées selon leurs objets.


Tout ce que nous concevons est représenté à notre esprit, ou comme chose, ou comme manière de chose, ou comme chose modifiée.

J’appelle chose ce que l’on conçoit comme subsistant par soi-même, et comme le sujet de tout ce que l’on y conçoit. C’est ce que l’on appelle autrement substance.

J’appelle manière de chose, ou mode, ou attribut, ou qualité, ce qui, étant conçu dans la chose et comme ne pouvant subsister sans elle, la détermine à être d’une certaine façon, et la fait nommer telle.

J’appelle chose modifiée, lorsqu’on considère la substance comme déterminée par une certaine manière ou mode.

C’est ce qui se comprendra mieux par des exemples.

Quand je considère un corps, l’idée que j’en ai me représente une chose ou une substance, parce que je le considère comme une chose qui subsiste par soi-même, et qui n’a point besoin d’aucun sujet pour exister.

Mais quand je considère que le corps est rond, l’idée que j’ai de la rondeur ne me représente qu’une manière d’être, ou un mode que je conçois ne pouvoir subsister naturellement sans le corps dont il est rondeur.

Et enfin, quand, joignant le mode avec la chose, je considère un corps rond, cette idée me représente une chose modifiée[19].

Les noms qui servent à exprimer les choses s’appellent substantifs ou absolus, comme terre, soleil, esprit, Dieu.

Ceux aussi qui signifient premièrement et directement les modes, parce qu’en cela ils ont quelque rapport avec les substances, sont aussi appelés substantifs et absolus, comme dureté, chaleur, justice, prudence.

Les noms qui signifient les choses comme modifiées, marquant premièrement et directement la chose, quoique plus confusément, et indirectement, quoique plus distinctement, sont appelés adjectifs ou connotatifs, comme rond, dur, juste, prudent.

Mais il faut remarquer que notre esprit, étant accoutumé de connaître la plupart des choses comme modifiées, parce qu’il ne les connaît presque que par les accidents ou qualités qui nous frappent les sens, divise souvent la substance même dans son essence en deux idées, dont il regarde l’une comme sujet et l’autre comme mode. Ainsi, quoique tout ce qui est en Dieu soit Dieu même, on ne laisse pas de le concevoir comme un être infini, et de regarder l’infinité comme un attribut de Dieu, et l’être comme sujet de cet attribut. Ainsi l’on considère souvent l’homme comme le sujet de l’humanité, habens humanitatem, et par conséquent comme une chose modifiée.

Et alors on prend pour mode l’attribut essentiel qui est la chose même, parce qu’on le conçoit comme dans un sujet. C’est proprement ce qu’on appelle abstrait des substances, comme humanité, corporéité, raison.

Il est néanmoins très-important de savoir ce qui est véritablement mode, et ce qui ne l’est qu’en apparence, parce qu’une des principales causes de nos erreurs est de confondre les modes avec les substances et les substances avec les modes. Il est donc de la nature du véritable mode qu’on puisse concevoir sans lui clairement et distinctement la substance dont il est le mode, et que néanmoins on ne puisse pas réciproquement concevoir clairement ce mode, sans concevoir en même temps le rapport qu’il a à la substance dont il est mode, et sans laquelle il ne peut naturellement exister.

Ce n’est pas qu’on ne puisse concevoir le mode sans faire une attention distincte et expresse à son sujet ; mais ce qui montre que la notion du rapport à la substance est enfermée au moins confusément dans celle du mode, c’est qu’on ne saurait nier ce rapport du mode, qu’on ne détruise l’idée qu’on en avait : au lieu que, quand on conçoit deux choses et deux substances, l’on peut nier l’une de l’autre, sans détruire les idées qu’on avait de chacune.

Par exemple, je puis bien concevoir la prudence, sans faire attention distincte à un homme qui soit prudent ; mais je ne puis concevoir la prudence en niant le rapport qu’elle a à un homme ou à une autre nature intelligente qui ait cette vertu.

Et au contraire, lorsque j’ai considéré tout ce qui convient à une substance étendue qu’on appelle corps, comme l’extension, la figure, la mobilité, la divisibilité, et que d’autre part je considère tout ce qui convient à l’esprit et à la substance qui pense, comme de penser, de douter, de se souvenir, de vouloir, de raisonner, je puis nier de la substance étendue tout ce que je conçois de la substance qui pense, sans cesser pour cela de concevoir très-distinctement la substance étendue et tous les autres attributs qui y sont joints, et je puis réciproquement nier de la substance qui pense tout ce que j’ai conçu de la substance étendue, sans cesser pour cela de concevoir très-distinctement tout ce que je conçois dans la substance qui pense.

Et c’est ce qui fait voir aussi que la pensée n’est point un mode de la substance étendue, parce que l’étendue et toutes les propriétés qui la suivent se peuvent nier de la pensée, sans qu’on cesse pour cela de bien concevoir la pensée[20].

On peut remarquer sur le sujet des modes, qu’il y en a qu’on peut appeler intérieurs, parce qu’on les conçoit dans la substance, comme rond, carré ; et d’autres qu’on peut nommer extérieurs, parce qu’ils sont pris de quelque chose qui n’est pas dans la substance, comme aimé, vu, désiré, qui sont des noms pris des actions d’autrui ; et c’est ce qu’on appelle dans l’école dénomination externe.

Que si ces modes sont tirés de quelque manière dont on conçoit les choses, on les appelle secondes intentions. Ainsi être sujet, être attribut, sont des secondes intentions, parce que ce sont des manières sous lesquelles on conçoit les choses qui sont prises de l’action de l’esprit qui a lié ensemble deux idées en affirmant l’une de l’autre.

On peut remarquer encore qu’il y a des modes qu’on peut appeler substantiels, parce qu’ils nous représentent de véritables substances appliquées à d’autres substances, comme des modes et des manières : habillé, armé, sont des modes de cette sorte.

Il y en a d’autres qu’on peut simplement appeler réels, et ce sont les véritables modes qui ne sont pas des substances, mais des manières de la substance.

Il y en a enfin qu’on peut appeler négatifs, parce qu’ils nous représentent la substance avec une négation de quelque mode réel ou substantiel.

Que si les objets représentés par ces idées, soit de substances, soit de modes, sont en effet tels qu’ils nous sont représentés, ou les appelle véritables ; que s’ils ne sont pas tels, elles sont fausses en la manière qu’elles le peuvent être ; et c’est ce qu’on appelle dans l’école êtres de raison[21], qui consistent ordinairement dans l’assemblage que l’esprit fait de deux idées réelles en soi, mais qui ne sont pas jointes dans la vérité, pour en former une même idée, comme celle qu’on peut se former d’une montagne d’or est un être de raison, parce qu’elle est composée de deux idées de montagne et d’or, qu’elle représente comme unies, quoiqu’elles ne le soient pas véritablement[22].


CHAPITRE III

Des dix catégories d’Aristote.


On peut rapporter à cette considération des idées selon leurs objets les dix catégories d’Aristote, puisque ce ne sont que diverses classes auxquelles ce philosophe a voulu réduire tous les objets de nos pensées, en comprenant toutes les substances sous la première, et tous les accidents sous les neuf autres[23]. Les voici :

I. La substance[24], qui est spirituelle, ou corporelle, etc.

II. La quantité[25], qui s’appelle discrète, quand les parties n’en sont point liées, comme le nombre ;

Continue[26], quand elles sont liées ; et alors elle est ou successive, comme le temps, le mouvement ;

Ou permanente, qui est ce qu’on appelle autrement l’espace, ou l’étendue en longueur, largeur, profondeur ; la longueur seule faisant les lignes, la longueur et la largeur les surfaces, et les trois ensemble les solides ;

III. La qualité[27], dont Aristote fait quatre espèces.

La première comprend les habitudes, c’est-à-dire les dispositions d’esprit et de corps, qui s’acquièrent par des actes réitérés, comme les sciences, les vertus, les vices, l’adresse de peindre, d’écrire, de danser ;

La deuxième, les puissances naturelles, telles que sont les facultés de l’âme ou du corps, l’entendement, la volonté, la mémoire, les cinq sens, la puissance de marcher ;

La troisième, les qualités sensibles, comme la dureté, la mollesse, la pesanteur, le froid, le chaud, les couleurs, les sons, les odeurs, les divers goûts ;

La quatrième, la forme et la figure, qui est la détermination extérieure de la quantité, comme être rond, carré, sphérique, cubique.

IV. La relation[28], ou le rapport d’une chose à une autre, comme de père, de fils, de maître, de valet, de roi, de sujet ; de la puissance à son objet, de la vue à ce qui est visible ; et tout ce qui marque comparaison, comme semblable, égal, plus grand, plus petit[29].

V. L’agir, ou en soi-même, comme marcher, danser, connaître, aimer ; ou hors de soi, comme battre, couper, rompre, éclairer, échauffer.

VI. Pâtir, être battu, être rompu, être éclairé, être échauffé.

VII. , c’est-à-dire ce qu’on répond aux questions qui regardent le lieu, comme être à Rome, à Paris, dans son cabinet, dans son lit, dans sa chaise.

VIII. Quand, c’est-à-dire ce qu’on répond aux questions qui regardent le temps, comme quand a-t-il vécu ? il y a cent ans ; quand cela s’est-il fait ? hier.

IX. La situation, être assis, debout, couché, devant, derrière, à droite, à gauche.

X. Avoir, c’est-à-dire avoir quelque chose autour de soi pour servir de vêtement, ou d’ornement, ou d’armure, comme être habillé, être couronné, être chassé, être armé.

Voilà les dix catégories d’Aristote, dont on fait tant de mystères, quoique, à dire le vrai, ce soit une chose de soi très-peu utile, et qui non-seulement ne sert guère à former le jugement, ce qui est le but de la vraie logique, mais qui souvent y nuit beaucoup pour deux raisons qu’il est important de remarquer.

La première est qu’on regarde ces catégories comme une chose établie sur la raison et sur la vérité, au lieu que c’est une chose tout arbitraire, et qui n’a de fondement que l’imagination d’un homme qui n’a eu aucune autorité de prescrire une loi aux autres, qui ont autant de droit que lui d’arranger d’une autre sorte les objets de leurs pensées, chacun selon sa manière de philosopher. Et, en effet, il y en a qui ont compris en ce distique tout ce que l’on considère selon une nouvelle philosophie en toutes les choses du monde :

Mens, mensura, quies, motus, positura, figura
Sunt cum materia cunctarum exordia rerum.

C’est-à-dire que ces gens-là se persuadent que l’on peut rendre raison de toute la nature en n’y considérant que sept choses ou modes : 1. Mens, l’esprit, ou la substance qui pense ; 2. Materia, le corps ou la substance étendue ; 3. Mensura, la grandeur ou la petitesse de chaque partie de la matière ; 4. Positura, leur situation à l’égard les uns des autres ; 5. Figura, leur figure ; 6. Motus, leur mouvement ; 7. Quies, leur repos ou moindre mouvement. La seconde raison qui rend l’étude des catégories dangereuses est qu’elle accoutume les hommes à se payer de mots, à s’imaginer qu’ils savent toutes choses lorsqu’ils n’en connaissent que des noms arbitraires qui n’en forment dans l’esprit aucune idée claire et distincte, comme on le fera voir en un autre endroit.

On pourrait encore parler ici des attributs des Lullistes[30], bonté, puissance, grandeur, etc. ; mais en vérité c’est une chose si ridicule, que l’imagination qu’ils ont, qu’appliquant ces mots métaphysiques à tout ce qu’on leur propose, ils pourront rendre raison de tout, qu’elle ne mérite seulement pas d’être réfutée.

Un auteur de ce temps[31] a dit avec grande raison que les règles de la logique d’Aristote servaient seulement à prouver à un autre ce que l’on savait déjà, mais que l’art de Lulle ne servait qu’à faire discourir sans jugement de ce qu’on ne savait pas. L’ignorance vaut beaucoup mieux que cette fausse science qui fait que l’on s’imagine savoir ce qu’on ne sait point. Car, comme saint Augustin a très-judicieusement remarqué dans le livre de l’Utilité de la créance, cette disposition d’esprit est très-blâmable pour deux raisons : l’une, que celui qui s’est faussement persuadé qu’il connaît la vérité, se rend par là incapable de s’en faire instruire ; l’autre, que cette présomption et cette témérité est une marque d’un esprit qui n’est pas bien fait : Opinari, duas ob res turpissimum est : quod discere non potest qui sibi jam se scire persuasit, et per se ipsa temeritas non bene affecti animi signum est[32]. Car le mot opinari, dans la pureté de la langue latine, signifie la disposition d’un esprit qui consent trop légèrement à des choses incertaines, et qui croit ainsi savoir ce qu’il ne sait pas. C’est pourquoi tous les philosophes soutenaient sapientem nihil opinari ; et Cicéron, en se blâmant lui-même de ce vice, dit qu’il était magnus opinator[33].


CHAPITRE IV

Des idées des choses et des idées des signes.


Quand on considère un objet en lui-même et dans son propre être, sans porter la vue de l’esprit à ce qu’il peut représenter, l’idée qu’on en a est une idée de chose, comme l’idée de la terre, du soleil ; mais quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant un autre, l’idée qu’on en a est une idée de signe, et ce premier objet s’appelle signe. C’est ainsi qu’on regarde d’ordinaire les cartes et les tableaux. Ainsi le signe enferme deux idées, l’une de la chose qui représente, l’autre de la chose représentée ; et sa nature consiste à exciter la seconde par la première.

On peut faire diverses divisions des signes ; mais nous nous contenterons ici de trois qui sont de plus grande utilité.

1o Il y a des signes certains qui s’appellent en grec τεκμήρια, comme la respiration l’est de la vie des animaux ; et il y en a qui ne sont que probables, et qui sont appelés en grec σημεῖα, comme la pâleur n’est qu’un signe probable de grossesse dans les femmes.

La plupart des jugements téméraires viennent de ce que l’on confond ces deux espèces de signes, et que l’on attribue un effet à une certaine cause, quoiqu’il puisse aussi naître d’autres causes, et qu’ainsi il ne soit un signe probable de cette cause.

2o Il y a des signes joints aux choses, comme l’air du visage, qui est signe des mouvements de l’âme, est joint à ces mouvements qu’il signifie ; les symptômes, signes des maladies, sont joints à ces maladies ; et pour me servir d’exemples plus grands, comme l’arche, signe de l’Église, était jointe à Noé et à ses enfants, qui étaient la véritable Église de ce temps-là ; ainsi nos temples matériels, signes des fidèles, sont souvent joints aux fidèles ; ainsi la colombe, figure du Saint-Esprit, était jointe au Saint-Esprit ; ainsi le lavement du baptême, figure de la régénération spirituelle, est joint à cette régénération.

Il y a aussi des signes séparés des choses, comme les sacrifices de l’ancienne loi, signes de Jésus-Christ immolé, étaient séparés de ce qu’ils représentaient.

Cette division des signes donne lieu d’établir ces maximes :

1o Qu’on ne peut jamais conclure précisément, ni de la présence du signe à la présence de la chose signifiée, puisqu’il y a des signes de choses absentes ; ni de la présence du signe à l’absence de la chose signifiée, puisqu’il y a des signes de choses présentes. C’est donc par la nature particulière du signe qu’il en faut juger.

2o Que, quoique une chose dans un état ne puisse être signe d’elle-même dans ce même état, puisque tout signe demande une distinction entre la chose représentante et celle qui est représentée, néanmoins il est très-possible qu’une chose dans un certain état se représente dans un autre état, comme il est très-possible qu’un homme dans sa chambre se représente prêchant ; et qu’ainsi la seule distinction d’état suffit entre la chose figurante et la chose figurée, c’est-à-dire qu’une même chose peut être dans un certain état chose figurante et dans un autre chose figurée.

3o Qu’il est très-possible qu’une même chose cache et découvre une autre chose en même temps, et qu’ainsi ceux qui ont dit que rien ne paraît par ce qui le cache ont avancé une maxime très-peu solide ; car la même chose, pouvant être en même temps et chose et signe, peut cacher comme chose ce qu’elle découvre comme signe : ainsi la cendre chaude cache le feu comme chose et le découvre comme signe ; ainsi les formes empruntées par les anges les couvraient comme chose et les découvraient comme signes ; ainsi les symboles eucharistiques cachent le corps de Jésus-Christ comme chose et le découvrent comme symbole.

4o L’on peut conclure que la nature du signe consistant à exciter dans les sens par l’idée de la chose figurante celle de la chose figurée, tant que cet effet subsiste, c’est-à-dire tant que cette double idée est excitée, le signe subsiste, quand même cette chose serait détruite en sa propre nature. Ainsi il n’importe que les couleurs de l’arc-en-ciel, que Dieu a prises pour signe qu’il ne détruirait plus le genre humain par un déluge, soient réelles et véritables, pourvu que nos sens aient toujours la même impression, et qu’ils se servent de cette impression pour concevoir la promesse de Dieu.

Il n’importe de même que le pain de l’eucharistie subsiste en sa propre nature, pourvu qu’il excite toujours dans nos sens l’image d’un pain qui nous serve à concevoir de quelle sorte le corps de Jésus-Christ est la nourriture de nos âmes, et comment les fidèles sont unis entre eux.

La troisième division des signes est qu’il y en a de naturels qui ne dépendent pas de la fantaisie des hommes, comme une image qui paraît dans un miroir est un signe naturel de celui qu’elle représente, et qu’il y en a d’autres qui ne sont que d’institution et d’établissement, soit qu’ils aient quelque rapport éloigné avec la chose figurée, soit qu’ils n’en aient point du tout. Ainsi les mots sont signes d’institution des pensées, et les caractères, des mots[34]. On expliquera, en traitant des propositions, une vérité importante sur ces sortes de signes, qui est que l’on en peut, en quelques occasions, affirmer les choses signifiées.


CHAPITRE V

Des idées considérées selon leur composition ou simplicité, et où il est parlé de la manière de connaître par abstraction ou précision[35].


Ce que nous avons dit en passant dans le chapitre II, que nous pouvions considérer un mode sans faire une réflexion distincte sur la substance dont il est mode, nous donne occasion d’expliquer ce qu’on appelle abstraction d’esprit.

Le peu d’étendue de notre esprit fait qu’il ne peut comprendre parfaitement les choses un peu composées, qu’en les considérant par parties, et comme par les diverses faces qu’elles peuvent recevoir. C’est ce qu’on peut appeler généralement connaître par abstraction.

Mais comme les choses sont différemment composées, et qu’il y en a qui le sont de parties réellement distinctes, qu’on appelle parties intégrantes, comme le corps humain, les diverses parties d’un nombre, il est bien facile alors de concevoir que notre esprit peut s’appliquer à considérer une partie sans considérer l’autre, parce que ces parties sont réellement distinctes, et ce n’est pas même ce qu’on appelle abstraction.

