La Logeuse, suivi de deux histoires (2e édition)
Traduction par J.-W. Bienstock.
F. Rieder et Cie (p. 75-104).

– Qu’y a-t-il ? Qu’as-tu ? demandait Ordynov tout à fait éveillé et la tenant encore fortement serrée dans ses bras brûlants. Qu’as-tu, Catherine ? Qu’as-tu, mon amour ?

Elle sanglotait doucement, les yeux baissés, et cachait son visage en feu sur la poitrine du jeune homme. Elle resta ainsi longtemps, sans pouvoir parler, tremblant toute comme si elle avait peur.

– Je ne sais pas… Je ne sais pas, prononça-t-elle enfin, d’une voix presque imperceptible. Elle suffoquait et à peine pouvait articuler ses paroles. Je ne me rappelle pas comment je suis venue ici, chez toi. Elle se serra encore plus fortement contre lui et, comme mue par un sentiment irrésistible, elle lui baisa les épaules, les bras, la poitrine, et enfin, dans un mouvement de désespoir, cacha son visage dans ses mains et baissa la tête sur ses genoux.

Quand Ordynov, angoissé, parvint à la faire se relever et l’eût fait asseoir près de lui, son visage brûlait de honte, ses yeux imploraient le pardon, et le sourire qui paraissait sur ses lèvres faiblement s’efforçait de vaincre la force irrésistible de la nouvelle impression. Elle paraissait de nouveau effrayée de quelque chose : méfiante elle le repoussait de la main, le regardait à peine et, la tête baissée, dans un chuchotement craintif, elle répondait à ses questions par mots entrecoupés.

– Tu as eu peut-être dans ton sommeil quelque cauchemar ? demanda Ordynov, ou quelque vision terrible, dis ? Il t’a peut-être effrayée ?… Il délire, il n’a pas sa raison… Peut-être a-t-il prononcé des choses que tu ne devais pas entendre ?… A-t-il dit quelque chose ? Oui ?

– Non, je n’ai pas dormi, répondit Catherine domptant avec effort son émotion. Le sommeil ne venait pas. Lui s’est tu tout le temps… Il ne m’a appelée qu’une seule fois. Je me suis approchée de lui, je l’ai appelé, lui ai parlé ; il ne m’entendait pas. Il est très mal. Que Dieu lui vienne en aide ! Alors l’angoisse m’a saisie au cœur, une angoisse épouvantable. J’ai prié tout le temps, prié sans cesse et voilà, ça m’a prise…

– Assez, Catherine, assez, ma vie, assez… C’est hier que tu as eu peur…

– Non, je n’ai pas eu peur hier.

– Est-ce que cela arrive parfois ?

– Oui, cela arrive.

Elle tremblait toute et, de nouveau effrayée, se serrait contre lui comme un enfant.

– Vois-tu, dit-elle, retenant ses sanglots, ce n’est pas sans raison que je suis venue chez toi. Ce n’est pas sans raison qu’il m’était pénible de rester seule, répéta-t-elle en lui serrant la main avec reconnaissance. Assez, assez versé de larmes sur le malheur d’autrui ! Garde-les pour le jour pénible où tu seras seul à souffrir, où il n’y aura personne avec toi. Écoute… Est-ce que tu as déjà aimé ?

– Non… avant toi, je n’ai pas aimé…

– Avant moi ? Et tu m’appelles ton amour ?

Elle le regarda soudain avec étonnement ; elle voulait dire quelque chose, mais se tut et baissa les yeux. Puis, tout à coup, son visage devint rouge et à travers les larmes encore chaudes, oubliées sur ses cils, ses yeux brillèrent. On voyait qu’une question agitait ses lèvres. Elle le regarda deux fois, d’un air rusé, et ensuite, brusquement, elle baissa de nouveau les yeux.

– Non, je ne puis pas être ton premier amour, dit-elle. Non, non, répéta-t-elle en hochant la tête pensivement, tandis qu’un sourire éclairait de nouveau son visage. Non ! fitelle enfin en éclatant de rire. Ce n’est pas moi qui puis être ton amour…

Alors elle le regarda, mais tant de tristesse se reflétait soudain sur son visage, une angoisse si désespérée se peignait sur tous ses traits, qu’Ordynov fut saisi d’un sentiment de pitié incompréhensible, maladif, de compassion pour un malheur inconnu et, avec une souffrance indicible, il la regarda.

