La Logique déductive dans sa dernière phase de développement/1/04


Réfutation d’un sophisme et d’une objection sceptique

14. Il y a douze ans, un professeur de Philosophie théorique déclara naïvement ne pas vouloir s’occuper de Logique mathématique, parce que (déclarait-il) « ou elle mène à des résultats différents de ceux de la Logique traditionnelle et alors elle est fausse ; ou elle conduit aux mêmes résultats et alors elle est inutile ».

Mais au lieu d’un dilemme spirituel et inattaquable, ainsi qu’il le croyait, il s’agit d’un sophisme ingénu ; car la Logique mathématique — outre qu’elle a précisé les rapports mutuels entre les concepts qui appartenaient à la Logique traditionnelle — en a révélé plusieurs de plus intimes ou de plus complexes, qu’on n’avait pas encore soupçonnés et qu’on aurait difficilement découverts par une autre méthode de recherches. Cela a été désormais reconnu par plusieurs savants qui d’abord en avaient douté. Par exemple, tandis qu’en 1900 M. L. Couturat, tout en admettant que « l’école italienne avait atteint des résultats merveilleux de rigueur et de subtilité », demeurait incertain « si l’on devait les attribuer à l’utilité du symbolisme logique ou à la pénétration des savants qui le manient[1] », en 1905 il affirma sans hésitation « que c’est l’instrument indispensable pour rejoindre la pureté logique des concepts et la rigueur déductive des raisonnements[2] ».

On peut ajouter que cet instrument ne cesserait pas d’être précieux, même s’il ne devait pas être jugé nécessaire par des esprits souverains. Ainsi, le fait que Diophante (325-409) a résolu des systèmes d’équations lorsque les artifices de l’Algèbre étaient encore ignorés[3], n’ôte rien au prix inestimable de ces procédés : puisque, moyennant leur aide, des intelligences médiocres peuvent résoudre aujourd’hui des questions que Diophante, avec les moyens dont la science disposait alors, n’aurait pas pu résoudre, ni même soupçonner. De même, les chemins de fer et les bateaux à vapeur permettent aujourd’hui à qui que ce soit de franchir aisément des distances, qu’autrefois seulement peu de gens très audacieux osaient braver.


15. Un de mes amis se plaisait à lancer contre toute espèce de Logique une objection qu’il estimait décisive : « elle ne guérit ni les idiots ni les fous, et pour les sages elle ne sert à rien ». Mais il reconnut son erreur, lorsque je lui donnai l’exemple d’un rustre, qui entendant parler du microscope, demandait s’il guérissait les aveugles ; et, ayant appris que non, ne comprenait pas quel avantage pouvaient en tirer ceux qui ont les yeux sains.

En effet : comme le Microscope est un instrument et la Bactériologie est une science, et ni l’un ni l’autre ne nous apprennent à voir, ainsi l’Idéographie logique est un instrument et la Logique mathématique est une science, et ni l’une ni l’autre ne nous apprennent à raisonner. Mais, comme le Microscope permet de voir les bacilles qui par leur petitesse échappent à la vue ordinaire, de même l’Idéographie logique nous permet de représenter des concepts qui par leur subtilité échappent à toute détermination précise avec le langage ordinaire.

Ainsi, pour ceux qui apprennent à s’en servir, l’Idéographie logique n’est pas, comme le langage de la Logique scholastique, une robe somptueuse et encombrante dont le professeur se dégage aussitôt sa leçon achevée ; mais la compagne secrète et fidèle de son travail, à laquelle il a recours sans cesse lorsqu’il veut sonder la rigueur de ses raisonnements ou de ceux d’autrui.

Certainement, le Microscope et l’Idéographie ne créent pas des bacilles et des concepts ; mais ils les révèlent à l’œil et à l’esprit, de manière à en former l’objet des études du Bactériologue et du Logicien. Et même si ceux-ci en vulgarisent la connaissance, en les reproduisant d’une manière approximative dans des dessins ou des phrases compréhensibles par n’importe qui, ceux qui voudront pénétrer l’essence intime de ces études et les faire progresser devront avoir recours à l’emploi direct de ces instruments.

  1. Les Mathématiques au Congrès de Philosophie : L’enseignement mathématique, Paris, Carré et Naud, 15 nov. 1900, p. 401.
  2. Les Principes des Mathématiques. Paris, Alcan, 1905, p. v, vi (Avant-Propos).
  3. Διοφάντου Ἀλεξανδρέως Ἀριθμητιϰῶν.