Or, il est si utile dans ces choses-là même de considérer plutôt les parties séparément que le tout, que sans cela on ne peut avoir presque aucune connaissance distincte ; car, par exemple, le moyen de pouvoir connaître le corps humain, qu’en le divisant en toutes ses parties similaires et dissimilaires, et en leur donnant à toutes différents noms ? Toute l’arithmétique est aussi fondée sur cela : car on n’a pas besoin d’art pour compter les petits nombres, parce que l’esprit peut les comprendre tout entiers ; et ainsi tout l’art consiste à compter par parties ce qu’on ne pourrait compter par le tout, comme il serait impossible, quelque étendue d’esprit qu’on eût, de multiplier deux nombres de 8 ou 9 caractères chacun, en les prenant tout entiers.

La seconde connaissance par parties est quand on considère un mode sans faire attention à la substance, ou deux modes qui sont joints ensemble dans une même substance en les regardant chacun à part. C’est ce qu’ont fait les géomètres qui ont pris pour objet de leur science le corps étendu en longueur, largeur et profondeur : car, pour le mieux connaître, ils se sont premièrement appliqués à le considérer selon une seule dimension qui est la longueur ; et alors ils lui ont donné le nom de ligne. Ils l’ont considéré ensuite selon deux dimensions, la longueur et la largeur, et ils l’ont appelé surface. Et puis, considérant toutes les trois dimensions ensemble, longueur, largeur et profondeur, ils l’ont appelé solide ou corps.

On voit par là combien est ridicule l’argument de quelques sceptiques qui veulent faire douter de la certitude de la géométrie, parce qu’elle suppose des lignes et des surfaces qui ne sont point dans la nature : car les géomètres ne supposent point qu’il y ait des lignes sans largeur ou des surfaces sans profondeur ; mais ils supposent seulement qu’on peut considérer la longueur sans faire attention à la largeur ; ce qui est indubitable, comme lorsqu’on mesure la distance d’une ville à une autre, on ne mesure que la longueur des chemins, sans se mettre en peine de leur largeur.

Or, plus on peut séparer les choses en divers modes, et plus l’esprit devient capable de les bien connaître ; et ainsi nous voyons que tant qu’on n’a point distingué dans le mouvement la détermination vers quelque endroit, du mouvement même, et même diverses parties dans une même détermination, on n’a pu rendre de raison claire de la réflexion et de la réfraction, ce qu’on a fait aisément par cette distinction, comme on peut voir dans le chapitre II de la Dioptrique[36] de Descartes.

La troisième manière de concevoir les choses par abstraction est quand une même chose ayant divers attributs, on pense à l’un sans penser à l’autre, quoiqu’il n’y ait entre eux qu’une distinction de raison[37] : et voici comme cela se fait. Si je fais par exemple, réflexion que je pense, et que par conséquent je suis moi qui pense, dans l’idée que j’ai de moi qui pense, je puis m’appliquer à la considération d’une chose qui pense sans faire attention que c’est moi, quoique en moi, moi et celui qui pense ne soit que la même chose ; et ainsi l’idée que je concevrai d’une personne qui pense pourra représenter non-seulement moi, mais toutes les autres personnes qui pensent. De même, ayant figuré sur un papier, un triangle équilatère[38], si je m’attache à le considérer au lieu où il est avec tous les accidents qui le déterminent, je n’aurai l’idée que d’un seul triangle ; mais si je détourne mon esprit de la considération de toutes ces circonstances particulières, et que je ne l’applique qu’à penser que c’est une figure bornée par trois lignes égales, l’idée que je m’en formerai me représentera d’une part plus nettement cette égalité des lignes, et de l’autre sera capable de me représenter tous les triangles équilatères. Que si je passe plus avant, et que, ne m’arrêtant plus à cette réalité des lignes, je considère seulement que c’est une figure terminée par trois lignes droites, je me formerai une idée qui peut représenter toutes sortes de triangles. Si ensuite, ne m’arrêtant point au nombre des lignes, je considère seulement que c’est une surface plate[39], bornée par des lignes droites, l’idée que je me formerai pourra représenter toutes les figures rectilignes, et ainsi je puis monter de degré en degré jusqu’à l’extension. Or, dans ces abstractions, on voit toujours que le degré inférieur comprend le supérieur avec quelque détermination particulière, comme moi comprend ce qui pense, et le triangle équilatère comprend le triangle, et le triangle la figure rectiligne ; mais que le degré supérieur, étant moins déterminé, peut représenter plus de choses.

Enfin, il est visible que, par ces sortes d’abstractions, les idées, de singulières, deviennent communes, et les communes plus communes, et ainsi cela nous donnera lieu de passer à ce que nous avons à dire des idées considérées selon leur universalité ou particularité.


CHAPITRE VI

Des idées, considérées selon leur généralité, particularité et singularité.


Quoique toutes les choses qui existent soient singulières, néanmoins, par le moyen des abstractions que nous venons d’expliquer, nous ne laissons pas d’avoir tous plusieurs sortes d’idées, dont les unes ne nous représentent qu’une seule chose, comme l’idée que chacun a de soi-même, et les autres en peuvent également représenter plusieurs, comme, lorsque quelqu’un conçoit un triangle sans y considérer autre chose, sinon que c’est une figure à trois lignes et à trois angles, l’idée qu’il en a formée peut lui servir à concevoir tous les autres triangles.

Les idées qui ne représentent qu’une seule chose s’appellent singulières[40] ou individuelles, et ce qu’elles représentent, des individus ; et celles qui en représentent plusieurs s’appellent universelles, communes, générales.

Les noms qui servent à marquer les premières s’appellent propres, Socrate, Rome, Bucéphale, et ceux qui servent à marquer les dernières, communs et appellatifs, comme homme, ville, cheval ; et tant les idées universelles que les noms communs peuvent s’appeler termes généraux.

Mais il faut remarquer que les mots sont généraux en deux manières : l’une, que l’on appelle univoque, qui est lorsqu’ils sont liés avec des idées générales ; de sorte que le même mot convient à plusieurs, et selon le son, et selon une même idée qui y est jointe : tels sont les mots dont on vient de parler, d’homme, de ville, de cheval.

L’autre, qu’on appelle équivoque, qui est lorsqu’un même son a été lié par les hommes à des idées différentes ; de sorte que le même son convient à plusieurs, non selon une même idée, mais selon les idées différentes auxquelles il se trouve joint dans l’usage : ainsi le mot canon signifie une machine de guerre, et un décret de concile, et une sorte d’ajustement[41] ; mais il ne les signifie que selon des idées toutes différentes.

Néanmoins cette universalité équivoque est de deux sortes. Car les différentes idées jointes à un même son, ou n’ont aucun rapport naturel entre elles, comme dans le mot de canon, ou en ont quelqu’un, comme lorsqu’un mot étant principalement joint à une idée, on ne le joint à une autre idée que parce qu’elle a un rapport de cause ou d’effet, ou de signe, ou de ressemblance à la première ; et alors ces sortes de mots équivoques s’appellent analogues ; comme quand le mot de sain s’attribue à l’animal, à l’air et aux viandes, car l’idée jointe à ce mot est principalement la santé qui ne convient qu’à l’animal ; mais on y joint une autre idée approchante de celle-là, qui est d’être cause de la santé, qui fait qu’on dit qu’un air est sain, qu’une viande est saine, parce qu’ils servent à conserver la santé.

Mais quand nous parlons ici de mots généraux, nous entendons les univoques qui sont joints à des idées universelles et générales.

Or, dans ces idées universelles, il y a deux choses qu’il est très-important de bien distinguer, la compréhension et l’étendue.

J’appelle compréhension de l’idée, les attributs qu’elle enferme en soi, et qu’on ne peut lui ôter sans la détruire, comme la compréhension de l’idée du triangle enferme extension, figure, trois lignes, trois angles, et l’égalité de ces trois angles à deux droits, etc.

J’appelle étendue de l’idée, les sujets à qui cette idée convient ; ce qu’on appelle aussi les inférieurs d’un terme général, qui, à leur égard, est appelé supérieur, comme l’idée du triangle en général s’étend à toutes les espèces diverses de triangle[42].

Mais quoique l’idée générale s’étende indistinctement à tous les sujets à qui elle convient, c’est-à-dire à tous ses inférieurs, et que le nom commun les signifie tous, il y a néanmoins cette différence entre les attributs qu’elle comprend et les sujets auxquels elle s’étend, qu’on ne peut lui ôter aucun de ses attributs sans la détruire, comme nous avons déjà dit ; au lieu qu’on peut la resserrer, quant à son étendue, ne l’appliquant qu’à quelqu’un des sujets auxquels elle convient, sans que pour cela on la détruise.

Or, cette restriction ou resserrement de l’idée générale, quant à son étendue, peut se faire en deux manières :

La première est, par une autre idée distincte et déterminée qu’on y joint, comme lorsqu’à l’idée générale du triangle je joins celle d’avoir un angle droit ; ce qui resserre cette idée à une seule espèce de triangle, qui est le triangle rectangle.

L’autre, en y joignant seulement une idée indistincte et indéterminée de partie, comme quand je dis : quelque triangle ; et on dit alors que le terme commun devient particulier, parce qu’il ne s’étend plus qu’à une partie des sujets auxquels il s’étendait auparavant, sans que néanmoins on ait déterminé quelle est cette partie à laquelle on l’a resserré.


CHAPITRE VII

Des cinq sortes d’idées universelles, genres, espèces, différences, propres, accidents.


Ce que nous avons dit, dans les chapitres précédents, nous donne moyen de faire entendre en peu de paroles les cinq universaux qu’on explique ordinairement dans l’école[43].

Car lorsque les idées générales nous représentent leurs objets comme des choses, et qu’elles sont marquées par des termes appelés substantifs ou absolus, on les appelle genres ou espèces.

Du genre[44].

On les appelle genres quand elles sont tellement communes, qu’elles s’étendent à d’autres idées qui sont encore universelles, comme le quadrilatère est genre à l’égard du parallélogramme et du trapèze ; la substance est genre à l’égard de la substance étendue qu’on appelle corps, et de la substance qui pense qu’on appelle esprit.

De l’espèce.

Et ces idées communes, qui sont sous une plus commune et plus générale, s’appellent espèces ; comme le parallélogramme et le trapèze sont les espèces du quadrilatère, le corps et l’esprit sont les espèces de la substance.

Et ainsi la même idée peut être genre, étant comparée aux idées auxquelles elle s’étend, et espèce, étant comparée à une autre qui est plus générale, comme corps, qui est un genre au regard du corps animé et du corps inanimé et une espèce au regard de la substance ; et le quadrilatère, qui est un genre au regard du parallélogramme et du trapèze, et une espèce au regard de la figure.

Mais il y a une autre notion du mot d’espèce, qui ne convient qu’aux idées qui ne peuvent être genres : c’est lorsqu’une idée n’a sous soi que des individus et des singuliers, comme le cercle n’a sous soi que des cercles singuliers, qui sont tous d’une même espèce. C’est ce qu’on appelle espèce dernière, species infima.

Il y a un genre qui n’est point espèce ; savoir, le suprême de tous les genres, soit que ce genre soit l’être, soit que ce soit la substance, ce qu’il est de peu d’importance de savoir et qui regarde plus la métaphysique que la logique.

J’ai dit que les idées générales qui nous représentent leurs objets comme des choses sont appelées genres ou espèces, car il n’est pas nécessaire que les objets de ces idées soient effectivement des choses et des substances ; mais il suffit que nous les considérions comme des choses, en ce que, lors même que ce sont des modes, on ne les rapporte point à leurs substances, mais à d’autres idées de modes moins générales ou plus générales, comme la figure, qui n’est qu’un mode au regard du corps figuré, et un genre au regard des figures curvilignes et rectilignes, etc.

Et au contraire les idées qui nous représentent leurs objets comme des choses modifiées, et qui sont marquées par des termes adjectifs ou connotatifs, si on les compare avec les substances que ces termes connotatifs signifient confusément, quoique directement, soit que dans la vérité ces termes connotatifs signifient des attributs essentiels, qui ne sont en effet que la chose même, soit qu’ils signifient de vrais modes, on ne les appelle point alors genres ni espèces, mais, ou différences, ou propres, ou accidents.

On les appelle différences, quand l’objet de ces idées est un attribut essentiel qui distingue une espèce d’une autre, comme étendu, pesant, raisonnable.

On les appelle propres, quand leur objet est un attribut qui appartient en effet à l’essence de la chose, mais qui n’est pas le premier que l’on considère dans cette essence, mais seulement une dépendance de ce premier, comme divisible, immortel, docile.

Et on les appelle accidents communs, quand leur objet est un vrai mode qui peut être séparé, au moins par l’esprit, de la chose dont il est dit accident, sans que l’idée de cette chose soit détruite dans notre esprit, comme rond, dur, juste, prudent. C’est ce qu’il faut expliquer plus particulièrement.

De la différence.

Lorsqu’un genre a deux espèces, il faut nécessairement que l’idée de chaque espèce comprenne quelque chose qui ne soit pas compris dans l’idée du genre ; autrement, si chacune ne comprenait que ce qui est compris dans le genre, ce ne serait que le genre ; et, comme le genre convient à chaque espèce, chaque espèce conviendrait à l’autre. Ainsi le premier attribut essentiel que comprend chaque espèce de plus que le genre s’appelle sa différence ; et l’idée que nous en avons est une idée universelle, parce qu’une seule et même idée peut nous représenter cette différence partout où elle se trouve, c’est-à-dire dans tous les inférieurs de l’espèce.

Exemple. Le corps et l’esprit sont les deux espèces de la substance. Il faut donc qu’il y ait dans l’idée du corps quelque chose de plus que dans celle de la substance, et de même dans celle de l’esprit. Or, la première chose que nous voyons de plus dans le corps, c’est l’étendue ; et la première chose que nous voyons de plus dans l’esprit, c’est la pensée. Et ainsi la différence du corps sera l’étendue, et la différence de l’esprit sera la pensée, c’est-à-dire que le corps sera une substance étendue, et l’esprit une substance qui pense.

De là on peut voir, 1o que la différence a deux regards : l’un au genre qu’elle divise et partage ; l’autre à l’espèce qu’elle constitue et qu’elle forme, faisant la principale partie de ce qui est enfermé dans l’idée de l’espèce selon sa compréhension : d’où vient que toute espèce peut être exprimée par un seul nom, comme esprit, corps ; ou par deux mots, savoir, par celui du genre, et par celui de sa différence joints ensemble : ce qu’on appelle définition, comme substance qui pense, substance étendue.

On peut voir en second lieu que, puisque la différence constitue l’espèce et la distingue des autres espèces, elle doit avoir la même étendue que l’espèce, et ainsi qu’il faut qu’elles puissent se dire réciproquement l’une de l’autre, comme tout ce qui pense est esprit, et tout ce qui est esprit pense.

Néanmoins il arrive assez souvent que l’on ne voit dans certaines choses aucun attribut qui soit tel, qu’il convienne à toute une espèce, et qu’il ne convienne qu’à cette espèce ; et alors on joint plusieurs attributs ensemble, dont l’assemblage, ne se trouvant que dans cette espèce, en constitue la différence. Ainsi les platoniciens, prenant les démons pour des animaux raisonnables aussi bien que l’homme, ne trouvaient pas que la différence de raisonnable fût réciproque à l’homme : c’est pourquoi ils y en ajoutaient une autre, comme mortel, qui n’est pas non plus réciproque à l’homme, puisqu’elle convient aux bêtes ; mais toutes deux ensemble ne conviennent qu’à l’homme. C’est ce que nous faisons dans l’idée que nous nous formons de la plupart des animaux.

Enfin, il faut remarquer qu’il n’est pas toujours nécessaire que les deux différences qui partagent un genre soient toutes deux positives, mais que c’est assez qu’il y en ait une, comme deux hommes sont distingués l’un de l’autre, si l’un a une charge que l’autre n’a pas, quoique celui qui n’a pas de charge n’ait rien que l’autre n’ait. C’est ainsi que l’homme est distingué des bêtes en général, en ce que l’homme est un animal qui a un esprit, animal mente præditum, et que la bête est un pur animal, animal merum. Car l’idée de la bête en général n’enferme rien de positif qui ne soit dans l’homme ; mais on y joint seulement la négation de ce qui est en l’homme, savoir, l’esprit. De sorte que toute la différence qu’il y a entre l’idée d’animal et celle de la bête est que l’idée d’animal n’enferme pas la pensée dans sa compréhension, mais ne l’exclut pas aussi et l’enferme même dans son étendue, parce qu’elle convient à un animal qui pense ; au lieu que l’idée de bête l’exclut dans sa compréhension, et ainsi ne peut convenir à l’animal qui pense.

Du propre[45].

Quand nous avons trouvé la différence qui constitue une espèce, c’est-à-dire son principal attribut essentiel qui la distingue de toutes les autres espèces, si, considérant plus particulièrement sa nature, nous y trouvons encore quelque attribut qui soit nécessairement lié avec ce premier attribut, et qui par conséquent convienne à toute cette espèce et à cette seule espèce, omni et soli, nous l’appelons propriété ; et étant signifié par un terme connotatif, nous l’attribuons à l’espèce comme son propre ; et parce qu’il convient aussi à tous les inférieurs de l’espèce, et que la seule idée que nous en avons une fois formée peut représenter cette propriété partout où elle se trouve, on en a fait le quatrième des termes communs et universaux.

Exemple. Avoir un angle droit est la différence essentielle du triangle rectangle ; et parce que c’est une dépendance nécessaire de l’angle droit que le carré du côté qui le soutient soit égal aux carrés des deux côtés qui le comprennent, l’égalité de ces carrés est considérée comme la propriété du triangle rectangle, qui convient à tous les triangles rectangles, et qui ne convient qu’à eux seuls.

Néanmoins on a quelquefois étendu plus loin ce nom de propre, et on en a fait quatre espèces :

La première est celle que nous venons d’expliquer, quod convenit omni, et soli, et semper, comme c’est le propre de tout cercle, du seul cercle, et toujours, que les lignes tirées du centre à la circonférence soient égales ;

La deuxième, quod convenit omni, sed non soli, comme on dit qu’il est propre à l’étendue d’être divisible, parce que toute étendue peut être divisée, quoique la durée, le nombre et la force le puissent être aussi ;

La troisième est quod convenit soli, sed non omni, comme il ne convient qu’à l’homme d’être médecin ou philosophe, quoique tous les hommes ne le soient pas ;

La quatrième, quod convenit omni et soli, sed non semper, dont on rapporte pour exemple le changement de la couleur du poil en blanc, canescere ; ce qui convient à tous les hommes et aux seuls hommes, mais seulement dans la vieillesse.

De l’accident.

Nous avons déjà dit dans le chapitre second qu’on appelait mode ce qui ne pouvait exister naturellement que par la substance, et ce qui n’était point nécessairement lié avec l’idée d’une chose, en sorte qu’on peut bien concevoir la chose sans concevoir le mode, comme on peut bien concevoir un homme sans le concevoir prudent ; mais on ne peut concevoir la prudence sans concevoir, ou un homme, ou une autre nature intelligente qui soit prudente.