– Écoute ce que je vais te dire, prononça-t-elle d’une voix qui allait au cœur, en serrant dans ses mains les mains d’Ordynov et s’efforçant d’étouffer ses sanglots. Écoute-moi bien ; écoute, ma joie ! Domine ton cœur et cesse de m’aimer comme tu m’aimes maintenant ; ce sera mieux pour toi, et ton cœur deviendra plus léger et plus joyeux et tu te garderas d’une ennemie redoutable et tu acquerras une sœur aimante. Je viendrai chez toi si tu le veux. Je te caresserai et je n’aurai pas honte de demeurer près de toi. Je suis restée avec toi deux jours, quand tu as été gravement malade ! Reconnais en moi ta sœur ! Ce n’est pas en vain que j’ai prié ardemment la Vierge pour toi ! Tu ne trouveras pas une autre sœur pareille. Tu peux parcourir tout l’univers, tu ne trouveras pas un autre amour pareil, si ton cœur demande l’amour. Je t’aimerai de tout mon cœur, comme maintenant, et je t’aimerai parce que ton âme est pure, claire, transparente, parce que, quand je t’ai regardé pour la première fois, j’ai reconnu aussitôt que tu es l’hôte de ma demeure, l’hôte désirable, et que ce n’est pas par hasard que tu es venu chez nous. Je t’aime parce que, pendant que tu regardes, tes yeux aiment et parlent de ton cœur. Et quand ils parlent, alors je sais tout de suite ce que tu penses. C’est pourquoi je veux donner ma vie pour ton amour, ma liberté. Il me serait doux d’être l’esclave de celui que mon cœur a trouvé… Ma vie n’est pas à moi, elle appartient à un autre, et ma liberté est entravée ! Mais accepte une sœur, sois mon frère, prends-moi dans ton cœur, quand de nouveau l’angoisse tombera sur moi ; fais toi-même que je n’aie pas honte de venir chez toi et de rester assise avec toi une longue nuit. M’as-tu entendue ? M’as-tu ouvert ton cœur ? Ta raison a-t-elle compris ce que je t’ai dit ?…

Elle voulait dire encore autre chose ; elle le regarda, posa sa main sur son épaule, et enfin, épuisée, se laissa tomber sur sa poitrine. Sa voix s’arrêta dans des sanglots passionnés ; sa poitrine se soulevait fortement, et son visage s’empourprait comme l’occident au soleil couchant.

– Ma vie… murmura Ordynov qui sentait ses yeux se voiler, tandis que sa respiration s’ arrêtait. Ma joie… dit-il, ne sachant plus quels mots il prononçait, ne les comprenant pas, et tremblant de la crainte de détruire d’un souffle tout ce qui lui arrivait et qu’il prenait plutôt pour une vision que pour la réalité, tellement tout était obscurci devant lui. Je ne sais pas… je ne te comprends pas… je ne me rappelle pas ce que tu viens de dire, ma raison s’obscurcit, mon cœur souffre… ma reine…

L’émotion étouffa sa voix. Elle se serrait de plus en plus fortement contre lui. Il se leva. Il n’y pouvait plus tenir ; brisé, étourdi par l’émotion, il tomba à genoux. Des sanglots enfin s’échappèrent de sa poitrine, et sa voix, qui venait droit du cœur, vibrait comme une corde dans toute l’amplitude de l’enthousiasme et d’un bonheur inconnu.

– Qui es-tu ? Qui es-tu, ma chérie ? D’où viens-tu, ma colombe ? prononça-t-il, en s’efforçant d’étouffer ses sanglots. De quel ciel es-tu descendue ? C’est comme un rêve qui m’enveloppe. Je ne puis croire à ta réalité… Ne me fais pas de reproches… Laisse-moi parler, laisse-moi te dire tout, tout ! Depuis longtemps je voulais parler… Qui es-tu, qui es-tu, ma joie ? Comment as-tu trouvé mon cœur ? Dis-moi, y a-t-il longtemps que tu es ma sœur ? Raconte-moi tout de toi. Où étais-tu jusqu’à ce jour ? Dis-moi comment s’appelait l’endroit où tu as vécu. Qu’as-tu aimé là-bas ? De quoi étais-tu heureuse, et qu’est-ce qui te rendait triste ? L’air était-il chaud, là-bas ? Le ciel était-il pur ?… Quels êtres t’étaient chers ? Qui t’a aimée avant moi ? À qui, là-bas, s’est adressée ton âme pour la première fois ? Avais-tu ta mère ? Était-ce elle qui te caressait quand tu étais enfant ? Ou, comme moi, es-tu restée seule dans la vie ? Dis-moi, étais-tu toujours ainsi ? À quoi rêvais-tu ? À quoi pensais-tu ? Lesquels de tes rêves se sont réalisés et quels furent les autres ? Dis-moi tout… Pour qui ton cœur de vierge a-t-il battu pour la première fois et à qui l’as-tu donné ? Dis-moi ce qu’il me faut donner en échange de ton cœur ? Parle, ma chérie, ma lumière, ma sœur ! Dis-moi comment je puis mériter ton amour ?

Sa voix s’arrêta de nouveau. Il baissa la tête, mais quand il leva les yeux, l’horreur le glaça ; ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

Catherine était assise, pâle comme une morte.

Immobile, elle regardait l’espace ; ses lèvres étaient bleuâtres, comme celles d’un cadavre, et ses yeux étaient pleins d’une souffrance muette, terrible. Lentement elle se leva, fit quelques pas, un sanglot aigu jaillit de sa poitrine et elle tomba devant l’icône… Des paroles brèves, incohérentes, s’échappaient de ses lèvres. Elle perdit connaissance. Ordynov, tout bouleversé, la souleva et la déposa sur le lit. Il restait debout devant elle, ne se rappelant rien. Une minute après, elle ouvrit les yeux, s’assit sur le lit, regarda autour d’elle, et saisit la main d’Ordynov. Elle l’attirait vers soi, murmurait quelque chose entre ses lèvres pâles, mais la voix lui manquait. Enfin, ses larmes jaillirent, abondantes, brûlant la main glacée d’Ordynov.

