La Logique déductive dans sa dernière phase de développement/2/04


Principe de permanence

28. Le fait qu’en différents chapitres d’un même livre on reconnaît la nécessité de déclarer de nouveau la signification d’un certain signe, semble nier l’unicité de sa signification.

La contradiction est apparente, parce qu’un même symbole peut avoir des rôles différents, dans une même science, pourvu que ces rôles soient nettement distingués entre eux et que les propriétés de ce symbole dans tous ses rôles restent toujours les mêmes.

Ainsi, par ex., en arithmétique, toutes les fois qu’on étend le concept de nombre (en passant des nombres entiers aux nombres rationnels et de ceux-ci aux nombres réels et ensuite aux nombres complexes, ou des nombres absolus aux nombres relatifs), on recommence à définir chacun des signes
«  », qui sont employés aussi en géométrie entre des longueurs, des aires, des volumes, des angles, etc.

La signification d’un quelconque de ces signes n’est pas toujours la même dans ses rôles différents, au sens qu’on doit l’exprimer différemment pour chaque rôle ; mais elle est toujours la même au point de vue de l’ensemble des propriétés de ce symbole dans tous ses rôles différents. C’est pourquoi j’ai déclaré que la signification d’un symbole résulte seulement de l’emploi qu’on peut faire de ce signe [8], savoir de l’ensemble de ses propriétés[1].

On appelle principe de permanence cette immutabilité de l’ensemble des propriétés de chaque symbole dans tous ses rôles différents. Mais au lieu d’avoir une origine presque mystérieuse, ce principe est le produit de la collaboration de l’instinct de l’économie intellectuelle et du désir de la précision ; c’est-à-dire que, pour employer une phrase à la mode, l’origine de ce principe est essentiellement pragmatiste.

En effet, l’instinct de l’économie nous pousse d’un côté à employer le plus possible les mêmes symboles — car de cette façon, comme dans les exemples que je viens de donner, si l’on excepte les détails dans l’exécution des opérations et peu de règles spéciales, chaque nouveau chapitre de l’arithmétique, bien que distinct des précédents pour le contenu, les renferme en soi au point de vue de l’apparence des formules ; ce qui donne un grand soulagement à la mémoire[2]. Mais d’un autre côté le désir de la précision nous impose, après avoir donné un premier rôle à un symbole, de ne pas lui en donner un deuxième avant d’avoir vérifié que ses propriétés formelles ne changeront pas.


29. Parfois, il peut arriver qu’on ait violé involontairement le principe de permanence ; ce cas se présente lorsqu’on découvre qu’un symbole a une certaine propriété dans un certain rôle et pas dans les autres ; mais, puisque jusqu’à cet instant on ne s’était jamais occupé de cette propriété, la violation dont je parle ne peut avoir apporté aucune mauvaise conséquence (si l’on excepte, peut-être, celle d’avoir retardé la découverte de cette propriété). Mais, dès que l’infraction involontaire est connue, il faut l’éliminer : ce qu’on peut faire ou en délivrant le vieux symbole du rôle qui ferait exception, pour le confier à un nouveau symbole, ou en tâchant de déguiser de quelque façon la violation du principe de permanence.

Évidemment la première méthode est la bonne ; cependant on a recours à la seconde, toutes les fois que l’inconvénient à éviter est petit par rapport aux avantages à conserver[3].

Donc, en pratique et jusqu’à un certain point, l’instinct de l’économie triomphe sur le désir de la précision ; et par suite, en plusieurs cas, le principe de permanence se réduit à une illusion qu’on préfère ne pas abandonner.

Toutefois, s’il peut convenir de tolérer des petites infractions au principe de permanence lorsqu’il s’agit de symboles universellement adoptés, nous nous proposons de le respecter sans restriction.


30[4]. Leibniz et ses disciples, ayant découvert des analogies frappantes entre certains concepts logiques et certains concepts arithmétiques, représentèrent les premiers par les signes qui représentaient les seconds. En effet, nous avons vu de quelle manière Segner et Lambert employaient les signes «  » et « » [27] et nous verrons un peu plus loin [39] quelle signification logique ils donnaient aux signes arithmétiques «  » et «  ».

Un demi-siècle après, Boole — qui ne semble pas avoir eu connaissance des écrits de ses prédécesseurs allemands — retrouva la plupart des résultats qu’ils avaient déjà obtenus, et employa, lui aussi, les signes arithmétiques comme symboles logiques.

Les concepts logiques et arithmétiques que ces auteurs représentaient d’une même façon ont en effet plusieurs propriétés communes, que je vous signalerai ; mais ils ont aussi des propriétés différentes, ce qui suffirait à nous défendre de les représenter par les mêmes signes.

En 1888, M.  Peano, dans la Préface à son traité de Calcolo geometrico secondo l’Ausdehnungslehre di Grassmann, publia un résumé des règles essentielles du calcul logique, dans le but de préparer le lecteur à l’usage qu’il allait en faire dans les démonstrations géométriques. C’était la première fois que la Logique symbolique était présentée comme un instrument forgé en vue de son application immédiate à une branche déterminée des recherches scientifiques.

Tout en se conformant à la méthode de Boole, M.  Peano se trouva ainsi amené, par les exigences mêmes des applications qu’il se proposait d’en faire, à y introduire des modifications et des additions, contenant les germes des perfectionnements ultérieurs qui lui permirent, l’année suivante, d’écrire ses Arithmetices principia [13] en se passant complètement du langage ordinaire.

On comprend aisément que, dans une même proposition, il ne pouvait pas donner aux mêmes signes un rôle arithmétique et un rôle logique ; c’est pourquoi il représenta les concepts logiques par des signes spéciaux.

  1. On ne pourrait pas considérer les deux significations de la phrase « est égal à », en Logique et en Géométrie [23], comme deux rôles d’un même symbole ; car, si dans le second rôle ce symbole serait propre aux « figures », même dans le premier rôle il se rapporterait aussi aux figures, envisagées comme « ensembles de points », savoir comme « classes ».

    Par suite, on conçoit aisément l’impossibilité de représenter d’une même manière deux relations dont l’une (l’égalité géométrique) peut subsister entre deux figures même si l’autre (l’égalité logique) ne subsiste pas ; ainsi, par ex., les deux côtés d’un triangle isoscèle sont égaux au sens géométrique, sans être égaux au sens logique.

  2. Dans mon Introduzione alia teoria delle frazioni (leçon couronnée par le Congrès de « Mathesis » — Padova, septembre 1909) j’ai montré à quels artifices cachés on a recours parfois pour atteindre ce but précieux.
  3. L’idéographie arithmétique ordinaire nous offrirait maints exemples de pareils inconvénients très bien déguisés ; mais ce n’est pas ici le lieu de les démasquer.
  4. Les notices et les considérations contenues dans ce paragraphe sont tirées du mémoire de G. Vailati, La Logique mathématique et sa nouvelle phase de développement dans les écrits de M. J. Peano (xxxix du volume complet [13] ou Revue de Métaph. et de Morale, janvier 1899), auquel j’ai emprunté aussi l’idée du titre de ce Cours.