Or, quand on joint une idée confuse et indéterminée de substance avec une idée distincte de quelque mode, cette idée est capable de représenter toutes les choses où sera ce mode, comme l’idée de prudent, tous les hommes prudents ; l’idée de rond, tous les corps ronds ; et alors cette idée, exprimée par un terme connotatif prudent, rond, est ce qui fait le cinquième universel qu’on appelle accident, parce qu’il n’est pas essentiel à la chose à qui on l’attribue ; car s’il l’était, il serait différence ou propre.

Mais il faut remarquer ici, comme on l’a déjà dit, que, quand on considère deux substances ensemble, on peut en considérer une comme mode de l’autre. Ainsi un homme habillé peut être considéré comme un tout composé de cet homme et de ses habits ; mais être habillé au regard de cet homme, est seulement un mode ou une façon d’être sous laquelle on le considère, quoique ses habits soient des substances. C’est pourquoi être habillé n’est qu’un cinquième universel.

En voilà plus qu’il n’en faut touchant les cinq universaux qu’on traite dans l’école avec tant d’étendue, car il sert de très-peu de savoir qu’il y a des genres, des espèces, des différences, des propres et des accidents ; mais l’importance est de reconnaître les vrais genres des choses, les vraies espèces de chaque genre, leurs vraies différences, leurs vraies propriétés, et les accidents qui leur conviennent ; et c’est à quoi nous pourrons donner quelque lumière dans les chapitres suivants, après avoir dit auparavant quelque chose des termes complexes.


CHAPITRE VIII

Des termes complexes et de leur universalité ou particularité.


On joint quelquefois à un terme divers autres termes qui composent dans notre esprit une idée totale, de laquelle il arrive souvent qu’on ne peut affirmer ou nier ce qu’on ne pourrait pas affirmer ou nier de chacun de ces termes étant séparés ; par exemple, ce sont des termes complexes, un homme prudent, un corps transparent ; Alexandre, fils de Philippe.

Cette addition se fait quelquefois par le pronom relatif, comme si je dis : Un corps qui est transparent ; Alexandre, qui est le fils de Philippe ; le pape, qui est vicaire de Jésus-Christ.

Et on peut dire même que si ce relatif n’est pas toujours exprimé, il est toujours en quelque sorte sous-entendu, parce qu’il peut s’exprimer, si l’on veut, sans changer la proposition.

Car c’est la même chose de dire, un corps transparent, ou un corps qui est transparent.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans ces termes complexes est que l’addition que l’on fait à un terme est de deux sortes : l’une qu’on peut appeler explication, et l’autre détermination.

Cette addition peut s’appeler seulement explication quand elle ne fait que développer, ou ce qui était enfermé dans la compréhension de l’idée du premier terme, ou du moins ce qui lui convient comme un de ses accidents, pourvu qu’il lui convienne généralement et dans toute son étendue ; comme si je dis : L’homme, qui est un animal doué de raison, ou l’homme qui désire naturellement d’être heureux, ou l’homme qui est mortel. Ces additions ne sont que des explications, parce qu’elles ne changent point du tout l’idée du mot d’homme, et ne la restreignent point à ne signifier qu’une partie des hommes, mais marquent seulement ce qui convient à tous les hommes.

Toutes les additions qu’on ajoute aux noms qui marquent distinctement un individu sont de cette sorte ; comme quand on dit : Paris, qui est la plus grande ville de l’Europe ; Jules César qui a été le plus grand capitaine du monde ; Aristote, le prince des philosophes ; Louis XIV, roi de France. Car les termes individuels, distinctement exprimés, se prennent toujours dans toute leur étendue, étant déterminés tout ce qu’ils peuvent l’être.

L’autre sorte d’addition, qu’on peut appeler détermination, est quand ce qu’on ajoute à un mot général en restreint la signification, et fait qu’il ne se prend plus pour ce mot général dans toute son étendue, mais seulement pour une partie de cette étendue ; comme si je dis : Les corps transparents, les hommes savants, un animal raisonnable. Ces additions ne sont point de simples explications, mais des déterminations, parce qu’elles restreignent l’étendue du premier terme, en faisant que le mot de corps ne signifie plus qu’une partie des corps, le mot d’homme, qu’une partie des hommes, le mot d’animal, qu’une partie des animaux.

Et ces additions sont quelquefois telles, qu’elles rendent individuel un mot général, quand on y ajoute des conditions individuelles, comme quand je dis : Le pape qui est aujourd’hui, cela détermine le mot général de pape à la personne unique et singulière d’Alexandre VII.

On peut de plus distinguer deux sortes de termes complexes, les uns dans l’expression, et les autres dans le sens seulement.

Les premiers sont ceux dont l’addition est exprimée, tels que tous les exemples qu’on a rapportés jusqu’ici.

Les derniers sont ceux dont l’un des termes n’est point exprimé mais seulement sous-entendu, comme quand nous disons en France le roi, c’est un terme complexe dans le sens, parce que nous n’avons pas dans l’esprit, en prononçant le mot de roi, la seule idée générale qui répond à ce mot ; mais nous y joignons mentalement l’idée de Louis XIV, qui est maintenant roi de France. Il y a une infinité de termes dans les discours ordinaires des hommes qui sont complexes en cette manière, comme le nom de monsieur dans chaque famille.

Il y a même des mots qui sont complexes dans l’expression pour quelque chose, et qui le sont encore dans le sens pour d’autres ; comme quand on dit : Le prince des philosophes, c’est un terme complexe dans l’expression, puisque le mot de prince est déterminé par celui de philosophe ; mais au regard d’Aristote, que l’on marque dans les écoles par ce mot, il n’est complexe que dans le sens, puisque l’idée d’Aristote n’est que dans l’esprit, sans être exprimée par aucun son qui la distingue en particulier.

Tous les termes connotatifs ou adjectifs, ou sont parties d’un terme complexe quand leur substantif est exprimé ; ou sont complexes dans le sens quand il est sous-entendu : car, comme il a été dit dans le chapitre ii, ces termes connotatifs marquent directement un sujet, quoique plus confusément, et indirectement une forme ou un mode, quoique plus distinctement ; et ainsi ce sujet n’est qu’une idée fort générale et fort confuse, quelquefois d’un être, quelquefois d’un corps qui est pour l’ordinaire déterminé par l’idée distincte de la forme qui lui est jointe ; comme album signifie une chose qui a de la blancheur ; ce qui détermine l’idée confuse de chose à ne représenter que celles qui ont cette qualité.

Mais ce qui est de plus remarquable dans ces termes complexes, est qu’il y en a qui sont déterminés dans la vérité à un seul individu, et qu’ils ne laissent pas de conserver une certaine universalité équivoque qu’on peut appeler une équivoque d’erreur, parce que les hommes demeurant d’accord que ce terme ne signifie qu’une chose unique, faute de bien discerner quelle est véritablement cette chose unique, l’appliquent, les uns à une chose, et les autres à une autre ; ce qui fait qu’il a besoin d’être encore déterminé, ou par diverses circonstances, ou par la suite du discours, afin que l’on sache précisément ce qu’il signifie.

Ainsi le mot de véritable religion ne signifie qu’une seule et unique religion qui est dans la vérité, la catholique, n’y ayant que celle-là de véritable. Mais parce que chaque peuple et chaque secte croit que sa religion est la véritable, ce mot est très-équivoque dans la bouche des hommes, quoique par erreur. Et si on lit dans un historien qu’un prince a été zélé pour la véritable religion, on ne saurait dire ce qu’il a entendu par là, si on ne sait de quelle religion a été cet historien : car si c’est un protestant, cela voudra dire la religion protestante ; si c’est un Arabe mahométan qui parlât ainsi de son prince, cela voudrait dire la religion mahométane, et on ne pourrait juger que ce serait la religion catholique, si on ne savait que cet historien était catholique.

Les termes complexes, qui sont ainsi équivoques par erreur, sont principalement ceux qui enferment des qualités dont les sens ne jugent point, mais seulement l’esprit, sur lesquelles il est facile que les hommes aient divers sentiments.

Si je dis par exemple : Il n’y avait que des hommes de six pieds qui fussent enrôlés dans l’armée de Marius ; ce terme complexe d’hommes de six pieds n’est pas sujet à être équivoque par erreur, parce qu’il est bien aisé de mesurer des hommes pour juger qu’ils ont six pieds. Mais si l’on eût dit qu’on ne devait enrôler que de vaillants hommes, le terme de vaillants hommes eût été plus sujet à être équivoque par erreur, c’est-à-dire à être attribué à des hommes qu’on eût crus vaillants, et qui ne l’eussent pas été en effet.

Les termes de comparaison sont aussi fort sujets à être équivoques par erreur. Le plus grand géomètre de Paris, le plus savant homme, le plus adroit, le plus riche. Car, quoique ces termes soient déterminés par des conditions individuelles, n’y ayant qu’un seul homme qui soit le plus grand géomètre de Paris, néanmoins ce mot peut être facilement attribué à plusieurs, quoiqu’il ne convienne qu’à un seul dans la vérité, parce qu’il est fort aisé que les hommes soient partagés de sentiments sur ce sujet, et qu’ainsi plusieurs donnent ce nom à celui que chacun croit avoir cet avantage par-dessus les autres.

Les mots de sens d’un auteur, de doctrine d’un auteur sur un tel sujet, sont encore de ce nombre, surtout quand un auteur n’est pas si clair qu’on ne dispute quelle a été son opinion, comme nous voyons que les philosophes disputent tous les jours touchant les opinions d’Aristote, chacun le tirant de son côté. Car, quoique Aristote n’ait qu’un seul et unique sens sur un tel sujet, néanmoins, comme il est différemment entendu, ces mots de sentiment d’Aristote sont équivoques par erreur, parce que chacun appelle sentiment d’Aristote ce qu’il a compris être son véritable sentiment ; et ainsi, l’un comprenant une chose et l’autre une autre, ces termes de sentiment d’Aristote sur un tel sujet, quelque individuels qu’ils soient en eux-mêmes, pourront convenir à plusieurs choses, savoir : à tous les divers sentiments qu’on lui aura attribués, et ils signifieront dans la bouche de chaque personne ce que chaque personne aura conçu être le sentiment de ce philosophe.

Mais, pour mieux comprendre en quoi consiste l’équivoque de ces termes, que nous avons appelés équivoques par erreur, il faut remarquer que ces mots sont connotatifs ou expressément, ou dans le sens. Or, comme nous avons déjà dit, on doit considérer, dans les mots connotatifs, le sujet, qui est directement, mais confusément exprimé, et la forme ou le mode, qui est distinctement, quoique indirectement exprimé. Ainsi, le blanc signifie confusément un corps, et la blancheur distinctement ; sentiment d’Aristote signifie confusément quelque opinion, quelque pensée, quelque doctrine, et distinctement la relation de cette pensée à Aristote, auquel on l’attribue.

Or, quand il arrive de l’équivoque dans ces mots, ce n’est pas proprement à cause de cette forme ou de ce mode, qui, étant distinct, est invariable ; ce n’est pas aussi à cause du sujet confus, lorsqu’il demeure dans cette confusion : car, par exemple, le mot de prince des philosophes ne peut jamais être équivoque, tant qu’on n’appliquera cette idée de prince des philosophes à aucun individu distinctement connu ; mais l’équivoque arrive seulement parce que l’esprit, au lieu de ce sujet confus, y substitue souvent un sujet distinct et déterminé, auquel il attribue la forme et le mode. Car, comme les hommes sont de différents avis sur ce sujet, ils peuvent donner cette qualité à diverses personnes, et les marquer ensuite par ce mot, qu’ils croient leur convenir, comme autrefois on entendait Platon par le nom de prince des philosophes, et maintenant on entend Aristote.

Le mot de véritable religion n’étant pas joint avec l’idée distincte d’aucune religion particulière, et demeurant dans son idée confuse, n’est point équivoque, puisqu’il ne signifie que ce qui est en effet la véritable religion. Mais lorsque l’esprit a joint à cette idée de véritable religion à une idée distincte d’un certain culte particulier distinctement connu, ce mot devient très-équivoque, et signifie, dans la bouche de chaque peuple, le culte qu’il prend pour véritable.

Il en est de même de ces mots, sentiment d’un tel philosophe sur une telle matière ; car, demeurant dans leur idée générale, ils signifient simplement et en général la doctrine que ce philosophe a enseignée sur cette matière, comme ce qu’a enseigné Aristote sur la nature de notre âme, id quod sensit talis scriptor ; et cet id, c’est-à-dire cette doctrine, demeurant dans son idée confuse sans être appliquée à une idée distincte, ces mots ne sont nullement équivoques ; mais lorsqu’au lieu de cet id confus, de cette doctrine confusément conçue, l’esprit substitue une doctrine distincte et un sujet distinct, alors, selon les différentes idées distinctes qu’il y pourra substituer, ce terme deviendra équivoque. Ainsi, l’opinion d’Aristote touchant la nature de notre âme est un mot équivoque dans la bouche de Pomponace[46], qui prétend qu’il l’a crue mortelle, et dans celle de plusieurs autres interprètes de ce philosophe, qui prétendent, au contraire, qu’il l’a crue immortelle, aussi bien que ses maîtres Platon et Socrate. Et de là il arrive que ces sortes de mots peuvent souvent signifier une chose à qui la forme exprimée indirectement ne convient pas. Supposant, par exemple, que Philippe n’ait pas été véritablement père d’Alexandre, comme Alexandre lui-même le voulait faire croire, le mot de fils de Philippe, qui signifie en général celui qui a été engendré par Philippe, étant appliqué par erreur à Alexandre, signifiera une personne qui ne serait pas véritablement le fils de Philippe.

Le mot de sens de l’Écriture étant appliqué par un hérétique à une erreur contraire à l’Écriture, signifiera dans sa bouche cette erreur qu’il aura cru être le sens de l’Écriture, et qu’il aura, dans cette pensée, appelée le sens de l’Écriture. C’est pourquoi les calvinistes n’en sont pas plus catholiques, pour protester qu’ils ne suivent que la parole de Dieu, car ces mots de parole de Dieu signifient dans leur bouche toutes les erreurs qu’ils prennent faussement pour la parole de Dieu.


CHAPITRE IX

De la clarté et distinction des idées, et de leur obscurité et confusion.


On peut distinguer dans une idée la clarté d’avec la distinction, et l’obscurité d’avec la confusion : car on peut dire qu’une idée nous est claire quand elle nous frappe vivement, quoiqu’elle ne soit point distincte, comme l’idée de la douleur nous frappe très-vivement, et, selon cela, peut être appelée claire ; et néanmoins elle est fort confuse[47], en ce qu’elle nous représente la douleur comme dans la main blessée, quoiqu’elle soit dans notre esprit.

Néanmoins, on peut dire que toute idée est distincte en tant que claire, et que leur obscurité ne vient que de leur confusion, comme dans la douleur le seul sentiment qui nous frappe est clair et est distinct aussi ; mais ce qui est confus, qui est que ce sentiment soit dans notre main, ne nous est point clair.

Prenant donc pour une même chose la clarté et la distinction des idées, il est très-important d’examiner pourquoi les unes sont claires et les autres obscures.

Mais c’est ce qui se connaît mieux par des exemples que par tout autre moyen, et ainsi nous allons faire un dénombrement des principales de nos idées qui sont claires et distinctes, et des principales de celles qui sont confuses et obscures.

L’idée que chacun a de soi-même comme d’une chose qui pense est très-claire, et de même aussi l’idée de toutes les dépendances de notre pensée, comme juger, raisonner, douter, vouloir, désirer, sentir, imaginer.

Nous avons aussi des idées fort claires de la substance étendue et de ce qui lui convient, comme figure, mouvement, repos ; car quoique nous puissions feindre qu’il n’y a aucun corps ni aucune figure, et que nous ne pouvons pas feindre de la substance qui pense tant que nous pensons, néanmoins nous ne pouvons pas nous dissimuler à nous-mêmes que nous ne concevions clairement l’étendue et la figure.

Nous concevons aussi clairement l’être, l’existence, la durée, l’ordre, le nombre, pourvu que nous pensions seulement que la durée de chaque chose est un mode ou une façon dont nous considérons cette chose en tant qu’elle continue d’être, et que pareillement l’ordre et le nombre ne diffèrent pas en effet des choses ordonnées et nombrées.

Toutes ces idées-là sont si claires que souvent, en voulant les éclaircir davantage et ne pas se contenter de celles que nous formons naturellement, on les obscurcit[48].

Nous pouvons aussi dire que l’idée que nous avons de Dieu en cette vie est claire en un sens, quoiqu’elle soit obscure en un autre sens et très-imparfaite.

Elle est claire en ce qu’elle suffit pour nous faire connaître en Dieu un très-grand nombre d’attributs que nous sommes assurés ne se trouver qu’en Dieu seul ; mais elle est obscure, si on la compare à celle qu’ont les bienheureux dans le ciel, et elle est imparfaite en ce que notre esprit, étant fini, ne peut concevoir que très-imparfaitement un objet infini. Mais ce sont différentes conditions en une idée d’être parfaite et d’être claire ; car elle est parfaite quand elle nous représente tout ce qui est en son objet, et elle est claire quand elle nous en représente assez pour le concevoir clairement et distinctement.

Les idées confuses et obscures sont celles que nous avons des qualités sensibles, comme des couleurs, des sons, des odeurs, des goûts, du froid, du chaud, de la pesanteur, etc., comme aussi de nos appétits, de la faim, de la soif, de la douleur corporelle, et voici ce qui fait que ces idées sont confuses.

Comme nous avons été plus tôt enfants qu’hommes, et que les choses extérieures ont agi sur nous en causant divers sentiments dans notre âme par les impressions qu’elles faisaient sur notre corps, l’âme, qui voyait que ce n’était pas par sa volonté que ces sentiments s’excitaient en elle, mais qu’elle ne les avait qu’à l’occasion de certains corps, comme qu’elle sentait de la chaleur en s’approchant du feu, ne s’est pas contentée de juger qu’il y avait quelque chose hors d’elle qui était cause qu’elle avait ces sentiments, en quoi elle ne se serait pas trompée ; mais elle a passé plus outre, ayant cru que ce qui était dans ces objets était entièrement semblable aux sentiments ou aux idées qu’elle avait à leur occasion ; et de ces jugements elle en forme des idées, en transportant ces sentiments de chaleur, de couleur, etc., dans les choses mêmes qui sont hors d’elle, et ce sont là ces idées obscures et confuses que nous avons des qualités sensibles, l’âme ayant ajouté ses faux jugements à ce que la nature lui faisait connaître.

Et comme ces idées ne sont point naturelles, mais arbitraires, on y a agi avec une grande bizarrerie. Car quoique la chaleur ni la brûlure ne soient que deux sentiments, l’un plus faible et l’autre plus fort, on a mis la chaleur dans le feu, et l’on a dit que le feu a de la chaleur ; mais l’on n’y a pas mis la brûlure ou la douleur qu’on sent en s’en approchant de trop près, et on ne dit point que le feu a de la douleur[49].