– Que c’est pénible, pénible ! Ma dernière heure vient, prononça-t-elle enfin dans une angoisse d’épouvante.

Elle voulait dire encore autre chose mais sa langue ne lui obéissait pas ; elle ne pouvait proférer une seule parole. Désespérée, elle regardait Ordynov qui ne la comprenait pas. Il se pencha vers elle, plus près, écoutant… Enfin il lui entendit prononcer nettement ces mots :

– Je suis envoûtée… on m’a envoûtée… On m’a perdue…

Ordynov leva la tête et, avec étonnement, la regarda. Une pensée affreuse traversa son esprit. Catherine vit son visage contracté.

– Oui, on m’a envoûtée, continua-t-elle… Un méchant homme m’a envoûtée, lui. C’est lui mon assassin… Je lui ai vendu mon âme… Pourquoi, pourquoi as-tu parlé de ma mère ? Pourquoi as-tu voulu me tourmenter ? Que Dieu te juge !

Un moment après, elle pleurait doucement. Le cœur d’Ordynov battait et souffrait d’une angoisse mortelle.

– Il dit, chuchota-t-elle d’une voix contenue, mystérieuse, que quand il mourra il viendra chercher mon âme… Je suis à lui. J’ai vendu mon âme… Il m’a tourmentée… Il a lu dans les livres… Tiens, regarde, regarde son livre ! Le voici ! Il dit que j’ai commis un péché mortel… Regarde, regarde…

Elle lui montrait un livre. Ordynov n’avait pas remarqué comment il se trouvait là. Machinalement il le prit. C’était un livre, écrit comme les anciens livres des vieux croyants qu’il avait eu l’occasion de voir auparavant. Mais maintenant il ne pouvait regarder, toute son attention concentrée sur autre chose. Le livre tomba de ses mains. Il enlaça doucement Catherine en essayant de la ramener à la raison.

– Assez, assez… On t’a fait peur. Je suis avec toi… Aie confiance en moi, ma chérie, mon amour, ma lumière…

– Tu ne sais rien, rien, dit-elle, en serrant fortement ses mains. Je suis toujours ainsi… J’ai peur de tout… Cesse, cesse, ne me tourmente plus, autrement j’irai chez lui… commença-t-elle un instant après, toute haletante. Souvent il me fait peur avec ses paroles… Parfois il prend un livre, le plus grand, et me fait la lecture… Il lit toujours des choses si sévères, si terribles ! Je ne sais ce qu’il lit, je ne comprends pas tous les mots, mais la peur me saisit et quand j’écoute sa voix, c’est comme si ce n’était pas lui qui lisait, mais quelqu’un de méchant qu’on ne peut adoucir. Alors mon cœur devient triste, triste… il brûle… C’est effrayant !…

– Ne va pas chez lui ! Pourquoi vas-tu chez lui ? dit Ordynov comprenant à peine ses paroles.

– Pourquoi suis-je venue chez toi ? Demande-le, je ne le sais moi-même… Et lui me dit tout le temps : « Prie Dieu, prie ! » Parfois je me lève dans la nuit sombre et je prie longtemps, des heures entières. Souvent j’ai sommeil, mais la peur me tient éveillée, et il me paraît alors que l’orage se prépare autour de moi, que ça me portera malheur, que les méchants me déchireront, me tueront, que les saints n’entendront pas mes prières et qu’ils ne me sauveront pas de la douleur effroyable… Toute l’âme se déchire comme si le corps entier voulait se fondre en larmes… Je commence à prier de nouveau et je prie jusqu’au moment où la Sainte Vierge de l’icône me regarde avec plus de tendresse. Alors je me lève et je me couche comme une morte. Parfois je m’endors sur le sol, à genoux devant l’icône. Mais il arrive aussi qu’il s’éveille, m’appelle, commence à me caresser, me consoler, et alors je me sens si bien, tout devient léger et n’importe quel malheur peut arriver ; avec lui je n’ai plus peur. Il a du pouvoir ! Sa parole est grande !

– Mais quel malheur t’est-il arrivé ? Ordynov se tordait les mains de désespoir.

Catherine devint terriblement pâle. Elle le regarda comme un condamné à mort qui n’espère plus sa grâce.

– À moi ? Je suis une fille maudite… ma mère m’a maudite… J’ai fait mourir ma propre mère !

Ordynov l’enlaça sans mot dire.

Elle se serrait contre lui. Il sentait qu’un frisson parcourait tout le corps de la jeune femme, et il lui semblait que son âme se séparait de son corps.

– Je l’ai enterrée, dit-elle dans le trouble de ses souvenirs et la vision de son passé… Depuis longtemps je voulais parler… Il me le défendait avec des prières, des reproches, des menaces… Parfois lui-même ravive mon angoisse, comme le ferait mon mortel ennemi… Et maintenant toutes ces idées me viennent en tête, la nuit… Écoute, écoute… C’ était il y a longtemps, très longtemps, je ne me rappelle plus quand, mais cela me semble être d’hier… C’est comme un rêve d’hier qui m’aurait rongé le cœur toute la nuit. L’angoisse double la longueur du temps… Assieds-toi ici, près de moi, je te raconterai toute ma douleur. Que je sois maudite, qu’importe ! Je te livre toute ma vie…

Ordynov voulut l’en empêcher, mais elle joignit les mains en le priant en grâce de l’écouter. Puis de nouveau, avec un trouble grandissant, elle se mit à parler. Son récit était haché. Dans ses paroles grondait l’orage de son âme. Mais Ordynov comprenait tout parce que sa vie était devenue la sienne, ainsi que sa douleur, et parce que son ennemi se dressait déjà devant lui, grandissait à ses yeux à chacune de ses paroles et, comme avec une force inépuisable, oppressait son cœur et riait de sa colère. Son sang troublé affluait à son cœur et obscurcissait ses pensées. Le vieillard méchant de son rêve (Ordynov le croyait) était en réalité devant lui.

