La Logique déductive dans sa dernière phase de développement/1/01


LA LOGIQUE DÉDUCTIVE

DANS SA DERNIÈRE PHASE DE DÉVELOPPEMENT[1]


AVANT-PROPOS

Termes logiques et termes scientifiques dans le langage ordinaire

1. Prenons un livre qui puisse mériter notre confiance au point de vue de la propriété du langage, par ex. un traité de géométrie élémentaire ; et, en le lisant, proposons-nous d’y séparer les termes scientifiques (savoir en ce cas, ceux qui sont propres à la Géométrie et, en d’autres cas, ceux qui sont propres à l’Arithmétique, à la Physique, à la Chimie, etc.) de ceux qu’on emploie dans un discours sur un objet quelconque, et que pour cela j’appellerai termes logiques, au sens étymologique du mot.

2. Certainement, il y a des mots qui ne permettent aucune hésitation sur le choix du vocabulaire dans lequel ils doivent être placés ; par ex., les mots
point, droite, plan, circonférence

seront placés dans le vocabulaire géométrique[2], tandis que les mots

chaque, quelque, aucun, seulement

trouveront leur place dans le vocabulaire logique.

Mais, si la distinction est simple pour ces mots, dont chacun a toujours la même signification, elle n’est pas si simple pour les mots qui ont plusieurs significations, c’est-à-dire pour la majorité.

En effet, il suffit par ex. d’ouvrir, à n’importe quelle page, un dictionnaire français-italien, pour y rencontrer des mots qui doivent être traduits d’une manière différente selon l’emploi qu’on en fait dans le discours : ce qui prouve la multiplicité de leurs significations.


3. Mais, dira-t-on, dans la plupart des cas il s’agit de nuances qui ne pourraient avoir aucune influence sur la nette séparation entre le vocabulaire logique et le vocabulaire d’une science spéciale.

Malheureusement les choses ne se passent pas ainsi ; il y a, en effet, beaucoup de mots bien propres à nous mettre dans une perplexité embarrassante, même parmi ceux que notre dictionnaire nous apprend à traduire d’une manière uniforme.

C’est le cas, par ex., du mot « un » qu’on traduit en italien « uno », aussi bien dans l’une que dans l’autre des propositions :

Praxitèle fut un sculpteur,
un et un font deux,

bien que dans l’une il soit employé comme terme logique et dans l’autre comme terme arithmétique ; par suite — malgré son unicité de traduction, qui pourrait faire croire à son unicité de signification — le mot « un » doit être placé aussi bien dans l’un que dans l’autre vocabulaire.

Cet exemple prouve que — si l’étude d’une langue étrangère est un moyen pour réfléchir sur les différentes significations des mots qu’on a appris à employer correctement par la force de l’habitude — ce moyen n’est pas le seul, ni le plus efficace. On arrive, en effet, à une analyse plus subtile moyennant une autre espèce de traduction ; c’est-à-dire en tâchant de remplacer le mot qu’on veut étudier par d’autres mots tirés de sa propre langue. Car la nécessité, dans laquelle on se trouve parfois, de remplacer le même mot d’une manière différente, nous donne la preuve décisive de la multiplicité de ses significations.

L’emploi systématique de ce procédé nous porte à cette assertion paradoxale : qu’on n’est pas maître d’un mot, jusqu’à ce qu’on ait réussi à s’en passer, en le supprimant ou en le remplaçant !

Par ex., le mot « un » qui se trouve dans la première des deux propositions énoncées ne pourrait nous préoccuper, car nous pouvons le supprimer, tout bonnement. Mais il n’en est pas ainsi du même mot dans la seconde proposition ; on ne pourrait le supprimer et pour le remplacer il faudrait analyser les principes de l’arithmétique.


4. Pour un autre exemple, prenons le mot « sont », indicatif présent du verbe être, troisième personne pluriel.

Quelqu’un sera peut-être disposé à le placer seulement dans le vocabulaire logique ; mais, pour lui faire changer d’avis, il suffit de lui faire analyser les deux propositions :


les rubis sont rouges
les mois sont douze.

Leur ressemblance est apparente ; en effet, tandis qu’on peut mettre la première au singulier, en disant :

tout rubis est rouge


on ne pourrait pas dire :

tout mois est douze.

C’est qu’après le « sont » de la seconde proposition on peut imaginer sous-entendus tous les mots suivants :

« autant que les nombres de la succession naturelle de 1 jusqu’à 12 » ; et on voit alors, qu’en ce sens tout à fait exceptionnel, le mot « sont » doit être placé dans le vocabulaire arithmétique.

5. Mais allons feuilleter le livre de géométrie dont j’ai parlé au commencement. J’y lis :


cette droite passe par le point donné.

Placerons-nous le mot « passe » dans le vocabulaire géométrique ? mais, puisqu’ici on peut l’éviter en disant :

le point donné appartient à cette droite


et comme le mot « appartient » est un terme logique, il faut conclure qu’ici le mot « passe » l’est aussi.

Je feuillette encore et je rencontre une proposition qui commence ainsi :


le lieu des points tels que, etc.

Arrêtons-nous ; ou faut-il placer ce mot « lieu » ? dans le vocabulaire géométrique ? Mais, est-ce qu’on ne pourrait pas dire, et bien dire :


l’ensemble des points tels que, etc. ?

Or, comme « ensemble » est un terme logique, le mot « lieu », dans l’acception considérée, l’est aussi.

Je continue à feuilleter et ici je lis :


si un point est donné en dehors d’un plan, etc.

et plus loin :


si un point est donné en dehors d’une surface sphérique, etc.