Mais si les hommes ont bien vu que la douleur n’est pas dans le feu qui brûle la main, peut-être qu’ils se sont encore trompés en croyant qu’elle est dans la main que le feu brûle ; au lieu qu’à le bien prendre, elle n’est que dans l’esprit, quoique à l’occasion de ce qui se passe dans la main, parce que la douleur n’est autre chose qu’un sentiment d’aversion que l’âme conçoit de quelque mouvement contraire à la constitution naturelle de son corps.

C’est ce qui a été reconnu, non-seulement par quelques anciens philosophes, comme les cyrénaïques, mais aussi par saint Augustin en divers endroits. Les douleurs (dit-il dans le livre XIV de la Cité de Dieu, chap. xv) qu’on appelle corporelles, ne sont pas du corps, mais de l’âme, qui est dans le corps, et à cause du corps : Dolores qui dicuntur carnis, animæ sunt, in carne, et ex carne ; car la douleur du corps, ajoute-t-il, n’est autre chose qu’un chagrin de l’âme à cause de son corps, et l’opposition qu’elle a à ce qui se fait dans le corps, comme la douleur de l’âme qu’on appelle tristesse, est l’opposition qu’a notre âme aux choses qui arrivent contre notre gré : Dolor carnis tantummodo offensio est animæ ex carne et quædal ab ejus passione dissensio ; sicuti animæ dolor, quæ tristitia nuncupatur, dissensio est ab his rebus, quæ nobis nolentibus acciderunt.

Et au livre vii de la Genèse à la lettre, chap. 19, la répugnance que ressent l’âme de voir que l’action par laquelle elle gouverne le corps est empêchée par le trouble qui arrive dans son tempérament est ce qui s’appelle douleur : Quum afflictiones corporis moleste sentit (anima), actionem suam, qua illi regendo adest, turbato ejus temperamento impediri offenditur, et hæc offensio dolor vocatur.

En effet, ce qui fait voir que la douleur qu’on appelle corporelle est dans l’âme, non dans le corps, c’est que les mêmes choses qui nous causent de la douleur quand nous y pensons, ne nous en causent point lorsque notre esprit est fortement occupé ailleurs, comme ce prêtre de Calame, en Afrique, dont parle saint Augustin dans le livre XIV de la Cité de Dieu, chap. xxiv, qui, toutes les fois qu’il voulait, s’aliénait[50] tellement des sens, qu’il demeurait comme mort, et non-seulement ne sentait pas quand on le pinçait ou quand on le piquait, mais non pas même quand on le brûlait : Qui, quando ei placebat, ad imitatas, quasi lamentantis hominis voces, ita se auferebat a sensibus, et jacebat simillimus mortuo, ut non solum vellicantes atque pungentes minime sentiret, sed aliquando etiam igne ureretur admoto, sine ullo doloris sensu, nisi postmodum ex vulnere.

Il faut de plus remarquer que ce n’est pas proprement la mauvaise disposition de la main, et le mouvement que la brûlure y cause, qui fait que l’âme sent de la douleur ; mais qu’il faut que ce mouvement se communique au cerveau par le moyen de petits filets enfermés dans les nerfs, comme dans des tuyaux, qui sont étendus comme de petites cordes depuis le cerveau jusqu’à la main et les autres parties du corps ; ce qui fait qu’on ne saurait remuer ces petits filets qu’on ne remue aussi la partie du cerveau d’où ils tirent leur origine ; et c’est pourquoi si quelque obstruction empêche que ces filets de nerfs ne puissent communiquer leur mouvement au cerveau, comme il arrive dans la paralysie, il se peut faire qu’un homme voie couper et brûler sa main sans qu’il en sente de la douleur ; et au contraire ce qui semble bien étrange, on peut avoir ce qu’on appelle mal à la main sans avoir de main, comme il arrive très-souvent à ceux qui ont la main coupée, parce que les filets des nerfs qui s’étendaient depuis la main jusqu’au cerveau, étant remués par quelque fluxion vers le coude, où ils se terminent, lorsqu’on a le bras coupé jusque-là, peuvent tirer la partie du cerveau à laquelle ils sont attachés, en la même manière qu’ils la tiraient lorsqu’ils s’étendaient jusqu’à la main, comme l’extrémité d’une corde peut être remuée de la même sorte en la tirant par le milieu, qu’en la tirant par l’autre bout ; et c’est ce qui est cause que l’âme alors sent la même douleur qu’elle sentait quand elle avait une main, parce qu’elle porte son attention au lieu d’où avait accoutumé de venir ce mouvement du cerveau ; comme ce que nous voyons dans un miroir nous paraît au lieu où il serait, s’il était vu par des rayons droits, parce que c’est la manière la plus ordinaire de voir les objets[51].

Et cela peut servir à faire comprendre qu’il est très-possible qu’une âme séparée du corps soit tourmentée par le feu ou de l’enfer ou du purgatoire, et qu’elle sente la même douleur que l’on sent quand on est brûlé, puisque, lors même qu’elle était dans le corps, la douleur de la brûlure était en elle, et non dans le corps, et que ce n’était autre chose qu’une pensée de tristesse qu’elle ressentait à l’occasion de ce qui se passait dans le corps auquel Dieu l’avait unie. Pourquoi ne pourrions-nous pas concevoir que la justice de Dieu puisse tellement disposer une certaine portion de la matière à l’égard d’un esprit, que le mouvement de cette matière soit une occasion à cet esprit d’avoir des pensées affligeantes, qui est tout ce qui arrive à notre âme dans la douleur corporelle.

Mais pour revenir aux idées confuses, celle de la pesanteur, qui paraît si claire, ne l’est pas moins que les autres dont nous venons de parler ; car les enfants voyant des pierres et autres choses semblables qui tombent en bas aussitôt qu’on cesse de les soutenir, ils ont formé de là l’idée d’une chose qui tombe, laquelle idée est naturelle et vraie, et de plus, de quelque cause de cette chute, ce qui est encore vrai. Mais, parce qu’ils ne voyaient rien que la pierre, et qu’ils ne voyaient point ce qui la poussait, par un jugement précipité, ils ont conclu que ce qu’ils ne voyaient point n’était point, et qu’ainsi la pierre tombait d’elle-même par un principe intérieur qui était en elle, sans que rien autre chose la poussât en bas, et c’est à cette idée confuse, et qui n’était née que de leur erreur, qu’ils ont attaché le nom de gravité et de pesanteur[52].

Et il leur est encore ici arrivé de faire des jugements tout différents des choses dont ils devaient juger de la même sorte. Car, comme ils ont vu des pierres qui se remuaient en bas vers la terre, ils ont vu des pailles qui se remuaient vers l’ambre, et des morceaux de fer ou d’acier qui se remuaient vers l’aimant ; ils avaient donc autant de raison de mettre une qualité dans les pailles et dans le fer pour se porter vers l’ambre ou l’aimant, que dans les pierres pour se porter vers la terre. Néanmoins il ne leur a pas plu de le faire ; mais ils ont mis une qualité dans l’ambre pour attirer les pailles, et une dans l’aimant pour attirer le fer, qu’ils ont appelées des qualités attractives, comme s’il ne leur eût pas été aussi facile d’en mettre une dans la terre pour attirer les choses pesantes[53]. Mais quoi qu’il en soit, ces qualités attractives ne sont nées, de même que la pesanteur, que d’un faux raisonnement, qui a fait croire qu’il fallait que le fer attirât l’aimant, parce qu’on ne voyait rien qui poussât l’aimant vers le fer ; quoiqu’il soit impossible de concevoir qu’un corps en puisse attirer un autre, si le corps qui attire ne se meut lui-même, et si celui qui est attiré ne lui est joint ou attaché par quelque lien.

On doit donc aussi rapporter à ces jugements de notre enfance l’idée qui nous représente les choses dures et pesantes comme étant plus matérielles et plus solides que les choses légères et déliées ; ce qui nous fait croire qu’il y a bien plus de matière dans une boîte pleine d’or que dans une autre qui ne serait pleine que d’air : car ces idées ne viennent que de ce que nous n’avons jugé dans notre enfance de toutes les choses extérieures que par rapport aux impressions qu’elles faisaient sur nos sens ; et ainsi, parce que les corps durs et pesants agissaient bien plus sur nous que les corps légers et subtils, nous nous sommes imaginé qu’ils contenaient plus de matière[54] ; au lieu que la raison nous devait faire juger que, chaque partie de la matière n’occupant jamais que sa place, un espace égal est toujours rempli d’une égale quantité de matière. De sorte qu’un vaisseau d’un pied cube n’en contient pas davantage en étant plein d’or qu’étant plein d’air ; et même il est vrai, en un sens, qu’étant plein d’air, il comprend plus de matière solide, par une raison qu’il serait trop long d’expliquer ici[55].

On peut dire que c’est de cette imagination que sont nées toutes les idées extravagantes de ceux qui ont cru que notre âme était ou un air très-subtil composé d’atomes, comme Démocrite[56] et les épicuriens, ou un air enflammé comme les stoïciens ou une portion de la lumière céleste, comme les anciens manichéens[57] et Flud même de notre temps, ou un vent délié, comme les sociniens[58] ; car toutes ces personnes n’auraient jamais cru, qu’une pierre, du bois, de la boue fussent capables de penser ; et c’est pourquoi Cicéron, en même temps qu’il veut, comme les stoïciens, que notre âme soit une flamme subtile, rejette comme une absurdité insupportable de s’imaginer qu’elle soit de terre, ou d’un air grossier : Quid enim, obsecro te ; terrane tibi, aut hoc nebuloso, aut caliginoso cœlo, sata aut concreta esse videtur tanta vis memoriæ ! Mais ils se sont persuadé qu’en subtilisant cette matière, ils la rendraient moins matérielle, moins grossière et moins corporelle, et qu’enfin elle deviendrait capable de penser, ce qui est une imagination ridicule ; car une matière n’est plus subtile qu’une autre qu’en ce qu’étant divisée en parties plus petites et plus agitées, elle fait d’une part moins de résistance aux autres corps et s’insinue, de l’autre, plus facilement dans leurs pores : mais divisée ou non divisée, agitée ou non agitée, elle n’en est ni moins matière, ni moins corporelle et plus capable de penser ; étant impossible de s’imaginer qu’il y ait aucun rapport du mouvement ou de la figure de la matière subtile ou grossière avec la pensée, et qu’une matière qui ne pensait pas lorsqu’elle était en repos comme la terre, ou dans un mouvement modéré comme l’eau, puisse parvenir à se connaître soi-même, si on vient à la remuer davantage et à lui donner trois ou quatre bouillons de plus[59].

On pourrait étendre cela beaucoup davantage ; mais c’est assez pour faire entendre toutes les autres idées confuses, qui ont presque toutes quelques causes semblables à ce que nous venons de dire.

L’unique remède à cet inconvénient est de nous défaire des préjugés de notre enfance, et de ne rien croire de ce qui est du ressort de notre raison parce que nous en avons jugé autrefois, mais par ce que nous en jugeons maintenant[60] ; et ainsi nous nous réduirons à nos idées naturelles ; et pour les confuses, nous n’en retiendrons que ce qu’elles ont de clair, comme qu’il y a quelque chose dans le feu qui est cause que je sens de la chaleur, que toutes les choses qu’on appelle pesantes sont poussées en bas par quelque cause, ne déterminant rien de ce qui peut être dans le feu qui me cause ce sentiment ou de la cause qui fait tomber une pierre en bas, que je n’aie des raisons claires qui m’en donnent la connaissance.



CHAPITRE X

Quelques exemples de ces idées confuses et obscures, tirés de la morale.


On a rapporté dans le chapitre précédent divers exemples de ces idées confuses, que l’on peut appeler fausses, pour la raison que nous avons dite ; mais parce qu’ils sont tous pris de la physique, il ne sera pas inutile d’y en joindre quelques autres tirés de la morale, les fausses idées que l’on se forme à l’égard des biens et des maux étant infiniment plus dangereuses.

Qu’un homme ait une idée fausse ou véritable, claire ou obscure, de la pesanteur, des qualités sensibles et des actions des sens, il n’en est ni plus heureux ni plus malheureux ; s’il en est un peu plus ou moins savant, il n’en est ni plus homme de bien ni plus méchant. Quelque opinion que nous ayons de toutes ces choses, elles ne changeront pas pour nous. Leur être est indépendant de notre science, et la conduite de notre vie est indépendante de la connaissance de leur être : ainsi, il est permis à tout le monde de s’en remettre à ce que nous en connaîtrons dans l’autre vie, et de se reposer généralement de l’ordre du monde sur la bonté et sur la sagesse de celui qui le gouverne.

Mais personne ne se peut dispenser de former des jugements sur les choses bonnes ou mauvaises, puisque c’est par ces jugements qu’on doit conduire sa vie, régler ses actions, et se rendre heureux ou malheureux éternellement ; et comme les fausses idées que l’on a de toutes ces choses sont les sources des mauvais jugements que l’on en fait, il serait infiniment plus important de s’appliquer à les connaître et à les corriger[61], que non pas à réformer celles que la précipitation de nos jugements ou les préjugés de notre enfance nous font concevoir des choses de la nature qui ne sont l’objet que d’une spéculation stérile[62].

Pour les découvrir toutes, il faudrait faire une morale tout entière ; mais on n’a dessein ici que de proposer quelques exemples de la manière dont on les forme, en alliant ensemble diverses idées qui ne sont pas jointes dans la vérité, dont on compose ainsi de vains fantômes après lesquels les hommes courent, et dont ils se repaissent misérablement toute leur vie.

L’homme trouve en soi l’idée du bonheur et du malheur, et cette idée n’est point fausse ni confuse tant qu’elle demeure générale : il a aussi des idées de petitesse, de grandeur, de bassesse, d’excellence ; il désire le bonheur, il fuit le malheur, il admire l’excellence, il méprise la bassesse.

Mais la corruption du péché qui le sépare de Dieu, en qui seul il pouvait trouver son véritable bonheur, et à qui seul par conséquent il en devait attacher l’idée, la lui fait joindre à une infinité de choses dans l’amour desquelles il s’est précipité pour y chercher la félicité qu’il avait perdue ; et c’est par là qu’il s’est formé une infinité d’idées fausses et obscures, en se représentant tous les objets de son amour comme étant capables de le rendre heureux, et ceux qui l’en privent comme le rendant misérable. Il a de même perdu par le péché la véritable grandeur et la véritable excellence, et ainsi il est contraint, pour s’aimer, de se représenter à soi-même autre qu’il n’est en effet ; de se cacher ses misères et sa pauvreté, et d’enfermer dans son idée un grand nombre de choses qui en sont entièrement séparées, enfin de la grossir et de l’agrandir ; et voici la suite ordinaire de ces fausses idées.

La première et la principale pente de la concupiscence est vers le plaisir des sens qui naît de certains objets extérieurs ; et comme l’âme s’aperçoit que ce plaisir qu’elle aime lui vient de ces choses, elle y joint incontinent l’idée de bien, et celle de mal à ce qui l’en prive. Ensuite, voyant que les richesses et la puissance humaine sont les moyens ordinaires de se rendre maître de ces objets de la concupiscence, elle commence à les regarder comme de grands biens, et par conséquent elle juge heureux les riches et les grands qui les possèdent, et malheureux les pauvres qui en sont privés.

Or, comme il y a une certaine excellence dans le bonheur, elle ne sépare jamais ces deux idées, et elle regarde toujours comme grands tous ceux qu’elle considère comme heureux, et comme petits ceux qu’elle estime pauvres et malheureux ; et c’est la raison du mépris que l’on fait des pauvres, et de l’estime que l’on fait des riches. Ces jugements sont si injustes et si faux, que saint Thomas[63] croit que c’est ce regard d’estime et d’admiration pour les riches qui est condamné si sévèrement par l’apôtre saint Jacques[64], lorsqu’il défend de donner un siége plus élevé aux riches qu’aux pauvres dans les assemblées ecclésiastiques ; car ce passage ne pouvant s’entendre à la lettre d’une défense de rendre certains devoirs extérieurs plutôt aux riches qu’aux pauvres, puisque l’ordre du monde, que la religion ne trouble point, souffre ces préférences[65], et que les saints mêmes les ont pratiquées, il semble qu’on doive l’entendre de cette préférence intérieure qui fait regarder les pauvres comme sous les pieds des riches, et les riches comme étant infiniment élevés au-dessus des pauvres.

Mais quoique ces idées et les jugements qui en naissent soient faux et déraisonnables, ils sont néanmoins communs à tous les hommes, qui ne les ont pas corrigés parce qu’ils sont produits par la concupiscence dont ils sont tous infectés. Et il arrive de là que l’on ne se forme pas seulement ces idées des riches, mais que l’on sait que les autres ont pour eux les mêmes mouvements d’estime et d’admiration ; de sorte que l’on considère leur état, non-seulement environné de toute la pompe et de toutes les commodités qui y sont jointes, mais aussi de tous ces jugements avantageux que l’on forme des riches, et que l’on connaît par les discours ordinaires des hommes et par sa propre expérience.

C’est proprement ce fantôme[66], composé de tous les admirateurs des riches et des grands, que l’on conçoit environner leur trône, et les regarder avec des sentiments intérieurs de crainte, de respect et d’abaissement, qui fait l’idole des ambitieux, pour lequel ils travaillent toute leur vie et s’exposent à tant de dangers.

Et pour montrer que c’est ce qu’ils recherchent et qu’ils adorent, il ne faut pas que considérer que, s’il n’y avait au monde qu’un homme qui pensât, et que tout le reste de ceux qui auraient la figure humaine ne fussent que des statues automates, et que de plus ce seul homme raisonnable, sachant parfaitement que toutes ces statues qui lui ressembleraient extérieurement seraient entièrement privées de raison et de pensée, sût néanmoins le secret de les remuer par quelques ressorts, et d’en tirer tous les services que nous tirons des hommes, on peut bien croire qu’il se divertirait quelquefois aux divers mouvements qu’il imprimerait à ces statues ; mais certainement il ne mettrait jamais son plaisir et sa gloire dans les respects extérieurs qu’il se ferait rendre par elles ; il ne serait jamais flatté de leurs révérences, et même il s’en lasserait aussitôt que l’on se lasse des marionnettes ; de sorte qu’il se contenterait ordinairement d’en tirer les services qui lui seraient nécessaires, sans se soucier d’en amasser un plus grand nombre que ce qu’il en aurait besoin pour son usage.

Ce n’est donc pas les simples effets extérieurs de l’obéissance des hommes, séparés de la vue de leurs pensées, qui sont l’objet de l’amour des ambitieux ; ils veulent commander à des hommes et non à des automates, et leur plaisir consiste dans la vue des mouvements de crainte, d’estime et d’admiration qu’ils excitent dans les autres[67].