« C’était par une nuit comme celle-ci », commença Catherine, « seulement plus orageuse. Le vent soufflait dans la forêt comme je ne l’avais jamais encore entendu souffler… Ou peut-être est-ce parce que, de cette nuit-là, date ma perte !… Sous ma fenêtre, un chêne fut brisé… Un mendiant, un vieillard tout blanc qui vint chez nous, nous assura qu’il avait vu ce chêne, quand il était encore enfant, et qu’il était alors aussi grand qu’au moment où le vent l’abattit…

» Cette même nuit – je me rappelle tout comme si c’était maintenant – les bateaux de mon père furent détruits par la tempête, et mon père, bien que malade, se rendit aussitôt au bord du fleuve, dès que les pêcheurs accoururent le prévenir, chez nous, à l’usine. Moi et ma mère nous restâmes seules. Je somnolais. J’étais triste et pleurais amèrement… Je savais pourquoi… Ma mère venait d’être malade, elle était pâle, et me répétait à chaque instant de lui préparer son linceul. Tout à coup, on frappa à la porte cochère. Je bondis. Mon sang afflua à mon cœur. Ma mère poussa un cri… Je ne la regardai pas… J’avais peur… Je pris la lanterne et allai moi-même ouvrir la porte… C’était lui !… J’eus peur. J’avais toujours peur quand il venait chez nous. C’était ainsi dès mon bas âge, d’aussi loin que je me souvienne… À cette époque il n’avait pas encore de cheveux blancs ; sa barbe était noire comme du goudron ; ses yeux brillaient comme des charbons, et, pas une seule fois, il ne m’avait regardée avec tendresse… Il me demanda si ma mère était à la maison. J’ai refermé la porte et lui ai répondu que mon père n’était pas à la maison. « Je le sais », me dit-il, et, tout à coup, il m’a regardée de telle façon… C’était la première fois qu’il me regardait ainsi. Je m’en suis allée ; il restait immobile. « Pourquoi ne vient-il pas ? » me disais-je… Nous entrâmes dans la chambre. « Pourquoi m’as-tu répondu que ton père n’était pas là quand je t’ai demandé si ta mère y était ? » questionna-t-il. Je me tus…

» Ma mère était effrayée. Elle se jeta vers lui… Il la regardait à peine. Je voyais tout. Il était tout mouillé, tremblant ; la tempête l’avait poursuivi pendant vingt verstes… D’où venait-il ? Ma mère ni moi ne le savions jamais. Nous ne l’avions pas vu depuis déjà neuf semaines… Il ôta son bonnet et se débarrassa de ses moufles… Il ne priait pas les icônes, ne saluait pas les maîtres du logis… Il s’assit près du feu… »

Catherine passa la main sur son visage comme si quelque chose l’étouffait. Mais, une minute après, elle releva la tête et continua :

« Il se mit à parler à ma mère, en tatare. Ma mère savait cette langue ; moi je ne comprenais pas un mot. Parfois, quand il venait, on me renvoyait… Maintenant, ma mère n’osait pas dire un mot à son propre enfant… Le diable achète mon âme et moi, contente, je regarde ma mère. Je vois qu’on me regarde, qu’on parle de moi… Ma mère se mit à pleurer… Il saisit son couteau. Plusieurs fois déjà, il lui était arrivé devant moi de saisir un couteau quand il parlait à ma mère. Je me levai et me cramponnai à sa ceinture… Je voulais lui arracher son couteau. Lui grince des dents, crie et veut me repousser… Il me donne un coup dans la poitrine, mais ne me fait pas reculer. Je pensais que j’allais mourir sur place… Mes yeux se voilèrent. Je tombai sur le sol sans pousser un cri… et je regardai tant qu’il me resta la possibilité de voir… Il ôta sa ceinture, releva la manche du bras qui m’avait frappée, prit son couteau et me le donna : « Coupe-le, fais ce que tu veux, puisque je t’ai offensée, et moi, le fier, je me prosternerai devant toi. » Je remis le couteau dans sa gaine… J’étouffais… Je ne le regardais même pas. Je me rappelle que j’ai souri sans desserrer les lèvres et que j’ai regardé sévèrement les yeux tristes de ma mère… Ma mère était assise, pâle comme une morte… »

Ordynov écoutait attentivement ce récit embrouillé. Peu à peu le trouble de Catherine se dissipait. Son débit devenait plus calme ; les souvenirs entraînaient la pauvre créature et dispersaient son angoisse sur l’immensité du passé.