Qu’allons-nous faire de ce mot « dehors » ? Dans le premier cas, on énonce tout simplement que le point donné n’appartient pas au plan considéré et par suite il s’agit d’un terme logique ; mais, dans le second cas, outre qu’affirmer que le point n’appartient pas à la surface sphérique, on veut exclure qu’il se trouve à l’intérieur et par suite ici il s’agit d’un terme géométrique. Il faudra donc placer le mot « dehors » dans les deux vocabulaires à la fois.


6. Vous voyez donc que très souvent il est impossible de préciser la signification d’un mot sans connaître la phrase dans laquelle il est employé.

On pourrait alors projeter d’étendre et de perfectionner nos vocabulaires, en n’y plaçant pas seulement des mots, mais des locutions, savoir : le peu de mots isolés qui ont toujours la même signification et, à côté de chacun des autres, toutes les phrases qui en précisent les différentes significations.

Mais, puisque ce projet est justement celui de tout compilateur de vocabulaires et de dictionnaires, ne ménagerions-nous pas nos forces… en nous contentant d’acheter la dernière édition du Larousse ?!

Il nous reste cette dernière espérance : notre analyse patiente et diligente nous permettra, peut-être, d’atteindre un plus haut degré de perfection, en vue de notre but (qui était, ne l’oublions pas, la nette séparation entre les termes logiques et les termes d’une science particulière quelconque).

Hélas ! aux difficultés dont j’ai donné quelques exemples, d’autres s’ajoutent, plus difficiles à surmonter.

D’abord, il faudrait préciser ce que nous entendons par une phrase ; quelle étendue allons-nous donner à chacune d’elles ? On pourrait dire : nous considérons comme phrase complète et indivisible tout groupe de mots ayant toujours la même signification et auquel on ne pourrait ôter un seul mot sans lui faire perdre cette précieuse unicité de signification.

C’est bien. Cependant, dites-moi, s’il vous plaît, quelle phrase complète pourrait-on tirer, par ex., de la proposition :


est équivalent à  ?


le groupe de mots :


est équivalent à ?

Mais non ; car, si on veut l’éviter, il faut le remplacer différemment selon l’interprétation des lettres et  ; par ex., si et sont des « rectangles », par


a la même aire que ;


s’ils sont des « prismes », par


a le même volume que ;


s’ils sont des « locutions », par


a la même signification que ;


et d’une autre manière encore s’ils sont des « fractions ».

Ainsi, dans les deux premiers cas le groupe de mots


est équivalent à


appartiendrait à la Géométrie, dans le troisième à la Logique et dans le dernier à l’Arithmétique ; nous ne pouvons donc pas même l’appeler une phrase, au sens que nous avons essayé de préciser tout à l’heure.


7. Je ne crois pas nécessaire d’insister sur ces difficultés, pour vous convaincre que le projet de composer nos deux fameux vocabulaires n’est pas si aisé à exécuter que d’abord on aurait pu le croire.

Au contraire, il est parmi les plus ardus, exigeant une connaissance, scientifique aussi bien que littéraire, profonde et bien assurée, de la signification de chaque mot : signification qui à l’examen attentif d’un esprit exercé se révèle, pour la plupart des mots, si variable qu’il devient très difficile de la saisir et de la fixer, chaque fois, avec une précision irréprochable.

Et une difficulté encore plus grande nous est présentée par l’analyse des mots qui expriment les concepts fondamentaux moyennant lesquels une certaine branche du savoir se sépare du grand tronc des connaissances communes ; car, peu à peu, le langage ordinaire absorbe et défigure la partie élémentaire des terminologies spéciales.

Or, celui — qui aura persévéré en cette diligente analyse du langage ordinaire jusqu’à l’accomplir, au moins par rapport à une science déterminée, et voudra en faire recueillir les fruits par ceux qui n’ont ni le temps ni la patience de parcourir, pas à pas, un chemin si pénible — reconnaîtra que ce même langage qu’il vient d’analyser est incapable d’exprimer avec précision les résultats de ses subtiles recherches.

  1. C’est le titre d’un Cours de sept conférences que je viens de faire sous les auspices de l’Université de Genève. Mes nombreux auditeurs l’ont suivi avec un intérêt qui a dépassé mes prévisions les plus optimistes et plusieurs d’entre eux m’ont aimablement demandé de le publier.

    Il était conforme à mon but de vulgarisateur de leur donner satisfaction, mais certainement je ne l’aurais pas encore fait si la Revue de Métaphysique et de Morale ne me faisait l’honneur de me publier, malgré la longueur du texte et les difficultés typographiques.

    J’exprime donc ma plus vive reconnaissance à mes auditeurs de Genève, à la direction de cette Revue et à l’éditeur M. Gauthier-Villars qui a bien voulu se charger de la diffusion de mon ouvrage.

    L’Avant-propos a été ma leçon d’ouverture, l’Idéographie logique m’a pris deux leçons et la Logique déductive les deux suivantes. J’ai consacré les deux dernières leçons de mon Cours à un essai de Méthodologie pure et appliquée (aux principes de l’Arithmétique), que maintenant je laisse de côté, parce que, avant de le publier, je me propose de le développer davantage.

    Lorsqu’il ne s’agit pas de fixer une date, il me parait inutile de citer mes publications, dont j’ai emprunté plusieurs matériaux épars, en les coordonnant et en les complétant ; je préfère réserver mes citations pour les autres auteurs.

    xxxxxxxxGênes (Institut technique), mai 1912.(A. P.)

  2. Bien que le mot « point » soit aussi employé à la place de « pas » ou de « nullement », et par suite au sens logique.