C’est ce qui fait voir que l’idée qui les occupe est aussi vaine et aussi peu solide que celle de ceux qu’on appelle proprement hommes vains, qui sont ceux qui se repaissent de louanges, d’acclamations, d’éloges, de titres et des autres choses de cette nature. La seule chose qui les en distingue est la différence des mouvements et des jugements qu’ils se plaisent d’exciter ; car, au lieu que les hommes vains ont pour but d’exciter des mouvements d’amour et d’estime pour leur science, leur éloquence, leur esprit, leur adresse, leur bonté, les ambitieux veulent exciter des mouvements de terreur, de respect et d’abaissement sous leur grandeur, et des idées conformes à ces jugements par lesquels on les regarde comme terribles, élevés, puissants. Ainsi les uns et les autres mettent leur bonheur dans les pensées d’autrui ; mais les uns choisissent certaines pensées, et les autres d’autres.

Il n’y a rien de plus ordinaire que de voir ces vains fantômes, composés de faux jugements des hommes, donner le branle aux plus grandes entreprises, et servir de principal objet à toute la conduite de la vie des hommes.

Cette valeur, si estimée dans le monde, qui fait que ceux qui passent pour braves se précipitent sans crainte dans les plus grands dangers, n’est souvent qu’un effet de l’application de leur esprit à ces images vides et creuses qui le remplissent. Peu de personnes méprisent sérieusement la vie ; et ceux qui semblent affronter la mort avec tant de hardiesse à une brèche ou dans une bataille tremblent comme les autres, et souvent plus que les autres, lorsqu’elle les attaque dans leur lit. Mais ce qui produit la générosité qu’ils font paraître en quelques rencontres, c’est qu’ils envisagent, d’une part, les railleries que l’on fait des lâches et, de l’autre, les louanges qu’on donne aux vaillants hommes ; et ce double fantôme, les occupant, les détourne de la considération des dangers et de la mort[68].

C’est par cette raison que ceux qui ont plus sujet de croire que les hommes les regardent, étant plus remplis de la vue de ces jugements, sont plus vaillants et plus généreux. Ainsi les capitaines ont d’ordinaire plus de courage que les soldats[69], et les gentilshommes que ceux qui ne le sont pas, parce qu’ayant plus d’honneur à perdre et à acquérir, ils en sont aussi plus vivement touchés. Les mêmes travaux, disait un grand capitaine, ne sont pas également pénibles à un général d’armée et à un soldat, parce qu’un général est soutenu par les jugements de toute une armée qui a les yeux sur lui, au lieu qu’un soldat n’a rien qui le soutienne que l’espérance d’une petite récompense et d’une basse réputation de bon soldat, qui ne s’étend pas souvent au delà de la compagnie[70].

Qu’est-ce que se proposent ces gens qui bâtissent des maisons superbes beaucoup au-dessus de leur condition et de leur fortune ? Ce n’est pas la simple commodité qu’ils y recherchent ; cette magnificence excessive y nuit plus qu’elle n’y sert, et il est visible aussi que s’ils étaient seuls au monde, ils ne prendraient jamais cette peine, non plus que s’ils croyaient que tous ceux qui verraient leurs maisons n’eussent pour eux que des sentiments de mépris. C’est donc pour des hommes qu’ils travaillent et pour des hommes qui les approuvent. Ils s’imaginent que tous ceux qui verront leurs palais concevront des mouvements de respect et d’admiration pour celui qui en est le maître ; et ainsi ils se représentent à eux-mêmes au milieu de leurs palais, environnés d’une troupe de gens qui les regardent de bas en haut, et qui les jugent grands, puissants, heureux, magnifiques ; et c’est pour cette idée qui les remplit qu’ils font ces grandes dépenses et prennent toutes ces peines.

Pourquoi croit-on que l’on charge les carrosses de ce grand nombre de laquais ? Ce n’est pas pour le service qu’on en tire, ils incommodent plus qu’ils ne servent ; mais c’est pour exciter en passant, dans ceux qui les voient, l’idée que c’est une personne de grande condition qui passe ; et la vue de cette idée qu’ils s’imaginent que l’on se formera en voyant ces carrosses satisfait la vanité de ceux à qui ils appartiennent.

Si l’on examine de même tous les états, tous les emplois et toutes les professions qui sont estimés dans le monde, on trouvera que ce qui les rend agréables, et ce qui soulage les peines et les fatigues qui les accompagnent, est qu’ils présentent souvent à l’esprit des mouvements de respect, d’estime, de crainte, d’admiration, que les autres ont pour nous[71].

Ce qui rend, au contraire, la solitude ennuyeuse à la plupart du monde est que, les séparant de la vue des hommes, elle les sépare aussi de celle de leurs jugements et de leurs pensées. Ainsi, leur cœur demeure vide et affamé, étant privé de cette nourriture ordinaire, et ne trouvant pas dans soi-même de quoi se remplir. Et c’est pourquoi les philosophes païens ont jugé la vie solitaire si insupportable, qu’ils n’ont pas craint de dire que leur Sage ne voudrait pas posséder tous les biens du corps et de l’esprit, à condition de vivre toujours seul et de ne parler de son bonheur avec personne. Il n’y a que la religion chrétienne qui ait pu rendre la solitude agréable, parce que, portant les hommes à mépriser ces vaines idées, elle leur donne en même temps d’autres objets plus capables d’occuper l’esprit, et plus dignes de remplir le cœur pour lesquels ils n’ont point besoin de la vue et du commerce des hommes.

Mais il faut remarquer que l’amour des hommes ne se termine pas proprement à connaître les pensées et les sentiments des autres, mais qu’ils s’en servent seulement pour agrandir et pour rehausser l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes, en y joignant et incorporant toutes ces idées étrangères, et s’imaginant, par une illusion grossière, qu’ils sont réellement plus grands parce qu’ils sont dans une plus grande maison et qu’il y a plus de gens qui les admirent, quoique toutes ces choses qui sont hors d’eux, et toutes ces pensées des autres hommes, ne mettant rien en eux, les laissent aussi pauvres et aussi misérables qu’ils étaient auparavant.

On peut découvrir par là ce qui rend agréables aux hommes plusieurs choses qui semblent n’avoir rien d’elles-mêmes qui soit capable de les divertir et de leur plaire ; car la raison du plaisir qu’ils y prennent est que l’idée d’eux-mêmes se représente à eux plus grande qu’à l’ordinaire par quelque vaine circonstance que l’on y joint.

On prend plaisir à parler des dangers que l’on a courus, parce qu’on se forme sur ces accidents une idée qui nous représente à nous-mêmes, ou comme prudents, ou comme favorisés particulièrement de Dieu. On aime à parler des maladies dont on est guéri, parce qu’on se représente à soi-même comme ayant beaucoup de force pour résister aux grands maux[72].

On désire remporter l’avantage en toutes choses, et même dans les jeux de hasard, où il n’y a nulle adresse, lors même qu’on ne joue pas pour le gain, parce que l’on joint à son idée celle d’heureux : il semble que la fortune ait fait choix de nous, et qu’elle nous ait favorisés comme ayant égard à notre mérite. On conçoit même ce bonheur prétendu comme une qualité permanente qui donne droit d’espérer à l’avenir le même succès ; et c’est pourquoi il y en a que les joueurs choisissent, et avec qui ils aiment mieux se lier qu’avec d’autres, ce qui est entièrement ridicule : car on peut bien dire qu’un homme a été heureux jusqu’à un certain moment ; mais, pour le moment suivant, il n’y a nulle probabilité plus grande qu’il le soit que ceux qui ont été les plus malheureux.

Ainsi, l’esprit de ceux qui n’aiment que le monde n’a pour objet en effet que de vains fantômes qui l’amusent et l’occupent misérablement, et ceux qui passent pour les plus sages ne se repaissent, aussi bien que les autres, que d’illusions et de songes. Il n’y a que ceux qui rapportent leur vie et leurs actions aux choses éternelles que l’on puisse dire avoir un objet solide, réel et subsistant, étant vrai à l’égard de tous les autres qu’ils aiment la vanité et le néant, et qu’ils courent après la fausseté et le mensonge.


CHAPITRE XI

D’une autre cause qui met de la confusion dans nos pensées et dans nos discours, qui est que nous les attachons à des mots.


Nous avons déjà dit que la nécessité que nous avons d’user de signes extérieurs pour nous faire entendre fait que nous attachons tellement nos idées aux mots, que souvent nous considérons plus les mots que les choses[73]. Or, c’est une des causes les plus ordinaires de la confusion de nos pensées et de nos discours.

Car il faut remarquer que, quoique les hommes aient souvent de différentes idées des mêmes choses, ils se servent néanmoins des mêmes mots pour les exprimer, comme l’idée qu’un philosophe païen a de la vertu n’est pas la même que celle qu’en a un théologien, et néanmoins chacun exprime son idée par le même mot de vertu.

De plus, les mêmes hommes en différents âges ont considéré les mêmes choses en des manières très-différentes, et néanmoins ils ont toujours rassemblé toutes ces idées sous un même nom : ce qui fait que, prononçant ce mot, ou l’entendant prononcer, on se brouille facilement, le prenant tantôt selon une idée, tantôt selon l’autre. Par exemple, l’homme ayant reconnu qu’il y avait en lui quelque chose, quoi que ce fût, qui faisait qu’il se nourrissait et qu’il croissait, a appelé cela âme, et a étendu cette idée à ce qui est de semblable, non-seulement dans les animaux, mais même dans les plantes, et, ayant vu encore qu’il pensait, il a encore appelé du nom d’âme ce qui était en lui le principe de la pensée : d’où il est arrivé que, par cette ressemblance de nom, il a pris pour la même chose ce qui pensait et ce qui faisait que le corps se nourrissait et croissait. De même on a étendu également le mot de vie à ce qui est cause des opérations des animaux et à ce qui nous fait penser, qui sont deux choses absolument différentes[74].

Il y a de même beaucoup d’équivoques dans les mots de sens et de sentiments, lors même qu’on ne prend ces mots que pour quelqu’un des cinq sens corporels ; car il se passe ordinairement trois choses en nous lorsque nous usons de nos sens, comme lorsque nous voyons quelque chose : la première est qu’il se fait certains mouvements dans les organes corporels, comme dans l’œil et dans le cerveau ; la seconde, que ces mouvements donnent occasion à notre âme de concevoir quelque chose, comme lorsque ensuite du mouvement qui se fait dans notre œil par la réflexion de la lumière dans des gouttes de pluie opposées au soleil, elle a des idées du rouge, du bleu et de l’orangé ; la troisième est le jugement que nous faisons de ce que nous voyons, comme de l’arc-en-ciel, à qui nous attribuons ces couleurs, et que nous concevons d’une certaine grandeur, d’une certaine figure et en une certaine distance. La première de ces trois choses est uniquement dans notre corps, les deux autres sont seulement en notre âme, quoique à l’occasion de ce qui se passe dans notre corps ; et néanmoins nous comprenons toutes les trois, quoique si différentes, sous le même nom de sens et de sentiment, ou de vue, d’ouïe, etc. Car, quand on dit que l’œil voit, que l’oreille ouït, cela ne peut s’entendre que selon le mouvement de l’organe corporel, étant bien clair que l’œil n’a aucune perception des objets qui le frappent, et que ce n’est pas lui qui en juge. On dit au contraire qu’on n’a pas vu une personne qui s’est présentée devant nous, et qui nous a frappé les yeux, lorsque nous n’y avons pas fait réflexion. Et alors on prend le mot de voir pour la pensée qui se forme en notre âme, ensuite de ce qui se passe dans notre œil et dans notre cerveau ; et, selon cette signification du mot de voir, c’est l’âme qui voit et non pas le corps, comme Platon le soutient, et Cicéron après lui par ces paroles : Nos enim ne nunc quidem oculis cernimus ea quæ videmus. Neque enim est ullus sensus in corpore. Viæ quasi quædam sunt ad oculos, ad aures, ad nares, a sede animi perforatæ. Itaque sæpe aut cogitatione aut aliqua vi morbi impediti, apertis atque integris et oculis et auribus, nec videmus, nec audimus ; ut facile intelligi possit, animum et videre et audire, non eas partes quæ quasi fenestræ sunt animi[75]. Enfin, on prend les mots des sens, de la vue, de l’ouïe, etc., pour la dernière de ces trois choses, c’est-à-dire pour les jugements que notre âme fait ensuite des perceptions qu’elle a eues à l’occasion de ce qui s’est passé dans les organes corporels, lorsque l’on dit que les sens se trompent, comme quand ils voient dans l’eau un bâton courbé, et que le soleil ne nous paraît que de deux pieds de diamètre. Car il est certain qu’il ne peut y avoir d’erreur ou de fausseté ni en tout ce qui se passe dans l’organe corporel, ni dans la seule perception de notre âme, qui n’est qu’une simple appréhension ; mais que toute l’erreur ne vient que de ce que nous jugeons mal[76], en concluant, par exemple, que le soleil n’a que deux pieds de diamètre, parce que sa grande distance fait que l’image qui s’en forme au fond de notre œil est à peu près de la même grandeur que celle qu’y formerait un objet de deux pieds à une certaine distance plus proportionnée à notre manière ordinaire de voir. Mais, parce que nous avons fait ce jugement dès l’enfance, et que nous y sommes tellement accoutumés qu’il se fait au même instant que nous voyons le soleil, sans presque aucune réflexion[77], nous l’attribuons à la vue, et nous disons que nous voyons les objets petits ou grands, selon qu’ils sont plus proches ou éloignés de nous, quoique ce soit notre esprit, et non notre œil, qui juge de leur petitesse et de leur grandeur.

Toutes les langues sont pleines d’une infinité de mots semblables, qui, n’ayant qu’un même son, sont néanmoins signes d’idée entièrement différentes.

Mais il faut remarquer que quand un nom équivoque signifie deux choses qui n’ont nul rapport entre elles, et que les hommes n’ont jamais confondues dans leur pensée, il est presque impossible alors qu’on s’y trompe, et qu’il soit cause d’aucune erreur ; comme on ne se trompera pas, si l’on a un peu de sens commun, par l’équivoque du mot bélier, qui signifie un animal et un signe du zodiaque. Au lieu que quand l’équivoque est venue de l’erreur même des hommes, qui ont confondu par méprise des idées différentes, comme dans le mot d’âme, il est difficile de s’en détromper, parce qu’on suppose que ceux qui se sont les premiers servis de ces mots les ont bien entendus ; et ainsi nous nous contentons souvent de les prononcer, sans examiner jamais si l’idée que nous en avons est claire et distincte ; et nous attribuons même à ce que nous nommons d’un même nom ce qui ne convient qu’à des idées de choses incompatibles, sans nous apercevoir que cela ne vient que de ce que nous avons confondu deux choses différentes sous un même nom.


CHAPITRE XII

Du remède à la confusion qui naît dans nos pensées et dans nos discours de la confusion des mots ; où il est parlé de la nécessité et de l’utilité de définir les noms dont on se sert, et de la différence de la définition des choses d’avec la définition des noms.


Le meilleur moyen pour éviter la confusion des mots qui se rencontrent dans les langues ordinaires est de faire une nouvelle langue et de nouveaux mots, qui ne soient attachés qu’aux idées que nous voulons qu’ils représentent ; mais, pour cela, il n’est pas nécessaire de faire de nouveaux sons, parce qu’on peut se servir de ceux qui sont déjà en usage, en les regardant comme s’ils n’avaient aucune signification, pour leur donner celle que nous voulons qu’ils aient, en désignant par d’autres mots simples, et qui ne soient point équivoques, l’idée à laquelle nous voulons les appliquer : comme si je veux prouver que notre âme est immortelle, le mot d’âme étant équivoque, comme nous l’avons montré, fera naître aisément de la confusion dans ce que j’aurai à dire : de sorte que, pour l’éviter, je regarderai le mot d’âme comme si c’était un son qui n’eût point encore de sens, et je l’appliquerai uniquement à ce qui est en nous le principe de la pensée, en disant : J’appelle âme ce qui est en nous le principe de la pensée.

C’est ce qu’on appelle la définition du mot, definitio nominis, dont les géomètres se servent si utilement, laquelle il faut bien distinguer de la définition de la chose, definitio rei[78].

Car dans la définition de la chose, comme peut être celle-ci : L’homme est un animal raisonnable, le temps est la mesure du mouvement, on laisse au terme qu’on définit, comme homme ou temps, son idée ordinaire, dans laquelle on prétend que sont contenues d’autres idées, comme animal raisonnable ou mesure du mouvement ; au lieu que dans la définition du nom, comme nous avons déjà dit, on ne regarde que le son, et ensuite on détermine ce son à être signe d’une idée que l’on désigne par d’autres mots.

Il faut aussi prendre garde de ne pas confondre la définition de nom dont nous parlons ici avec celle dont parlent quelques philosophes, qui entendent par là l’explication de ce qu’un mot signifie selon l’usage ordinaire d’une langue, ou selon son étymologie : c’est de quoi nous pourrons parler en un autre endroit[79] ; mais ici, on ne regarde, au contraire, que l’usage particulier auquel celui qui définit un mot veut qu’on le prenne pour bien concevoir sa pensée, sans se mettre en peine si les autres le prennent dans le même sens.

Et de là il s’ensuit, premièrement, que les définitions de noms sont arbitraires[80], et que celles des choses ne le sont point ; car chaque son étant indifférent de soi-même et par sa nature à signifier toutes sortes d’idées, il m’est permis, pour mon usage particulier, et pourvu que j’en avertisse les autres, de déterminer un son à signifier précisément une certaine chose, sans mélange d’aucune autre ; mais il en est tout autrement de la définition des choses : car il ne dépend point de la volonté des hommes que les idées comprennent ce qu’ils voudraient qu’elles comprissent ; de sorte que si, en voulant les définir, nous attribuons à ces idées quelque chose qu’elles ne contiennent pas, nous tombons nécessairement dans l’erreur.

Ainsi, pour donner un exemple de l’un et de l’autre, si, dépouillant le mot parallélogramme de toute signification, je l’applique à signifier un triangle, cela m’est permis, et je ne commets en cela aucune erreur, pourvu que je ne le prenne qu’en cette sorte : et je pourrai dire alors que le parallélogramme a trois angles égaux à deux droits ; mais si, laissant à ce mot sa signification et son idée ordinaire, qui est de signifier une figure dont les côtés sont parallèles, je venais à dire que le parallélogramme est une figure à trois lignes, parce que ce serait alors une définition de choses, elle serait très-fausse, étant impossible qu’une figure à trois lignes ait ses côtés parallèles.

Il s’ensuit, en second lieu, que les définitions des noms ne peuvent pas être contestées par cela même qu’elles sont arbitraires ; car vous ne pouvez pas nier qu’un homme n’ait donné à un son la signification qu’il dit lui avoir donnée, ni qu’il n’ait cette signification dans l’usage qu’en fait cet homme, après nous en avoir avertis ; mais pour les définitions des choses, on a souvent droit de les contester, puisqu’elles peuvent être fausses, comme nous l’avons montré.

Il s’ensuit, troisièmement, que toute définition de nom, ne pouvant être contestée, peut être prise pour principe[81], au lieu que les définitions de choses ne peuvent point du tout être prises pour principes, et sont de véritables propositions qui peuvent être niées par ceux qui y trouveront quelque obscurité, et par conséquent elles ont besoin d’être prouvées comme d’autres propositions, et ne doivent pas être supposées, à moins qu’elles ne fussent claires d’elles-mêmes comme des axiomes[82].