« Il mit son bonnet et sortit sans saluer. Je pris de nouveau la lanterne pour l’accompagner à la place de ma mère qui, quoique malade, voulait le reconduire. Nous arrivâmes à la porte cochère. Je me taisais. Il ouvrit la porte et chassa les chiens. Je le regardai. Il ôta son bonnet et s’inclina profondément devant moi. Je le vois ensuite qui met la main dans son gousset et en tire un petit écrin recouvert de velours rouge, qu’il ouvre. Je regarde. Ce sont de grosses perles. Il me les offre : « J’ai une belle non loin d’ici », me dit-il, « c’est pour elle que je les apportais, mais ce n’est pas à elle que je les remets. Prends, ma jolie, orne ta beauté, écrase-les sous tes pieds, si tu le veux, mais prends-les. » Je les pris mais ne les écrasai pas. C’eût été trop d’honneur… Je les pris comme un serpent, sans dire pourquoi je les prenais. Je retournai dans la chambre et les mis sur la table, devant ma mère.

» Ma mère resta un moment sans mot dire, toute pâle, comme si elle avait peur de me parler, puis : « Qu’est-ce que c’est, ma petite Catherine ? » Et moi je répondis : « C’est pour toi que ce marchand les a apportées… Moi j’ignore… » Je la regardai. Elle fondit en larmes : « Ce n’est pas pour moi, Catherine, ce n’est pas pour moi, méchante fille. Ce n’est pas pour moi. » Je me rappelle avec quelle tristesse elle prononça ces paroles. Comme si son cœur se fendait. Je levai les yeux… Je voulais me jeter à ses pieds. Mais, soudain, le diable me souffla : « Eh bien, si ce n’est pas pour toi, c’est probablement pour mon père. Je les lui donnerai quand il rentrera. Je lui dirai que des marchands sont venus et ont laissé cette marchandise… » Alors ma mère se mit à sangloter : « Je lui dirai moi-même quels marchands sont venus et pour quelle marchandise… Je lui dirai de qui tu es, fille bâtarde !… Désormais tu n’es plus ma fille ! Tu es une vipère. Tu es une fille maudite ! » Je me taisais. Mes yeux étaient sans larmes comme si tout était mort en moi ! J’allai dans ma chambre et, toute la nuit, j’écoutai la tempête et pensai…

» Cinq jours s’écoulèrent. Vers le soir du cinquième jour mon père arriva, les sourcils froncés, l’air courroucé. Mais en route la maladie l’avait brisé. Je regarde : son bras était bandé. Je compris que son ennemi s’était trouvé en travers de sa route. Je savais aussi quel était son ennemi. Je savais tout. Il ne dit pas un mot à ma mère, ne s’informa pas de moi, et convoqua tous les ouvriers. Il donna l’ordre d’arrêter le travail à l’usine, et de garder la maison du mauvais œil. À ce moment mon cœur m’avertit qu’un malheur menaçait notre maison. Nous restions dans l’attente. La nuit passa. Encore une nuit d’orage ; et le trouble envahissait mon âme. J’ouvris ma fenêtre. Mon visage brûlait, mes yeux étaient pleins de larmes, mon cœur était en feu. J’étais tout entière comme un brasier ; j’avais envie de m’en aller loin, au bout du monde, là où naît l’orage. Ma poitrine se gonflait… Tout à coup, très tard, je dormais, ou plutôt j’étais dans une sorte de demi-sommeil, quand j’entendis frapper à ma fenêtre : « Ouvre ! » Je regarde… Un homme est monté jusqu’à ma fenêtre à l’aide d’une corde. Je le reconnus aussitôt. J’ouvris ma fenêtre et le laissai entrer dans ma chambre. C’était lui ! Il n’enleva pas son bonnet. Il s’assit sur un banc, tout essoufflé, pouvant à peine respirer, comme s’il avait été poursuivi. Je me mis dans un coin. Je me sentais pâlir…

» Le père est à la maison ? » « Oui. » « Et la mère ? » « La mère aussi. » « Tais-toi, maintenant. Tu entends ? » « J’entends. » « Quoi ? » « Le vent sous la fenêtre. » « Eh bien, ma belle, veux-tu tuer ton ennemi, appeler ton père et perdre mon âme ? Je me soumets à ta volonté. Voici une corde ; lie-moi si le cœur te dit de venger ton offense. » Je me taisais. « Eh bien quoi ! parle, ma joie. » « Que faut-il ?… » « Il me faut éloigner mon ennemi, dire adieu à mon ancienne bien-aimée et toi, jeune fille, te saluer bien bas… » Je me mis à rire et je ne sais moi-même comment ces paroles impures entrèrent dans mon cœur : « Laisse-moi donc, ma belle, aller en bas et saluer le maître de la maison. » Je tremblais toute, mes dents claquaient, mon cœur était en feu… J’allai lui ouvrir la porte et le laissai pénétrer dans la maison. Seulement sur le seuil, je dis : « Reprends tes perles et ne me donne plus jamais de cadeau. » Et je lui jetai l’écrin… »…

Catherine s’arrêta pour respirer un peu. Tantôt elle frissonnait et devenait pâle, tantôt tout son sang affluait à ses joues. Au moment où elle s’arrêta son visage était en feu, ses yeux brillaient à travers ses larmes, un souffle lourd faisait trembler sa poitrine. Mais, tout à coup, elle redevint pâle et sa voix, toute pénétrée de tristesse, reprit :

