La Logique déductive dans sa dernière phase de développement/1/02


Idéographie des algébristes

8. Ces défauts du langage ordinaire furent remarqués et éliminés, pour la plupart, par les algébristes, qui, au moins dans les parties essentielles de leurs écrits, les remplacèrent, peu à peu, par une idéographie spéciale : c’est-à-dire par une écriture conventionnelle dans laquelle à chaque symbole on fait correspondre une idée, par une coordination immédiate de l’esprit.

Les symboles, précisément parce qu’ils sont étrangers à tout langage naturel, sont universels et ne demandent aucune traduction ; ils n’exigent pas même de lecture. Cependant, chacun peut les lire par les locutions les plus appropriées qu’il trouve dans sa langue ; mais, au lieu d’inférer la signification d’un signe de sa lecture, c’est celle-ci qui doit être adaptée, le mieux possible, à la signification du symbole ; et cette signification doit résulter seulement de l’emploi qu’on peut faire de ce signe.

Ainsi, par ex., à chacun des symboles arithmétiques


correspond, tout de suite, la même idée dans l’esprit d’un Italien et d’un Anglais ; et, pour qu’un Italien et un Anglais s’accordent à admettre que


aucun d’eux ne sent le besoin de savoir comment l’autre lit cette écriture.

Et si, par ex., un Français lit « plus » le signe «  », c’est qu’entre les différentes significations du mot « plus » il y a aussi la signification universellement attribuée à ce symbole ; mais — tandis qu’on peut toujours remplacer le signe «  » par le mot « plus » — personne, si ce n’est un amateur de rébus, ne remplacerait le mot « plus » par le signe «  » en traduisant le vers de Dante :

Tanto è amara che poco è più morte.


9. D’ailleurs — et le langage de la Géométrie nous en offre un exemple — on peut composer une idéographie avec des mots, en choisissant, pour exprimer chaque idée, la locution que l’étymologie et l’usage ont consacrée ; mais en imposant ensuite et explicitement à cette locution de représenter seulement cette idée, comme si l’étymologie ne lui donnait aucune signification et l’usage n’en permît aucune autre.

Cependant — tandis que l’idéographie algébrique, étant composée de signes, est arrivée, relativement, en peu de temps à un si haut degré de perfection et d’universalité — l’idéographie géométrique, étant composée de mots et entravée par les exigences philologiques et par une tradition millénaire, est restée nationale et souvent ambiguë dans une même langue. De sorte que, lorsqu’on veut construire une idéographie nouvelle, il est préférable d’avoir recours à des signes, brefs et universels, au lieu de gaspiller son temps à analyser, débattre et sanctionner la signification des mots ; c’est pourquoi l’idéographie logique a été composée de signes plutôt que de mots.


10. L’imprécision du langage ordinaire, dont je vous ai parlé, justifie les promoteurs et les partisans de l’idéographie symbolique d’avoir recours à elle comme moyen d’analyse et d’expression scientifiques. Dois-je ajouter qu’ils n’ont jamais eu la risible prévention de l’employer à la place des langages naturels dans les usages communs de la vie et moins encore dans le domaine de l’Art ? et qu’on se tromperait tout à fait en les croyant indifférents aux beautés merveilleuses des idiomes nationaux, dont la plasticité inépuisable conserve le cachet de tous les génies des grandes familles humaines ? La Science et l’Art sont les deux grandes manifestations de notre esprit et sont également admirables et bienfaisants. Mais, comme ils ont une substance et un but différents, ils exigent des outils divers ; et si la rigidité du langage scientifique ne peut convenir à la grâce de l’Art, la souplesse du langage artistique pourrait être nuisible à la rigueur de la Science.