Néanmoins ce que je viens de dire, que la définition du nom peut être prise pour principe, a besoin d’explication, car cela n’est vrai qu’à cause que l’on ne doit pas contester que l’idée qu’on a désignée ne puisse être appelée du nom qu’on lui a donné ; mais on n’en doit rien conclure à l’avantage de cette idée, ni croire, pour cela seul qu’on lui a donné un nom, qu’elle signifie quelque chose de réel. Car, par exemple, je puis définir le mot de chimère, en disant : J’appelle chimère ce qui implique contradiction ; et cependant il ne s’ensuivra pas de là que la chimère soit quelque chose. De même, si un philosophe me dit : J’appelle pesanteur le principe intérieur qui fait qu’une pierre tombe sans que rien la pousse, je ne contesterai pas cette définition ; au contraire, je la recevrai volontiers, parce qu’elle me fait entendre ce qu’il veut dire ; mais je lui nierai que ce qu’il entend par ce mot pesanteur soit quelque chose de réel, parce qu’il n’y a point de tel principe dans les pierres.

J’ai voulu expliquer ceci un peu au long, parce qu’il y a deux grands abus qui se commettent sur ce sujet dans la philosophie commune. Le premier est de confondre la définition de la chose avec la définition du nom, et d’attribuer à la première ce qui ne convient qu’à la dernière ; car, ayant fait à leur fantaisie cent définitions, non de nom, mais de chose, qui sont très-fausses, et qui n’expliquent point du tout la vraie nature des choses ni les idées que nous en avons naturellement, ils veulent ensuite que l’on considère ces définitions comme des principes que personne ne peut contredire ; et si quelqu’un les leur nie, comme elles sont très-niables, ils prétendent qu’on ne mérite pas de disputer avec eux.

Le second abus est que, ne se servant presque jamais de définitions de nom, pour en ôter l’obscurité et les fixer à de certaines idées désignées clairement, ils les laissent dans leur confusion : d’où il arrive que la plupart de leurs disputes ne sont que des disputes de mots ; et, de plus, qu’ils se servent de ce qu’il y a de clair et de vrai dans les idées confuses, pour établir ce qu’elles ont d’obscur et de faux ; ce qui se reconnaîtrait facilement si on avait défini les noms[83]. Ainsi, les philosophes croient d’ordinaire que la chose du monde la plus claire est, que le feu est chaud, et qu’une pierre est pesante, et que ce serait une folie de le nier, et, en effet, ils le persuaderont à tout le monde, tant qu’on n’aura point défini les noms ; mais, en les définissant, on découvrira aisément si ce qu’on leur niera sur ce sujet est clair ou obscur ; car il leur faut demander ce qu’ils entendent par le mot de chaud et par le mot de pesant. Que s’ils répondent que, par chaud, ils entendent seulement ce qui est propre à causer en nous le sentiment de la chaleur, et par pesant, ce qui tombe en bas, n’étant point soutenu, ils ont raison de dire qu’il faut être déraisonnable pour nier que le feu soit chaud, et qu’une pierre soit pesante ; mais, s’ils entendent par chaud ce qui a en soi une qualité semblable à ce que nous nous imaginons quand nous sentons de la chaleur, et par pesant ce qui a en soi un principe intérieur qui le fait aller vers le centre, sans être poussé par quoi que ce soit, il sera facile alors de leur montrer que ce n’est point leur nier une chose claire, mais très-obscure, pour ne pas dire très-fausse, que de leur nier qu’en ce sens le feu soit chaud et qu’une pierre soit pesante, parce qu’il est bien clair que le feu nous fait avoir le sentiment de la chaleur par l’impression qu’il fait sur notre corps ; mais il n’est nullement clair que le feu ait rien en lui qui soit semblable à ce que nous sentons quand nous sommes auprès du feu : et il est de même fort clair qu’une pierre descend en bas quand on la laisse ; mais il n’est nullement clair qu’elle y descende d’elle-même, sans que rien la pousse en bas.

Voilà donc la grande utilité de la définition des noms, de faire comprendre nettement de quoi il s’agit, afin de ne pas disputer inutilement sur des mots, que l’un entend d’une façon, et l’autre de l’autre, comme on fait si souvent, même dans les discours ordinaires.

Mais, outre cette utilité, il y en a encore une autre : c’est qu’on ne peut souvent avoir une idée distincte d’une chose qu’en y employant beaucoup de mots pour la désigner ; or, il serait important, surtout dans les livres de science, de répéter toujours cette grande suite de mots. C’est pourquoi, ayant fait comprendre la chose par tous ces mots, on attache à un seul mot l’idée qu’on a conçue, et ce mot tient lieu de tous les autres. Ainsi, ayant compris qu’il y a des nombres qui sont divisibles en deux également, pour éviter de répéter souvent tous ces termes, on donne un nom à cette propriété, en disant : J’appelle tout nombre qui est divisible en deux également, nombre pair : cela fait voir que toutes les fois qu’on se sert du mot qu’on a défini, il faut substituer mentalement la définition en la place du défini, et avoir cette définition si présente, qu’aussitôt qu’on nomme, par exemple, le nombre pair, on entende précisément que c’est celui qui est divisible en deux également, et que ces deux choses soient tellement jointes et inséparables, dans la pensée, qu’aussitôt que le discours en exprime l’une, l’esprit y attache immédiatement l’autre. Car ceux qui définissent les termes, comme font les géomètres, avec tant de soin, ne le font que pour abréger le discours, que de si fréquentes circonlocutions rendraient ennuyeux. Ne assidue circumloquendo moras faciamus, comme dit saint Augustin ; mais ils ne le font pas pour abréger les idées des choses dont ils discourent, parce qu’ils prétendent que l’esprit suppléera la définition entière aux termes courts, qu’ils n’emploient que pour éviter l’embarras que la multitude des paroles apporterait[84].


CHAPITRE XIII

Observations importantes touchant la définition des mots.


Après avoir expliqué ce que c’est que les définitions des noms, et combien elles sont utiles et nécessaires, il est important de faire quelques observations sur la manière de s’en servir, afin de ne pas en abuser.

La première est qu’il ne faut pas entreprendre de définir tous les mots, parce que souvent cela serait inutile, et qu’il est même impossible de le faire. Je dis qu’il serait souvent inutile de définir certains noms ; car, lorsque l’idée que les hommes ont de quelque chose est distincte, et que tous ceux qui entendent une langue forment la même idée en entendant prononcer un mot, il serait inutile de le définir, puisqu’on a déjà la fin de la définition, qui est que le mot soit attaché à une idée claire et distincte. C’est ce qui arrive dans les choses fort simples dont tous les hommes ont naturellement la même idée ; de sorte que les mots par lesquels on les signifie sont entendus de la même sorte par tous ceux qui s’en servent, ou, s’ils y mêlent quelquefois quelque chose d’obscur, leur principale attention néanmoins va toujours à ce qu’il y a de clair ; et ainsi tous ceux qui ne s’en servent que pour en marquer l’idée claire, n’ont pas sujet de craindre qu’ils ne soient pas entendus. Tels sont les mots d’être, de pensée, d’étendue, d’égalité, de durée ou de temps, et autres semblables. Car, encore que quelques-uns obscurcissent l’idée du temps par diverses propositions qu’ils en forment, et qu’ils appellent définitions, comme que le temps est la mesure du mouvement selon l’antériorité et la postériorité[85], néanmoins ils ne s’arrêtent pas eux-mêmes à cette définition, quand ils entendent parler du temps, et n’en conçoivent autre chose que ce que naturellement tous les autres en conçoivent : et ainsi les savants et les ignorants entendent la même chose, et avec la même facilité, quand on leur dit qu’un cheval est moins de temps à faire une lieue qu’une tortue.

Je dis de plus qu’il serait impossible de définir tous les mots ; car, pour définir un mot, on a nécessairement besoin d’autres mots qui désignent l’idée à laquelle on veut attacher ce mot ; et, si l’on voulait aussi définir les mots dont on se serait servi pour l’explication de celui-là, on aurait encore besoin d’autres, et ainsi à l’infini. Il faut donc nécessairement s’arrêter à des termes primitifs qu’on ne définisse point ; et ce serait un aussi grand défaut, de vouloir trop définir que de ne pas assez définir, parce que, par l’un et par l’autre, on tomberait dans la confusion que l’on prétend éviter[86].

La seconde observation est qu’il ne faut point changer les définitions déjà reçues, quand on n’a point sujet d’y trouver à redire ; car il est toujours plus facile de faire entendre un mot, lorsque l’usage déjà reçu, au moins parmi les savants, l’a attaché à une idée, que lorsqu’il l’y faut attacher de nouveau, et le détacher de quelque autre idée avec laquelle on a accoutumé de le joindre. C’est pourquoi ce serait une faute de changer les définitions reçues par les mathématiciens, si ce n’est qu’il y en eût quelqu’une d’embrouillée, et dont l’idée n’aurait pas été désignée assez nettement, comme peut-être celle de l’angle et de la proportion dans Euclide[87].

La troisième observation est que, quand on est obligé de définir un mot, on doit, autant que l’on peut, s’accommoder à l’usage, en ne donnant pas aux mots des sens tout à fait éloignés de ceux qu’ils ont, et qui pourraient même être contraires à leur étymologie, comme qui dirait : J’appelle parallélogramme une figure terminée par trois lignes ; mais se contentant pour l’ordinaire de dépouiller les mots qui ont deux sens, de l’un de ces sens pour l’attacher uniquement à l’autre. Comme la chaleur signifiant, dans l’usage commun, et le sentiment que nous en avons, et une qualité que nous nous imaginons dans le feu tout à fait semblable à ce que nous sentons ; pour éviter cette ambiguïté, je puis me servir du nom de chaleur, en l’appliquant à l’une de ces idées, et le détachant de l’autre ; comme si je dis : J’appelle chaleur le sentiment que j’ai quand je m’approche du feu, et donnant à la cause de ce sentiment, ou un nom tout à fait différent, comme serait celui d’ardeur, ou ce même nom, avec quelque addition qui le détermine et qui le distingue de la chaleur prise pour le sentiment, comme qui dirait la chaleur virtuelle[88].

La raison de cette observation est que les hommes, ayant une fois attaché une idée à un mot, ne s’en défont pas facilement ; et ainsi leur ancienne idée, revenant toujours, leur fait aisément oublier la nouvelle que vous voulez leur donner en définissant ce mot ; de sorte qu’il serait plus facile de les accoutumer à un mot qui ne signifierait rien du tout, comme qui dirait : J’appelle bara une figure terminée par trois lignes, que de les accoutumer à dépouiller le mot de parallélogramme de l’idée d’une figure dont les côtés opposés sont parallèles, pour lui faire signifier une figure dont les côtés ne peuvent être parallèles.

C’est un défaut dans lequel sont tombés tous les chimistes, qui ont pris plaisir de changer les noms à la plupart des choses dont ils parlent, sans aucune utilité, et de leur en donner qui signifient déjà d’autres choses qui n’ont nul véritable rapport avec les nouvelles idées auxquelles ils les lient. Ce qui donne même lieu à quelques-uns de faire des raisonnements ridicules, comme est celui qu’une personne qui, s’imaginant que la peste était un mal saturnien, prétendait qu’on avait guéri des pestiférés en leur pendant au col un morceau de plomb, que les chimistes appellent Saturne, sur lequel on avait gravé un jour de samedi, qui porte aussi le nom de Saturne[89], la figure dont les astronomes se servent pour marquer cette planète ; comme si des rapports arbitraires et sans raison entre le plomb et la planète de Saturne, et entre cette même planète et le jour du samedi, et la petite marque dont on la désigne, pouvaient avoir des effets réels, et guérir effectivement des maladies.

Mais ce qu’il y a de plus insupportable dans ce langage des chimistes est la profanation qu’ils font des plus sacrés mystères de la religion pour servir de voile à leurs prétendus secrets, jusque-là même qu’il y en a qui ont passé jusqu’à ce point d’impiété, que d’appliquer ce que l’Écriture dit des vrais chrétiens, qu’ils sont la race choisie, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis, et qu’il a appelé des ténèbres à son admirable lumière, à la chimérique confrérie des Rosecroix[90], qui sont, selon eux, des sages qui sont parvenus à l’immortalité bienheureuse, ayant trouvé le moyen, par la pierre philosophale, de fixer leur âme dans leur corps, d’autant, disent-ils, qu’il n’y a point de corps plus fixe et plus incorruptible que l’or. On peut voir ces rêveries et beaucoup d’autres semblables dans l’examen qu’a fait Gassendi de la philosophie de Fludd[91], qui font voir qu’il n’y a guère de plus mauvais caractère d’esprit que celui de ces écrivains énigmatiques qui s’imaginent que les pensées les moins solides, pour ne pas dire les plus fausses et les plus impies, passeront pour de grands mystères, étant revêtues des manières de parler inintelligibles au commun des hommes.



CHAPITRE XIV

D’une autre sorte de définitions de noms, par lesquelles on marque ce qu’ils signifient dans l’usage.


Tout ce que nous avons dit des définitions de noms ne doit s’entendre que de celles où l’on définit les mots dont on se sert en particulier ; et c’est ce qui les rend libres et arbitraires, parce qu’il est permis à chacun de se servir de tel son qu’il lui plaît pour exprimer ses idées, pourvu qu’il en avertisse. Mais comme les hommes ne sont maîtres que de leur langage, et non pas de celui des autres, chacun a le droit de faire un dictionnaire pour soi ; mais on n’a pas droit d’en faire pour les autres, ni d’expliquer leurs paroles par ces significations particulières qu’on aura attachées aux mots. C’est pourquoi, quand on n’a pas dessein de faire connaître simplement en quel sens on prend un mot, mais qu’on prétend expliquer celui auquel il est communément pris, les définitions qu’on en donne ne sont nullement arbitraires, mais elles sont liées et astreintes à représenter, non la vérité des choses, mais la vérité de l’usage ; et on doit les estimer fausses, si elles n’expriment pas véritablement cet usage, c’est-à-dire si elles ne joignent pas aux sons les mêmes idées qui y sont jointes par l’usage ordinaire de ceux qui s’en servent ; et c’est ce qui fait voir que ces définitions ne sont nullement exemptes d’être contestées, puisque l’on dispute tous les jours de la signification que l’usage donne aux termes.

Or, quoique ces sortes de définitions de mots semblent être le partage des grammairiens, puisque ce sont celles qui composent les dictionnaires, qui ne sont autre chose que l’explication des idées que les hommes sont convenus de lier à certains sons, néanmoins l’on peut faire sur ce sujet plusieurs réflexions très-importantes pour l’exactitude de nos jugements. La première, qui sert de fondement aux autres, est que les hommes ne considèrent pas souvent toute la signification des mots, c’est-à-dire que les mots signifient souvent plus qu’il ne semble[92], et que, lorsqu’on en veut expliquer la signification, on ne représente pas toute l’impression qu’ils font dans l’esprit.

Car signifier, dans un son prononcé ou écrit, n’est autre chose qu’exciter une idée liée à ce son dans notre esprit, en frappant nos oreilles ou nos yeux. Or, il arrive souvent qu’un mot, outre l’idée principale que l’on regarde comme la signification propre de ce mot, excite plusieurs autres idées qu’on peut appeler accessoires, auxquelles on ne prend pas garde, quoique l’esprit en reçoive l’impression[93].

Par exemple, si l’on dit à une personne : Vous en avez menti, et que l’on ne regarde que la signification principale de cette expression, c’est la même chose que si on lui disait : Vous savez le contraire de ce que vous dites ; mais, outre cette signification principale, ces paroles emportent dans l’usage une idée de mépris ou d’outrage, et elles font croire que celui qui nous les dit ne se soucie pas de nous faire injure, ce qui les rend injurieuses et offensantes.

Quelquefois ces idées accessoires ne sont pas attachées aux mots par un usage commun, mais elles y sont seulement jointes par celui qui s’en sert ; et ce sont proprement celles qui sont excitées par le ton de la voix, par l’air du visage, par les gestes, et par les autres signes naturels qui attachent à nos paroles une infinité d’idées, qui en diversifient, changent, diminuent, augmentent la signification, en y joignant l’image des mouvements[94], des jugements et des opinions de celui qui parle.

C’est pourquoi, si celui qui disait qu’il fallait prendre la mesure du ton de sa voix, des oreilles de celui qui écoute, voulait dire qu’il suffit de parler assez haut pour se faire entendre, il ignorait une partie de l’usage de la voix, le ton signifiant souvent autant que les paroles mêmes. Il y a voix pour instruire, voix pour flatter, voix pour reprendre ; souvent on ne veut pas seulement qu’elle arrive jusqu’aux oreilles de celui à qui l’on parle, mais on veut qu’elle le frappe et qu’elle le perce ; et personne ne trouverait bon qu’un laquais, que l’on reprend un peu fortement, répondît : Monsieur, parlez plus bas, je vous entends bien ; parce que le ton fait partie de la réprimande, et est nécessaire pour former dans l’esprit l’idée que l’on veut y imprimer.

Mais quelquefois ces idées accessoires sont attachées aux mots mêmes, parce qu’elles s’excitent ordinairement par tous ceux qui les prononcent ; et c’est ce qui fait qu’entre des expressions qui semblent signifier la même chose, les unes sont injurieuses, les autres douces ; les unes modestes, les autres impudentes ; les unes honnêtes, et les autres déshonnêtes ; parce qu’outre cette idée principale en quoi elles conviennent, les hommes y ont attaché d’autres idées, qui sont cause de cette diversité[95].

Cette remarque peut servir à découvrir une injustice assez ordinaire à ceux qui se plaignent des reproches qu’on leur a faits, qui est de changer les substantifs en adjectifs ; de sorte que, si on les a accusés d’ignorance ou d’imposture, ils disent qu’on les a appelés ignorants ou imposteurs ; ce qui n’est pas raisonnable, ces mots ne signifiant pas la même chose : car les mots adjectifs d’ignorant ou imposteur, outre la signification du défaut qu’ils marquent, enferment encore l’idée du mépris ; au lieu que ceux d’ignorance et d’imposture marquent la chose telle qu’elle est, sans l’aigrir ni l’adoucir. L’on en pourrait trouver d’autres qui signifieraient la même chose d’une manière qui enfermerait de plus une idée adoucissante et qui témoignerait qu’on désire épargner celui à qui l’on fait ces reproches ; et ce sont ces manières que choisissent les personnes sages et modérées, à moins qu’elles n’aient quelque raison particulière d’agir avec plus de force.

C’est encore par là qu’on peut reconnaître la différence du style simple et du style figuré, et pourquoi les mêmes pensées nous paraissent beaucoup plus vives quand elles sont exprimées par une figure que si elles étaient renfermées dans des expressions toutes simples, car cela vient de ce que les expressions figurées signifient, outre la chose principale, le mouvement et la passion de celui qui parle, et expriment ainsi l’une et l’autre idée dans l’esprit, au lieu que l’expression simple ne marque que la vérité toute nue.