« Alors je suis restée seule et c’était comme si la tempête grondait autour de moi… Soudain, j’entendis des cris… Les ouvriers de l’usine galopaient dans la cour… On criait : « L’usine brûle ! » Je me cachai dans un coin. Tous s’enfuyaient de la maison… Je restais seule avec ma mère. Je savais que la vie l’abandonnait : depuis trois jours elle était sur son lit de mort. Je le savais, fille maudite ! Tout à coup, dans ma chambre éclata un cri faible, comme celui d’un enfant qui a peur dans la nuit. Ensuite tout devint calme. Je soufflai la chandelle. J’étais glacée. Je cachai mon visage dans mes mains. J’avais peur de regarder. Soudain, j’entends un cri près de moi. Des gens accouraient de l’usine. Je me penchai à la fenêtre. Je vis mon père mort qu’on rapportait et j’entendis les gens dire entre eux : « Il est tombé de l’escalier dans la chaudière bouillante. C’est comme si le diable l’y avait poussé ! » Je me suis serrée contre le lit. J’attendais, qui, quoi, je ne sais. Je me souviens que, tout à coup, ma tête devint lourde ; la fumée me piquait les yeux et j’étais heureuse que ma perte fût proche. Soudain, je me sentis soulevée par les épaules… Je regarde autant que je puis… Lui ! Tout brûlé. Son habit est chaud et sent la fumée. « Je suis venu te chercher, ma belle. J’ai perdu mon âme pour toi ! J’aurai beau prier, je ne me ferai jamais pardonner cette nuit maudite, à moins que nous ne priions ensemble ! » Et il a ri, le maudit ! « Montre-moi par où passer pour que les gens ne me voient pas », me dit-il. Je le pris par la main et le conduisis. Nous traversâmes le corridor. J’avais les clefs ; j’ouvris la porte de la réserve et lui indiquai la fenêtre. Cette fenêtre donnait sur le jardin. Il me prit dans ses bras puissants et sauta avec moi par la fenêtre… Nous nous mîmes à courir. Nous courûmes longtemps. Nous apercevions une forêt épaisse et sombre… Il tendit l’oreille : « On nous poursuit, Catherine, on nous poursuit ! On nous poursuit, ma belle, mais ce n’est pas le moment de se rendre ! Embrasse-moi pour l’amour et le bonheur éternels ! » « Pourquoi tes mains ont-elles du sang ? » « Du sang, ma chérie ? Mais c’est parce que j’ai tué vos chiens qui aboyaient. Partons ! » De nouveau nous nous mîmes à courir. Tout d’un coup, nous voyons dans le chemin le cheval de mon père. Il avait arraché son licol et s’était enfui de l’écurie, pour se sauver des flammes. « Monte avec moi, Catherine, Dieu nous a envoyé du secours ! » Je me taisais. « Est-ce que tu ne veux pas ? Je ne suis ni un païen, ni un diable, je ferai le signe de la croix, si tu veux. » Il se signa. Je m’assis sur le cheval et, me serrant contre lui, je m’oubliai sur sa poitrine, comme dans un rêve… Quand je revins à moi, nous étions près d’un fleuve, large, large… Il me descendit de cheval, descendit lui-même et alla vers les roseaux. Il avait caché là son bateau. « Adieu donc, mon brave cheval, va chercher un nouveau maître ; les anciens t’ont quitté ! » Je me jetai sur le cheval de mon père et l’embrassai tendrement. Ensuite nous sommes montés dans le bateau. Il prit les rames et bientôt nous perdîmes de vue la rive. Quand nous fûmes ainsi éloignés, il abandonna les rames et regarda tout autour.

» Bonjour », dit-il, « ma mère, rivière nourrice du monde, et ma nourrice ! Dis-moi, as-tu gardé mon bien en mon absence ? Est-ce que mes marchandises sont intactes ? » Je me taisais et baissais les yeux. Mon visage était rouge de honte. « Prends tout, si tu veux, mais fais-moi la promesse de garder et chérir ma perle inestimable… Eh bien, dis au moins un mot, ma belle ! Éclaire ton visage d’un sourire ! Comme le soleil, chasse la nuit sombre… » Il parle et sourit. Je voulais dire un mot… J’avais peur. Je me tus. « Eh bien, soit ! », répondit-il à ma timide pensée. « On ne peut rien obtenir par la force. Que Dieu te garde, ma colombe. Je vois que ta haine pour moi est la plus forte… » Je l’écoutais. La colère me saisit et je lui dis : « Oui, je te hais, parce que tu m’as souillée pendant cette nuit sombre et que tu te moques encore de mon cœur de jeune fille… » Je dis et ne pus retenir mes larmes. Je pleurai. Il se tut, mais me regarda de telle façon que je tremblai comme une feuille. « Écoute, ma belle », me dit-il, et ses yeux brillaient merveilleusement ; « ce n’est pas une parole vaine que je te dirai ; c’est une grande parole que je te donne. Tant que tu me donneras le bonheur je serai le maître, mais si, à un moment, tu ne m’aimes plus, inutile de parler, fais seulement un signe du sourcil, regarde-moi de ton œil noir, et je te rendrai ton amour avec la liberté. Sache seulement, ma fière beauté, que ce sera la fin de mes jours ! » Et toute ma chair sourit à ces paroles… »