Par exemple, si ce demi-vers de Virgile :

Usque adeone mori miserum est[96] ?

était exprimé simplement et sans figure, de cette sorte : Non est usque adeo mori miserum, il est sans doute qu’il aurait beaucoup moins de force ; et la raison en est, que la première expression signifie beaucoup plus que la seconde, car elle n’exprime pas seulement cette pensée, que la mort n’est pas un si grand mal que l’on croit ; mais elle représente de plus l’idée d’un homme qui se roidit contre la mort, et qui l’envisage sans effroi, image beaucoup plus vive que n’est la pensée même à laquelle elle est jointe. Ainsi, il n’est pas étrange qu’elle frappe davantage, parce que l’âme s’instruit par les images des vérités ; mais elle ne s’émeut guère que par l’image des mouvements :

Primum ipsiSi vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi[97].

Mais, comme le style figuré signifie ordinairement, avec les choses, les mouvements que nous ressentons en les concevant et en parlant, on peut juger par là de l’usage que l’on en doit faire et quels sont les sujets auxquels il est propre. Il est visible qu’il est ridicule de s’en servir dans les matières purement spéculatives, que l’on regarde d’un œil tranquille, et qui ne produisent aucun mouvement dans l’esprit ; car, puisque les figures expriment les mouvements de notre âme, celles que l’on mêle en des sujets où l’âme ne s’émeut point sont des mouvements contre la nature, et des espèces de convulsions. C’est pourquoi il n’y a rien de moins agréable que certains prédicateurs qui s’écrient indifféremment sur tout, et qui ne s’agitent pas moins sur des raisonnements philosophiques que sur les vérités les plus étonnantes et les plus nécessaires pour le salut.

Et, au contraire, lorsque la matière que l’on traite est telle qu’elle doit raisonnablement nous toucher, c’est un défaut d’en parler d’une manière sèche, froide et sans mouvement, parce que c’est un défaut de n’être pas touché de ce qui doit nous toucher.

Ainsi, les vérités divines n’étant pas proposées simplement pour être connues, mais beaucoup plus pour être aimées, révérées et adorées par les hommes, il est sans doute que la manière noble, élevée et figurée dont les saints Pères les ont traitées leur est bien plus proportionnée qu’un style simple et sans figure, comme celui des scolastiques, puisqu’elle ne nous enseigne pas seulement ces vérités, mais qu’elle nous représente aussi les sentiments d’amour et de référence avec lesquels les Pères en ont parlé, et que, portant ainsi dans notre esprit l’image de cette sainte disposition, elle peut beaucoup contribuer à y en imprimer une semblance ; au lieu que le style scolastique, étant simple, et ne contenant que les idées de la vérité toute nue, est moins capable de produire dans l’âme les mouvements de respect et d’amour que l’on doit avoir pour les vérités chrétiennes ; ce qui le rend en ce point, non-seulement moins utile, mais aussi moins agréable, le plaisir de l’âme consistant plus à sentir des mouvements qu’à acquérir des connaissances[98].

Enfin, c’est par cette même remarque qu’on peut résoudre cette question célèbre entre les anciens philosophes : s’il y a des mots déshonnêtes, et que l’on peut réfuter les raisons des stoïciens, qui voulaient qu’on pût se servir indifféremment des expressions qui sont estimées ordinairement infâmes et impudentes.

Ils prétendent, dit Cicéron, dans une lettre qu’il a faite sur ce sujet[99], qu’il n’y a point de paroles sales et honteuses ; car, ou l’infamie (disent-ils) vient des choses, ou elle est dans les paroles ; elle ne vient pas simplement des choses, puisqu’il est facile de les exprimer en d’autres paroles qui ne passent point pour déshonnêtes ; elle n’est pas aussi dans les paroles considérées comme sons, puisqu’il arrive souvent, comme Cicéron le montre, qu’un même son signifiant diverses choses, et étant estimé déshonnête dans une signification ne l’est point en une autre.

Mais tout cela n’est qu’une vaine subtilité qui ne naît que de ce que ces philosophes n’ont pas assez considéré ces idées accessoires que l’esprit joint aux idées principales des choses ; car il arrive de là qu’une même chose peut être exprimée honnêtement par un son, et déshonnêtement par un autre, si l’un de ces sons y joint quelque autre idée qui en couvre l’infamie, et si l’autre, au contraire, la présente à l’esprit d’une manière impudente. Ainsi les mots d’adultère, d’inceste, de péché abominable, ne sont pas infâmes, quoiqu’ils représentent des actions très-infâmes, parce qu’ils ne les représentent que couvertes d’un voile d’horreur, qui fait qu’on ne les regarde que comme des crimes ; de sorte que ces mots signifient plutôt le crime de ces actions que les actions mêmes, au lieu qu’il y a de certains mots qui les expriment sans en donner de l’horreur, et plutôt comme plaisantes que comme criminelles, et qui y joignent même une idée d’impudence et d’effronterie, et ce sont ces mots-là qu’on appelle infâmes et déshonnêtes.

Il en est de même de certains tours par lesquels on exprime honnêtement des actions qui, quoique légitimes, tiennent quelque chose de la corruption de la nature ; car ces tours sont en effet honnêtes, parce qu’ils n’expriment pas simplement ces choses, mais aussi la disposition de celui qui en parle de cette sorte, et qui témoigne par sa retenue qu’il les envisage avec peine et qu’il les couvre autant qu’il peut, et aux autres et à soi-même ; au lieu que ceux qui en parleraient d’une autre manière feraient paraître qu’ils prendraient plaisir à regarder ces sortes d’objets ; et ce plaisir étant infâme, il n’est pas étrange que les mots qui impriment cette idée soient estimés contraires à l’honnêteté[100].

C’est pourquoi il arrive aussi qu’un même mot est estimé honnête en un temps et honteux en un autre, ce qui a obligé les docteurs hébreux de substituer en certains endroits de la Bible des mots hébreux à la marge, pour être prononcés par ceux qui la liraient, au lieu de ceux dont l’Écriture se sert ; car cela vient de ce que ces mots, lorsque les prophètes s’en sont servis, n’étaient point déshonnêtes, parce qu’ils étaient liés avec quelque idée qui faisait regarder ces objets avec retenue et avec peur ; mais depuis, cette idée en ayant été séparée, et l’usage y en ayant joint une autre d’impudence et d’effronterie, ils sont devenus honteux ; et c’est avec raison que, pour ne pas frapper l’esprit de cette mauvaise idée, les rabbins veulent qu’on en prononce d’autres en lisant la Bible, quoiqu’ils n’en changent pas pour cela le texte.

Ainsi c’était une mauvaise défense à un auteur que la profession religieuse obligeait à une exacte modestie, et à qui on avait reproché avec raison de s’être servi d’un mot peu honnête pour signifier un lieu infâme, d’alléguer que les Pères n’avaient pas fait difficulté de se servir de celui de lupanar, et qu’on trouvait souvent dans leurs écrits les mots de meretrix, de leno, et d’autres qu’on aurait peine à souffrir en notre langue ; car la liberté avec laquelle les Pères se sont servis de ces mots devait lui faire connaître qu’ils n’étaient pas estimés honteux de leur temps, c’est-à-dire que l’usage n’y avait pas joint cette idée d’effronterie qui les rend infâmes, et il avait tort de conclure de là qu’il lui fût permis de se servir de ceux qui sont estimés déshonnêtes en notre langue, parce que ces mots ne signifient pas en effet la même chose que ceux dont les Pères se sont servis, puisque, outre l’idée principale en laquelle ils conviennent, ils enferment aussi l’image d’une mauvaise disposition d’esprit et qui tient quelque chose du libertinage et de l’impudence.

Ces idées accessoires étant donc si considérables et diversifiant si fort les significations principales, il serait utile que ceux qui font des dictionnaires les marquassent, et qu’ils avertissent, par exemple, des mots qui sont injurieux, civils, aigres, honnêtes, déshonnêtes ou plutôt qu’ils retranchassent entièrement ces derniers, étant toujours plus utile de les ignorer que de les savoir.


CHAPITRE XV

Des idées que l’esprit ajoute à celles qui sont précisément signifiées par les mots.


On peut encore comprendre sous le nom d’idées accessoires une autre sorte d’idées que l’esprit ajoute à la signification précise des termes par une raison particulière : c’est qu’il arrive souvent qu’ayant conçu cette signification précise qui répond au mot, il ne s’y arrête pas quand elle est trop confuse et trop générale ; mais, portant sa vue plus loin, il en prend occasion de considérer encore dans l’objet qui lui est représenté d’autres attributs et d’autres faces, et de le concevoir ainsi par des idées plus distinctes.

C’est ce qui arrive particulièrement dans les pronoms démonstratifs, quand, au lieu du nom propre, on se sert du neutre, hoc, ceci ; car il est clair que ceci signifie cette chose, et que hoc signifie hæc res, hoc negotium. Or, le mot de chose, res, marque un attribut très-général et très-confus de tout objet, n’y ayant que le néant à quoi on ne puisse appliquer le mot de chose.

Mais, comme le pronom démonstratif hoc ne marque pas simplement la chose en elle-même, et qu’il l’a fait concevoir comme présente, l’esprit n’en demeure pas à ce seul attribut de chose, il y joint d’ordinaire quelques autres attributs distincts ; ainsi quand on se sert du mot de ceci pour montrer un diamant, l’esprit ne se contente pas de le concevoir comme une chose présente, mais il y ajoute les idées de corps dur et éclatant qui a une telle forme.

Toutes ces idées, tant la première et principale que celles que l’esprit y ajoute, s’excitent par le mot de hoc appliqué à un diamant ; mais elles ne s’y excitent pas de la même manière, car l’idée de l’attribut de chose présente s’y excite comme la propre signification du mot, et ces autres s’excitent comme des idées que l’esprit conçoit liées et identifiées avec cette première et principale idée, mais qui ne sont pas marquées précisément par le pronom hoc ; c’est pourquoi, selon que l’on emploie ce terme de hoc en des matières différentes, les additions sont différentes. Si je dis hoc en montrant un diamant, ce terme signifiera toujours cette chose ; mais l’esprit y suppléera, et ajoutera, qui est un diamant, qui est un corps dur et éclatant ; si c’est du vin, l’esprit y ajoutera les idées de la liquidité, du goût et de la couleur du vin, et ainsi des autres choses.

Il faut donc bien distinguer ces idées ajoutées des idées signifiées, car quoique les unes et les autres se trouvent dans un même esprit, elles ne s’y trouvent pas de la même sorte ; et l’esprit, qui ajoute ces autres idées plus distinctes, ne laisse pas de concevoir que le terme de hoc ne signifie de soi-même qu’une idée confuse, qui, quoique jointe à des idées plus distinctes, demeure toujours confuse.

C’est par là qu’il faut démêler une chicane importune que les ministres ont rendue célèbre, et sur laquelle ils fondent leur principal argument pour établir leur sens de figure dans l’eucharistie ; et l’on ne doit pas s’étonner que nous nous servions ici de cette remarque pour éclaircir cet argument, puisqu’il est plus digne de la logique que de la théologie.

Leur prétention est que, dans cette proposition de Jésus-Christ : Ceci est mon corps, le mot de ceci signifie le pain ; or, disent-ils, le pain ne peut être réellement le corps de Jésus-Christ, donc la proposition de Jésus-Christ ne signifie point, ceci est réellement mon corps.

Il n’est pas question d’examiner ici la mineure et d’en faire voir la fausseté ; on l’a fait ailleurs[101] ; et il ne s’agit que de la majeure par laquelle ils soutiennent que le mot de ceci signifie le pain ; et il n’y a qu’à leur dire sur cela, selon le principe que nous avons établi, que le mot de pain marquant une idée distincte, n’est point précisément ce qui répond au terme de hoc, qui ne marque que l’idée confuse de chose présente ; mais qu’il est bien vrai que Jésus-Christ, en prononçant ce mot, et ayant en même temps appliqué ses apôtres au pain qu’il tenait entre ses mains, ils ont vraisemblablement ajouté à l’idée confuse de chose présente signifiée par le terme hoc, l’idée distincte du pain, qui était seulement excitée et non précisément signifiée par ce terme.

Ce n’est que le manque d’attention à cette distinction nécessaire entre les idées excitées et les idées précisément signifiées qui fait tout l’embarras des ministres ; ils font mille efforts inutiles pour prouver que Jésus-Christ montrant du pain, et les apôtres le voyant et y étant appliqués par le terme de hoc, ils ne pouvaient pas ne pas concevoir du pain. On leur accorde qu’ils conçurent apparemment du pain, et qu’ils eurent sujet de le concevoir ; il ne faut point tant faire d’efforts pour cela ; il n’est pas question s’ils conçurent du pain, mais comment ils conçurent.

Et c’est sur quoi on leur dit que s’ils conçurent, c’est-à-dire s’ils eurent dans l’esprit l’idée distincte du pain, ils ne l’eurent pas comme signifiée par le mot de hoc, ce qui est impossible, puisque ce terme ne signifiera jamais qu’une idée confuse ; mais ils l’eurent comme une idée ajoutée à cette idée confuse et excitée par les circonstances.

On verra dans la suite l’importance de cette remarque, mais il est bon d’ajouter ici que cette distinction est si indubitable, que lors même qu’ils entreprennent de prouver que le terme de ceci signifie du pain, ils ne font autre chose que l’établir. Ceci, dit un ministre qui a parlé le dernier sur cette matière, ne signifie pas seulement cette chose présente mais cette chose présente que vous savez qui est du pain. Qui ne voit dans cette proposition que ces termes, que vous savez qui est du pain, sont bien ajoutés au mot de chose présente par une proposition incidente, mais ne sont pas signifiées précisément par le mot de chose présente, le sujet d’une proposition ne signifiant pas la proposition entière, et par conséquent dans cette proposition qui a le même sens, ceci que vous savez qui est du pain, le mot de pain est bien ajouté au mot de ceci, mais n’est pas signifié par le mot de ceci.

Mais qu’importe, diront les ministres, que le mot de ceci signifie précisément le pain, pourvu qu’il soit vrai que les apôtres conçurent que ce que Jésus-Christ appelle ceci était du pain.

Voici à quoi cela importe ; c’est que le terme de ceci ne signifiant de soi-même que l’idée précise de chose présente, quoique déterminée au pain par les idées distinctes que les apôtres y ajoutèrent, demeura toujours capable d’une autre détermination et d’être liée avec d’autres idées, sans que l’esprit s’aperçût de ce changement d’objet. Et ainsi quand Jésus-Christ prononça de ceci, que c’était son corps, les apôtres n’eurent qu’à retrancher l’addition qu’ils y avaient faites par les idées distinctes de pain ; et, retenant la même idée de chose présente, ils conçurent, après la proposition de Jésus-Christ achevée, que cette chose présente était maintenant le corps de Jésus-Christ : ainsi ils lièrent le mot de hoc, ceci, qu’ils avaient joint au pain par une proposition incidente, avec l’attribut du corps de Jésus-Christ. L’attribut de corps de Jésus-Christ les obligea bien de retrancher les idées ajoutées ; mais il ne leur fit point changer l’idée précisément marquée par le mot de hoc, et ils conçurent simplement que c’était le corps de Jésus-Christ. Voilà tout le mystère de cette proposition, qui ne naît pas de l’obscurité des termes, mais du changement opéré par Jésus-Christ, qui fit que ce sujet hoc a eu deux différentes déterminations au commencement et à la fin de la proposition, comme nous l’expliquerons dans la seconde partie, chap. XII, en traitant de l’unité de confusion dans les sujets.