Ici l’émotion interrompit le récit de Catherine. Elle respira et voulait continuer quand, soudain, son regard brillant rencontra le regard enflammé d’Ordynov fixé sur elle. Elle tressaillit, voulut dire quelque chose, mais le sang lui monta au visage. Elle cacha son visage dans ses mains et l’enfouit dans les oreillers. Ordynov était troublé au plus profond de lui-même. Une émotion pénible, indéfinissable, intolérable, parcourait toutes ses fibres, comme un poison, et grandissait à chaque mot du récit de Catherine. Un désir sans espoir, une passion avide et douloureuse possédaient ses pensées, troublaient ses sentiments, et, en même temps, une tristesse profonde, infinie, oppressait de plus en plus son cœur. Par moments il voulait crier à Catherine de se taire, il voulait se jeter à ses pieds et la supplier avec des larmes de lui rendre ses anciennes souffrances, son sentiment pur d’auparavant. Il avait pitié de ses larmes séchées depuis longtemps. Son cœur souffrait. Il n’avait pas compris tout ce qu’avait dit Catherine, et son amour avait peur du sentiment qui troublait la pauvre femme. Il maudissait à ce moment sa passion. Elle l’étouffait et il sentait comme du plomb fondu couler dans ses veines au lieu de sang.

– Ah ! mon malheur n’est pas en ce que je viens de te raconter, reprit tout à coup Catherine, en relevant la tête. Ce n’est pas en cela qu’est ma souffrance, mon tourment ! Que m’importe que ma mère m’ait maudite à sa dernière heure ! Je ne regrette pas ma vie dorée d’autrefois. Qu’est-ce que cela me fait de m’être vendue à l’impur et de porter, pour un moment de bonheur, le péché éternel ! Ce n’est pas en cela qu’est mon malheur, qu’est ma souffrance !… Non, ce qui m’est pénible, ce qui me déchire le cœur, c’est d’être son esclave souillée, c’est que ma honte me soit chère, c’est que mon cœur ait du plaisir à se rappeler sa douleur comme si c’était de la joie et du bonheur. Voici où est mon malheur : de ne pas ressentir de colère pour l’offense qui m’a été faite !…

Un souffle chaud, haletant, brûlait ses lèvres. Sa poitrine s’abaissait et se soulevait profondément et ses yeux brillaient d’une indignation insensée… Mais, à ce moment, tant de charme était répandu sur son visage, chaque trait était empreint d’une telle beauté, que les sombres pensées d’Ordynov s’évanouirent comme par enchantement. Son cœur aspirait à se serrer contre son cœur, à s’oublier avec elle dans une étreinte folle et passionnée et même à mourir ensemble. Catherine rencontra le regard troublé d’Ordynov et lui sourit d’une telle façon qu’un double courant de feu brûla son cœur. À peine s’il s’en rendait compte lui-même.

– Aie pitié de moi ! Épargne-moi ! lui chuchota-t-il, en retenant sa voix tremblante.

Elle se pencha vers lui, un bras appuyé sur son épaule et le regarda de si près dans les yeux que leurs souffles se confondaient.

– Tu m’as perdu ! Je ne connais pas ta douleur, mais mon âme s’est troublée… Qu’est-ce que cela me fait si ton cœur pleure ! Dis-moi ce que tu désires et je le ferai. Viens avec moi. Allons, ne me tue pas… Ne me fais pas mourir !…

Catherine le regardait immobile, les larmes séchées sur ses joues brûlantes. Elle voulait l’interrompre, le prendre par la main, dire quelque chose, et ne trouvait pas les mots.

Un sourire étrange parut lentement sur ses lèvres et un rire perça à travers ce sourire.

– Je ne t’ai pas tout raconté, continua-t-elle enfin. Je te raconterai encore… Seulement m’écouteras-tu ? Écoute ta sœur… Je voudrais te raconter comment j’ai vécu un an avec lui… non, je ne le ferai pas… « Une année s’écoula… Il partit avec ses compagnons sur le fleuve. Moi je restai chez sa mère, à attendre. Je l’attends un mois, un autre… Un jour, je rencontre un jeune marchand. Je le regarde… et je me rappelle les années passées… « Ma chère amie », dit-il, après deux mots de conversation avec moi, « je suis Alexis, ton fiancé d’autrefois. Nos parents nous avaient fiancés quand nous étions enfants. M’as-tu oublié ? Rappelle-toi… Je suis de votre village !… » « Et que dit-on de moi chez nous ? » « Les gens disent que tu as oublié la pudeur des jeunes filles, que tu t’es liée avec un bandit », me répondit Alexis, en riant. « Et toi, qu’est-ce que tu as pensé de moi ? » « J’avais beaucoup à dire… (son cœur se troublait)… Je voulais dire beaucoup… mais maintenant que je t’ai vue, tu m’as perdu », dit-il. « Achète aussi mon âme, prends-la, piétine mon cœur, raille mon amour, ma belle. Je suis maintenant orphelin ; je suis mon maître et mon âme est à moi. Je ne l’ai vendue à personne… » Je me mis à rire. Il me parla encore plusieurs fois… Il resta tout un mois dans le village… Il avait abandonné son commerce, congédié ses ouvriers, et il restait seul. J’avais pitié de ses larmes d’orphelin… Et voilà qu’une fois, le matin, je lui dis : « Alexis, attends-moi, la nuit venue, près du ponton… Nous irons chez toi. J’en ai assez de cette vie ! » La nuit vint, je préparai mon paquet… Tout d’un coup, je regarde… C’est mon maître qui rentre, tout à fait à l’improviste. « Bonjour ! Allons, il y aura de l’orage, il ne faut pas perdre de temps. » Je le suivis. Nous arrivâmes au bord du fleuve. Nous regardons. Il y a là une barque avec un batelier, on dirait qu’il attend quelqu’un… « Bonjour, Alexis ! Que Dieu te vienne en aide ! Quoi ? tu t’es attardé au port… Tu te hâtes d’aller rejoindre les bateaux… Emmène-nous, moi et ma femme… J’ai laissé ma barque là-bas et ne puis aller à la nage ! » « Assieds-toi », dit Alexis. Et toute mon âme eut mal quand j’entendis sa voix. « Assieds-toi avec ta femme ; le vent est bon pour tous et dans ma demeure il y aura place pour vous. » Nous nous sommes assis. La nuit devenait sombre ; les étoiles se cachaient ; le vent soufflait ; les vagues s’enflaient. Nous nous sommes éloignés à une verste de la rive. Tous trois nous gardions le silence… « Quelle tempête ! dit mon maître. C’ est du malheur cette tempête ! Je n’ai encore jamais vu la pareille sur ce fleuve ! C’est lourd pour notre barque ; elle ne pourra pas nous porter tous les trois ! » « Oui, elle ne pourra pas nous porter tous les trois… » dit Alexis. « C’est donc qu’un de nous est de trop… » Sa voix tremblait comme une corde. « Eh quoi ! Alexis, je t’ai connu tout petit enfant ; j’étais comme un frère avec ton père. Dis-moi, Alexis, est-ce que tu pourrais gagner la rive à la nage, ou périrais-tu ? » « Je n’y arriverai pas… Non, je n’y arriverais pas et périrais dans le fleuve… » « Écoute maintenant, toi, Catherine, ma perle inestimable ! Je me rappelle une nuit pareille, seulement la vague ne montait pas comme maintenant et les étoiles brillaient, la lune éclairait… Je veux te demander si tu ne l’as pas oubliée ?… » « Je m’en souviens », répondis-je. « Alors, si tu ne l’as pas oubliée, tu n’as pas oublié non plus ce qui fut promis… Comment un brave garçon enseigna à sa belle le moyen de reconquérir sa liberté… Hein ? » « Non, je ne l’ai pas oublié », dis-je, ni morte, ni vive. « Tu ne l’as pas oublié ! Alors voilà, maintenant la barque est trop chargée ; pour l’un de nous le moment est venu… Alors parle, ma belle ; parle, ma colombe ; dis ta parole douce… »

» Je ne l’ai pas prononcée », chuchota Catherine en pâlissant… Elle n’acheva point.

– Catherine ! éclata soudain une voix sourde et rauque.

Ordynov tressaillit. Dans la porte se tenait Mourine. Il était à peine vêtu, une couverture de fourrure jetée sur lui, pâle comme un mort. Il les fixait d’un œil presque fou. Catherine de plus en plus pâle le regardait aussi, comme hypnotisée.

– Viens chez moi, Catherine, prononça le vieillard d’une voix à peine perceptible ; et il sortit de la chambre.

Catherine, toujours immobile, regardait dans l’espace comme si le vieillard se trouvait encore devant elle. Mais, tout à coup, le sang empourpra ses joues pâles. Ordynov se rappela leur première rencontre.

– Alors, à demain, mes larmes ! dit-elle presque en souriant. À demain. Rappelle-toi où je me suis arrêtée… : « Choisis un des deux, ma belle… Qui tu aimes et qui tu n’aimes pas. » Tu te rappelleras ?… Tu attendras une nuit ? ajouta-t-elle en posant les mains sur les épaules d’Ordynov et le regardant avec tendresse.

– Catherine, ne va pas chez lui, ne te perds pas… Il est fou ! chuchota Ordynov, qui tremblait pour elle.

– Catherine ! appela la voix derrière la cloison.

– Quoi ? Tu penses qu’il me tuera ? demanda Catherine en riant. Bonne nuit, mon cœur, mon pigeon, mon frère, dit-elle en appuyant sa tête contre sa poitrine, tandis que, tout d’un coup, des larmes coulaient de ses yeux. Ce sont les dernières larmes. Dors donc, mon chéri, tu t’éveilleras demain pour la joie. Elle l’embrassa passionnément.

– Catherine, Catherine, murmura Ordynov en tombant à genoux devant elle et tâchant de la retenir. Catherine !

Elle se retourna, lui fit signe de la tête en souriant et sortit de la chambre.

Ordynov l’entendit entrer chez Mourine. Il retint son souffle et écouta, mais aucun son ne lui parvenait. Le vieux se taisait ou, peut-être, était-il de nouveau sans connaissance…

Ordynov voulait aller près d’elle, mais ses jambes chancelaient… Il se sentit pris de faiblesse et s’assit sur le lit.