  1. On verra plus loin, au XVIIe siècle, que le mot précision d’esprit était synonyme d’abstraction. L’abstraction, en effet, a pour résultat de couper pour ainsi dire l’idée, de la séparer des autres, præcidere, de la ramener à ses éléments, et de la rendre ainsi précise.
  2. La simplicité et la clarté ne sont ici qu’apparentes : la preuve en est dans les discussions sans nombre auxquelles a donné lieu ce mot vague d’idée.
  3. À vrai dire, les images des choses ne sont point peintes dans le cerveau : les traces qu’elles y laissent sont des vibrations, des mouvements.
  4. On sait que Démocrite, Épicure, Hobbes, Gassendi, réduisaient toutes nos idées à des images.
  5. Il est vrai pourtant que, si nous n’avons pas toujours dans l’imagination la représentation de l’objet même auquel s’applique notre pensée, nous ne laissons pas d’avoir toujours devant l’esprit quelque image, fussent seulement les mots figure, angles, etc.
  6. Le mot φαντασία, en grec, désigne l’imagination.
  7. Opinion de Hobbes et de Gassendi. « Dans les êtres où il n’y a lieu ni à composition ni à division, ni à plus ou moins, dit Hobbes, il n’y a matière à aucun raisonnement. » (Logique, ch. I). Nous ne pouvons donc raisonner ni juger de Dieu, et son idée, échappant à toutes les opérations de l’esprit, est inintelligible ; de là il suit qu’à vrai dire nous n’avons point, selon Hobbes, d’idée de Dieu.
  8. Cette discussion n’est pas très-sérieuse. Hobbes ne prétend point que nous ayons seulement des lettres et des mots dans l’esprit : il nie l’existence d’une idée positive de Dieu.
  9. Voir la quatrième objection de Hobbes.
  10. C’est l’opinion que soutient encore aujourd’hui l’école anglaise.
  11. Assertivement, c’est-à-dire affirmativement et au pied de la lettre.
  12. C’est la maxime des stoïciens et des péripatéticiens sensualistes. Leibnitz dit qu’il faut ajouter : nisi intellectus ipse.
  13. Pierre Gassendi, né près de Digne, en 1592, mot en 1655.
  14. Voir le Discours de la méthode, IVe partie.
  15. Ce sont les différents procédés par lesquels, selon Épicure, nous transformons les idées des sens. Voir notre édition du De finibus, Préface.
  16. L’anthropomorphisme consiste à se figurer Dieu à notre image (ἀνθρώπου μορφή).
  17. Gassendi n’a pas voulu dire que l’image d’un vénérable vieillard fût toute notre idée de Dieu, mais qu’elle est une des images dont peut se composer cette idée.
  18. Il est utile de comparer ce chapitre d’Arnauld avec les pages correspondantes de la Logique de Bossuet.
    « Il faut examiner, avant toutes choses, ce que c’est que l’entendement.
    » Entendre, c’est connaître le vrai et le faux, et discerner l’un d’avec l’autre. C’est ce qui fait la différence entre cet acte et tous les autres.
    » Par les sens l’âme reçoit des objets certaines impressions qui s’appellent sensations. Par l’imagination elle reçoit simplement et conserve ce qui lui est apporté par les sens. Par l’entendement elle juge de tout, et connaît ce qu’il faut penser, tant des objets que des sensations.
    » Elle fait quelque chose de plus, elle s’élève au-dessus des sens, et entend certains objets où les sens ne trouvent aucune prise, par exemple Dieu, elle-même, les autres âmes semblables à elle, et certaines vérités universelles.
    » Voilà ce qui s’appelle entendement. Il nous apprend à corriger les illusions des sens et de l’imagination, par un juste discernement du vrai et du faux. Je vois un bâton dans l’eau, comme rompu ; tous les objets me paraissent jaunes ; je m’imagine, dans l’obscurité, voir un fantôme : la lumière de l’entendement vient au-dessus, et me fait connaître ce qui en est.
    » Il juge, non-seulement des sensations, mais de ses propres jugements, qu’il redresse, ou qu’il confirme, après une plus exacte perquisition de la vérité, parce que la faculté de réfléchir, qui lui est propre, s’étend sur tous les objets, sur toutes les facultés et sur lui-même.
    » Nous entendons la vérité par le moyen des idées, et il faut ici les définir.
    » Nous nous servons quelquefois du mot d’idée pour signifier les images qui se font en notre esprit, lorsque nous imaginons quelque objet particulier ; par exemple, si je m’imagine le château de Versailles, et que je me représente en moi-même comme il est fait ; si je m’imagine la taille ou le visage d’un homme, je dis que j’ai l’idée de ce château ou de cet homme. Les peintres disent indifféremment qu’ils font un portrait d’imagination ou d’idée, quand ils peignent une personne absente, sur l’image qu’ils s’en sont formée en la regardant.
    » Ce ne sont point de telles idées que nous avons ici à considérer.
    » Il y a d’autres idées qu’on appelle intellectuelles, et ce sont celles que la Logique a pour objet.
    » Pour les entendre, il ne faut qu’observer avec soin la distinction qu’il y a entre imaginer et entendre.
    » La même différence qui se trouve entre ces deux actes se trouve aussi entre les images que nous avons dans la fantaisie, et les idées intellectuelles qui sont celles que nous nommerons dorénavant proprement idées.
    » Comme celui qui imagine a, dans son âme, l’image de la chose qu’il imagine, ainsi celui qui entend a, dans son âme, l’idée de la vérité qu’il entend. C’est celle que nous appelons intellectuelle ; par exemple, sans imaginer aucun triangle particulier, j’entends, en général, le triangle comme une figure terminée de trois lignes droites. Le triangle ainsi entendu dans mon esprit est une idée intellectuelle.
    » L’idée peut donc être définie : ce qui représente à l’entendement la vérité de l’objet entendu. Ainsi, on ne connaît rien que ce dont on a l’idée présente.
    » De là s’ensuit que les choses dont nous n’avons nulle idée, sont, à notre égard, comme n’étant pas.
    » Il faut ici observer la liaison des idées avec les termes.
    » Il n’y a rien de plus différent que ces deux choses, et leurs différences sont aisées à remarquer.
    » L’idée est ce qui représente à l’entendement la vérité de l’objet entendu.
    » Le terme est la parole qui signifie cette idée. » Bossuet, Logique, I, III.
  19. Comparer avec la définition célèbre de Spinoza au début de son Éthique.
  20. Argument emprunté à Descartes.
  21. Ens rationis.
  22. Descartes appelait ces sortes d’idées des idées factices, par opposition aux idées innées et aux idées adventices.
  23. Les catégories d’Aristote, qui ne méritent point le dédain d’Arnauld, expriment les éléments les plus simples de la pensée et de l’existence. C’est plutôt une division métaphysique que logique. On sait que Kant a proposé aussi une table des catégories.
  24. « Aristote, dit Bossuet, a défini la substance : ce qui est le sujet, et l’accident : ce qui est dans un sujet ; et encore : la substance, dit-il, est ce qui est, et en qui quelque chose est ; et l’accident est ce qui n’est qu’en un autre ; ce qui est inhérent à un autre. — Les accidents, comme on dit dans l’école, ne sont pas tant des êtres que des êtres d’être, accidens non tam est ens quam entis ens. » (Logique, liv. I, ch. LII.)
  25. « Aristote appelle quantité ce qu’on répond à la question : Combien ce corps est-il grand ? Il est grand de deux, de trois pieds, deux ou de trois coudées. On détermine par cette réponse la grandeur, la quantité, l’étendue d’un corps. » (Bossuet, Logique, liv. I, ch. LII.)
  26. Les quantités continues sont par cela même divisibles à l’infini.
  27. « Aristote ne définit pas autrement la qualité que ce qui fait les choses telles ou telles. Quelle est cette chose ? Elle est blanche ou noire, douce ou amère, et ainsi du reste. » (Bossuet, Logique, liv. I, ch. LII.)
  28. « Les choses qui ont relation aux autres sont celles, dit Aristote, qui, considérées en ce sens, n’ont rien qui ne regarde une autre. Le père, en tant que père, regarde son fils ; le fils, en tant que fils, regarde son père. » (Bossuet, Logique, liv. I, ch. LII.)
  29. Aristote a réduit lui-même les dix catégories aux quatre premières, qui ont une incontestable valeur.
  30. Raymond Lulle, né à Palma dans l’île Majorque (1234-1313), fut un des esprits les plus aventureux et les plus étranges de son époque. Aussi le surnomma-t-on doctor illuminatus. Après une jeunesse dissolue, il se convertit et se livra à l’étude. Possédé du désir de convertir les infidèles, il passa trois fois en Afrique, et la dernière fois il y trouva le martyre. Raymond Lulle avait pris à tâche de vulgariser la science des Arabes et de créer une méthode universelle qu’il nommait le grand art, ars magna. C’est une classification et une notation de toutes les catégories de la pensée, de tous les genres et de toutes les espèces, avec leurs combinaisons possibles, comme celles des nombres dans la table de Pythagore. Au moyen de cercles qui tournent autour d’un même centre, les sujets et les attributs de toutes sortes viennent se placer l’un devant l’autre pour former des propositions, et les propositions se combinent pour former des syllogismes : c’est une machine à penser. Voir, sur Raymond Lulle, notre Histoire de la philosophie, p. 211.
  31. Descartes. Discours de la Méthode, IIe partie, page 16.
  32. Saint Augustin, De Utilitate credendi, ch. XI.
  33. « Nec tamen ego is sum, qui nihil unquam falsi approbem, qui nunquam assentiar, qui nihil opiner ; sed quærimus de sapiente. Ego vero ipse et magnus quidem sum opinator (non enim sum sapiens), etc. » Acad., liv. II.
  34. Il n’en faudrait pas conclure que le langage soit tout à fait arbitraire.
  35. Ce sont deux mots synonymes dans la langue scholastique. Les idées abstraites sont séparées l’une de l’autre, donc distinctes, donc précises.
  36. La Dioptrique de Descartes fut publiée avec le Discours de la Méthode, les Météores et la Géométrie, en 1637 ; Leyde, 1 vol. in-4o.
  37. La distinction de raison s’oppose à la distinction réelle ou de fait.
  38. Ou équilatéral.
  39. C.-à-d. plane.
  40. C’est-à-dire ayant une unité individuelle et propre, τὸ καθ᾽ ἕκαστον. C’est le grand principe opposé par Aristote à Platon. « La première propriété, dit Bossuet, qui convient à une chose existante, c’est l’unité individuelle. » Logique, I, 29.
  41. Le canon était une espèce d’ornement d’étoffe en rouleau.
  42. On sait que l’extension et la compréhension des idées générales sont en raison inverse : l’idée la plus générale et la moins compréhensive est l’idée de l’être.
  43. Porphyre, philosophe néoplatonicien d’Alexandrie (233-305 ap. J.-C.) avait écrit une Introduction aux Catégories d’Aristote. Il y définit les termes universels ou universaux, et se demande s’ils existent seulement dans la pensée ou s’ils existent aussi dans les choses sensibles : χωριστὰ τὰ γίνη ἢ ὲν τοἲς αὶσθητοἲς ; c’est la question qui donna lieu à la querelle des nominalistes et des réalistes.
  44. « Le genre, dit Bossuet, est ce qui convient à plusieurs choses différentes en espèce, comme l’espèce est ce qui convient à plusieurs choses différentes seulement en nombre. » (Log., livre Ier, chap. XLV.)
  45. « La propriété est ce qui est entendu dans la chose comme une suite de son essence : par exemple, la faculté de parler, qui est une suite de la raison, est une propriété de l’homme. » Bossuet, Log., liv. Ier, ch. XLVI.
  46. Pierre Pomponace (Pomponazzi), né à Mantoue en 1462, mort en 1524.
  47. « J’appelle claire, dit Descartes, la connaissance qui est présente et manifeste à un esprit attentif… et distincte celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres qu’elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut. » Principes, i, 45. « Je dis qu’une idée est claire, dit Leibnitz, lorsqu’elle suffit pour reconnaître la chose et pour la distinguer : comme lorsque j’ai une idée bien claire d’une couleur, je ne prendrai pas une autre pour celle que je demande ; et si j’ai une idée claire d’une plante, je la discernerai parmi d’autres voisines : sans cela l’idée est obscure. Je crois que nous n’en avons guère de parfaitement claires sur les choses sensibles. Il y a des couleurs qui s’approchent de telle sorte qu’on ne saurait les discerner par mémoire, et cependant on les discernera l’une étant mise près de l’autre…
    » C’est pourquoi j’ai coutume de suivre ici le langage de M. Descartes, chez qui une idée pourra être claire et confuse en même temps : et telles sont les idées des qualités sensibles et affectées aux organes, comme celles de la couleur ou de la chaleur. Elles sont claires, car on les reconnaît et on les discerne aisément les unes des autres ; mais elles ne sont point distinctes, parce qu’on ne distingue pas ce qu’elles renferment. Ainsi on n’en saurait donner la définition. On ne les fait connaître que par des exemples ; et au reste, il faut dire que c’est un je ne sais quoi, jusqu’à ce qu’on en déchiffre la contexture. Ainsi, quoique selon nous les idées distinctes distinguent l’objet d’un autre, néanmoins comme les claires mais confuses en elles-mêmes le font aussi, nous nommons distinctes non pas toutes celles qui sont bien distinguantes ou qui distinguent les objets, mais celles qui sont bien distinguées. » (Leibnitz, Nouveaux Essais sur l’Entendement humain, II, ch. xxix.)
  48. Comparez les réflexions analogues de Pascal dans l’Essai sur l’esprit géométrique.
  49. « Quand le philosophe dit qu’il n’y a point de chaleur dans le feu, qu’est-ce qu’il entend ? que le feu n’éprouve pas la sensation de la chaleur ; il a raison, et, s’il prend la peine de s’expliquer le vulgaire sera de son avis ; mais il s’exprime mal, car il y a réellement dans le feu une qualité qu’on appelle chaleur, et les philosophes et le vulgaire désignent plus souvent par ce nom la qualité que la sensation. Les philosophes prennent donc le terme dans un sens et le vulgaire l’entend dans un autre. Dans le sens du vulgaire, la proposition est absurde, et le vulgaire soutient qu’elle l’est ; dans le sens des philosophes, elle est vraie, et le vulgaire l’avouera aussitôt qu’il l’aura comprise : il sait très-bien que le feu ne sent pas la chaleur, et c’est tout ce que le philosophe entend en disant qu’il n’y a pas de chaleur dans le feu. » Reid, Œuvres complètes, t. III ; Essais sur les facultés intellectuelles, ii, 17.
  50. C’est-à-dire : se séparait.
  51. La physiologie moderne a fait voir en effet que nous localisons nos sensations à l’extrémité des cordons nerveux.
  52. Le terme de gravité, comme celui de vertu dormitive, n’est effectivement qu’un mot abstrait qui résume les phénomènes sans les expliquer.
  53. C’est ce qu’on appelle les qualités occultes.
  54. « La grandeur des parties dont un corps est composé ne dépend point de la pesanteur ou de la dureté que nous sentons à cette occasion, mais seulement de l’étendue, qui est toujours égale dans un même vase. » Descartes, Principes, ii, 19.
  55. Principe contestable qui se rattache à la théorie cartésienne selon laquelle l’étendue et la matière seraient identiques.
  56. « Démocrite d’Abdère admettait, dit Diogène Laërce, pour principes de l’univers les atomes et le vide, rejetant tout le reste comme fondé sur des conjectures. Il croyait qu’il y a des mondes à l’infini, qu’ils ont un commencement et qu’ils sont sujets à corruption, que rien ne se fait de rien ni ne s’anéantit ; que les atomes sont infinis par rapport à la grandeur et au nombre ; qu’ils se meuvent en tourbillon ; que la matière est un assemblage d’atomes ; que leur solidité les rend impénétrables et fait qu’ils ne peuvent être détruits ; que le soleil et la lune sont formés par les mouvements et les circuits grossis de ces masses agitées en tourbillon, et que l’âme, qu’il dit être la même chose que l’esprit, est un composé de même nature. »
  57. Manichéens, disciples de Manès, né en Perse en 420.
  58. Sociniens, disciples de Socin, né en 1525 à Sienne.
  59. Leibnitz remarque également que, s’il suffisait de subtiliser la matière pour la rendre capable de penser, en augmentant les proportions de ce mécanisme subtil on pourrait pénétrer dedans comme dans un moulin.
  60. Règle empruntée à Descartes.
  61. Ces réflexions rappellent des doctrines analogues de Socrate.
  62. Exagération théologique et janséniste.
  63. Saint Thomas d’Aquin (né en 1227, mort en 1274) surnommé Doctor angelicus. Sa Somme de théologie est son principal ouvrage.
  64. Saint Jacques, dit le Mineur, apôtre, premier évêque de Jérusalem, où il périt massacré par le peuple en 62. Pour le passage dont il est parlé dans le texte, voir son Épître adressée aux douze tribus dispersées, ch. II, 3.
  65. Interprétation étrange d’une parole de l’apôtre qui est cependant très-claire.
  66. Mot emprunté peut-être à Bacon, dont Arnauld avait lu les ouvrages. Bacon appelle les erreurs des idola, des fantômes.
  67. Ces pensées fines font reconnaître, dans ce chapitre, la main de Nicole.
  68. On retrouve dans les Maximes de La Rochefoucauld des pensées analogues. « Ni le soleil ni la mort, à en croire La Rochefoucauld, ne se peuvent regarder en face. »
  69. Il n’en est pas toujours ainsi.
  70. « Jetez-moi dans les troupes comme un simple soldat, je suis Thersite ; mettez-moi à la tête d’une armée dont j’aie à répondre à toute l’Europe, je suis Achille. » La Bruyère, des Grands.
  71. Le penchant à la sociabilité n’a pas sa vraie explication dans des sentiments aussi égoïstes que ceux dont parle ici Nicole.
  72. Il y a beaucoup d’autres raisons qu’Arnaud n’examine pas. Les interprétations qu’il donne de nos sentiments dans ce chapitre rappellent un peu trop la Rochefoucauld.
  73. Ce sont les idola fori de Bacon.
  74. « Un abus général mais peu remarqué, c’est que les hommes, ayant attaché certaines idées à certains mots par un long usage, s’imaginent que cette connexion est manifeste et que tout le monde en convient. D’où vient qu’ils trouvent fort étrange, quand on leur demande la signification des mots qu’ils emploient, lors même que cela est absolument nécessaire. Il y a peu de gens qui ne le prissent pour un affront, si on leur demandait ce qu’ils entendent en parlant de la vie. Cependant l’idée vague qu’ils en peuvent avoir ne suffit pas lorsqu’il s’agit de savoir si une plante, qui est déjà formée dans la semence, a vie, ou un poulet qui est dans un œuf qui n’a pas encore été couvé, ou bien un homme en défaillance sans sentiment ni mouvement. » Leibnitz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, liv. III, ch. X.
  75. Tusculanes, I, 20.
  76. « À proprement parler, dit Bossuet, il n’y a point d’erreur dans le sens, qui fait toujours ce qu’il doit, puisqu’il est fait pour opérer selon les dispositions non-seulement des objets, mais des organes. C’est à l’entendement, qui doit juger des organes mêmes, à tirer des sensations les conséquences nécessaires ; et s’il se laisse surprendre, c’est lui qui se trompe. »
  77. La psychologie moderne confirme de plus en plus ces vues des Cartésiens et montre qu’il y a du raisonnement jusque dans les perceptions qui semblent les plus instantanées.
  78. Les définitions des géomètres ne sont point seulement des définitions de mots, elles sont des définitions d’idées. Elles ne portent ni sur des mots ni sur des choses réelles, mais sur des conceptions possibles, et il faut que cette possibilité même soit admise ; aussi ne sont-elles pas arbitraires.
  79. Voir les chapitres XIII et XIV de la première partie et les chapitres XV et XVI de la seconde.
  80. Il faut cependant tenir compte de l’usage et du sens ordinaire des mots dans la langue.
  81. Ce qui peut être pris pour principe, c’est la définition des conceptions ou idées, qui est à priori et qui montre de quelle manière a lieu la génération d’un concept, comme celui de cône ou de pyramide. Cette sorte de définition par génération, est le principe des sciences géométriques. La définition de choses est expérimentale, au contraire, et se fait par composition. Voir plus loin les chapitres relatifs à la définition.
  82. Cf. le chapitre IX.
  83. « Si les hommes voulaient dire quelles idées ils attachent aux mots dont ils se servent, il ne pourrait pas y avoir la moitié tant d’obscurité ou de dispute qu’il y en a. » Locke, Essai, liv. III, ch. X.
  84. Pour compléter ce chapitre, il faut lire les chapitres XV et XVI de la seconde partie, et les chapitres IV et V de la quatrième.
  85. Définition empruntée à Platon et à Aristote.
  86. « Si tous pouvaient être définis, dit également Locke, cela irait à l’infini. » Essai, III, iv.
  87. « La géométrie ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables, qui sont en grand nombre, parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu’ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l’éclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction. » Pascal, Pensées, sur l’Esprit géométrique.
  88. La chaleur virtuelle, ou ce qui la vertu, la puissance de produire la chaleur, par opposition à la sensation actuelle.
  89. On dit encore aujourd’hui sel de Saturne pour désigner l’acétate de plomb.
  90. Les Rose-Croix (de Rosen-Kreutz, philosophie mystique du XVe siècle), formaient une société secrète qui s’occupait de science occulte.
  91. Exercitationes in Fluddanam philosophiam. Fludd et Van Helmont avaient des doctrines analogues à celles de Paracelse.
  92. On pourrait même dire : toujours.
  93. C’est ainsi qu’un son éveille les notes consonnantes, et une couleur les couleurs complémentaires.
  94. Les mouvements intérieurs de la passion.
  95. On sait l’importance que l’école anglaise attache, avec raison, à l’association des idées, dont Arnauld donne ici d’ingénieux exemples.
  96. Énéide, XII, 646.
  97. Horace, Art poétique, vers 102.
  98. Comparer les réflexions de Pascal dans l’Art de persuader et dans le Discours sur les passions de l’amour.
  99. Cicéron, Epistolæ ad diversos, IX, 22. « Sed, ut dico, placet stoicis suo quamque rem nomine appellare. Sic enim dixerunt, nihil esse obscenum nihil turpe dictu. »
  100. L’école anglaise expliquerait ces différents faits par les lois de l’association des idées.
  101. De la perpétuité de la foi de l’Église catholique touchant l’Eucharistie, par Arnauld.